
Travailleur chevronné, Anas Yago est une figure bien connue dans le monde agricole à Léo, province de la Sissili. Il a surtout forgé sa réputation dans la production des tubercules et racines, notamment l’igname, le manioc et la Patate douce à chair orange (PDCO) dont il est le pionnier à Léo. Dans cet entretien accordé à Carrefour africain, le 17 octobre 2024, M. Yago explique les raisons de son amour pour la PDCO ainsi que les avantages et les contraintes liés à sa production.
Carrefour africain (C.A.) : Depuis quand avez-vous commencé à produire la Patate douce à chair orange (PDCO) ?
Anas Yago (A.Y.) : Mon entrée dans la production de la PDCO remonte à 2006, grâce à la motivation de feu Salifou Diallo. Il était de passage dans ma ferme à l’occasion de sa tournée pour le suivi de la campagne humide. Il avait remarqué que je produisais beaucoup la patate douce mais il n’y avait pas cette variété qu’est la PDCO. Il m’a demandé si j’en avais besoin et j’ai répondu par l’affirmative. C’est ainsi qu’il a instruit les services techniques de l’agriculture qui m’ont accompagné à Tiébélé, dans la province du Nahouri, pour chercher les boutures de la PDCO. Depuis ce temps, j’ai pris goût à la production de cette variété de patate douce. De nos jours, je ne produis plus une autre variété que la PDCO.
C.A. : Avez-vous bénéficié de formations entrant dans le cadre de cette production ?
A.Y. : Bien sûr. J’en ai beaucoup reçu. En plus, moi-même je me forme au quotidien, puisqu’à force d’exercer l’activité, je découvre des secrets dans la production que je partage d’ailleurs avec d’autres personnes. J’ai eu la chance aussi de participer à des formations qui étaient destinées à des techniciens
pour la production de la PDCO. Au départ, c’est à travers le projet PAPSA (Ndlr, projet d’amélioration de la productivité agricole et de la sécurité alimentaire) que j’ai bénéficié de la première formation, sanctionnée par une attestation.
C.A. : Quelle superficie avez-vous utilisée pour démarrer la production de cette nouvelle variété de patate douce ?
A.Y. : Comme c’était une nouvelle expérience et que la variété était méconnue, il fallait être un peu prudent. J’ai débuté avec un demi-hectare et j’ai partagé presque la moitié de ma production aux visiteurs et à d’autres personnes. C’était une manière pour moi de faire connaitre la PDCO dans notre localité. Et tous ceux qui en ont bénéficié ont apprécié positivement. Ce retour favorable m’a beaucoup réjoui et m’a donné le courage de poursuivre sa production sur de grandes superficies. Pourtant, cela n’a pas été facile au départ. Je suis revenu de Tiébélé avec une grande quantité de boutures de la PDCO que j’ai partagées à plusieurs jardiniers. Ceci, pour ne pas être le seul à en produire. Par cette méthode, c’est pour que la variété ne disparaisse pas au cas où ma production échouait. Malheureusement, beaucoup se sont montré réservés. Ils ont fait la pépinière mais ont refusé de se donner à fond dans la production. D’autres ont carrément rejeté la PDCO sous prétexte qu’elle est exigeante, comparativement à la variété locale. Ils ont raison, mais pour réussir la production de la PDCO, il faut du sacrifice.
C.A. : Cette année, vous êtes à quelle superficie de PDCO ?
A.Y. : Pour cette campagne 2024, j’ai une superficie de deux hectares (ha) de la PDCO avec quatre variétés, à savoir Tiébélé 1, Bagré, Hèèrè et Pourpre. J’ai même déjà commencé la récolte.
C.A. : Quel est le cycle de production de la PDCO ?
A.Y. : La plupart des variétés de la PDCO bouclent leur cycle de production entre 90 et 110 jours. A partir du 90e jour, si la rigueur dans le travail a été appliquée, on peut commencer à récolter. A 110 jours, c’est la maturité totale et on a un taux de teneur en eau équilibré dans
les tubercules.
C.A. : Est-il possible de produire la PDCO en campagne sèche ?
A.Y. : Oui. D’ailleurs la pépinière est produite en saison sèche. Mais pour réussir cette activité en contre-saison, il faut avoir la maitrise de l’eau. Dans ce cas, il n’y aura aucun problème. La patate n’est pas comme l’igname qui est un peu complexe. Avec l’eau, elle s’adapte facilement.
C.A. : Vous êtes un pionnier dans la production de la PDCO à Léo, voire dans la Sissili. Peut-on affirmer que cette culture est rentable ?
A.Y. : La production de la PDCO est plus que rentable. C’est vrai qu’elle demande beaucoup plus de sacrifice que la variété locale mais si on s’y met, on s’en sort. Je dis toujours que derrière le sacrifice se cache un trésor. Pour produire la PDCO, il faut réussir d’abord la pépinière. C’est là que se trouve le gros du travail. Si tu échoues cette étape, tu rates le reste. Dans un hectare, on peut récolter entre dix et quinze tonnes de PDCO. Mais si ça n’a pas bien donné, on peut se retrouver avec huit ou neuf tonnes à l’hectare.
C.A. : Outre la pépinière, y a-t-il d’autres contraintes dans la production de la PDCO ?
A.Y. : Oui. Je suis en train de réfléchir à comment relever ce défi. Il s’agit de la conservation. Nos grands parents avaient leur méthode de conservation des tubercules mais elle est tellement artisanale qu’elle ne peut pas nous satisfaire de nos jours. A leur époque, c’était de petites quantités, juste pour la consommation et la conservation était facile. Mais actuellement, nous tentons d’être des entrepreneurs agricoles avec d’énormes quantités de tubercules entre nos mains.
Si j’ai par exemple une ou deux tonnes de tubercules à conserver pour attendre une période donnée avant d’écouler, je ne peux pas utiliser une technique traditionnelle. Peut-être que la recherche scientifique, l’INERA (Ndlr, institut de l’environnement et de recherches agricoles) ou l’IRSAT (institut de recherche en sciences appliquées et technologies), va trouver un moyen qui puisse permettre de conserver les tubercules, soit dans les buttes jusqu’à une certaine période, soit dans des silos modernes, à l’image de ceux qu’on utilise pour conserver l’oignon ou la pomme de terre.
La consommation de la patate ne devrait pas s’arrêter à un moment donné de l’année mais elle doit être continuelle. C’est un gros manque à gagner qui constitue une difficulté autre que la réussite de la pépinière. Il y en a qui se plaignent aussi que la PDCO est beaucoup attaquée par les rongeurs et d’autres nuisibles. Mais je trouve que c’est normal, car toute spéculation est sujette aux attaques.
C.A. : Quel type d’engrais utilisez-vous pour produire la PDCO ?
A.Y. : Actuellement, nous n’avons pas d’engrais spécifique pour produire la PDCO. Il faut des combinaisons de formules. La fumure organique est surtout recommandée pour produire la pépinière. On peut utiliser aussi l’engrais minéral NPK 15-15 pour réussir sa production de PDCO. Sinon pour l’instant, il n’y a pas d’engrais spécifique destiné aux tubercules et racines dans notre pays. Alors que l’engrais du coton ne peut pas faire l’affaire. Par exemple, on ne peut pas appliquer l’engrais des céréales sur des tubercules et des racines et s’attendre à de bons rendements. Au cas où on arrive aussi à des rendements appréciables, le problème de conservation ou de goût va se poser.
C.A. : Au regard de ses vertus, est-ce que la PDCO est produite de nos jours à grande échelle dans la Sissili ?
A.Y. : Ce n’est pas aussi fameux. La preuve est que sur le marché de Léo par exemple, la PDCO se fait beaucoup rare. Par contre, on voit des tas de la variété locale qui s’étendent à perte de vue. Quand vous trouver la PDCO, c’est en petits tas et parfois elle manque. La plupart du temps, les gens produisent la PDCO pour leur propre consommation, parce qu’ils ont commencé à comprendre ses vertus. Certains producteurs trouvent également que son rendement est faible. D’où leur réticence à l’adopter. Alors que pour moi, cela n’est pas important. Non seulement, c’est un produit de niche mais également, elle n’est pas encore produite à grande échelle. Donc on peut encore se tailler une place dans le marché des tubercules avec la PDCO.
C.A. : Est-ce à dire que la PDCO ne souffre pas de problème d’écoulement ?
A.Y. : La PDCO ne peut jamais connaitre la mévente que subit la variété locale. Sur le marché, si le prix de la patate locale est à 10 000 F CFA le sac de 120 kg, la PDCO est à 20 000 F CFA, c’est-à-dire le double. Le marché surpassé par exemple, le même sac de PDCO se vendait à 30 000 F CFA contre 17 500 F CFA pour la locale et 25 000 F CFA celui passé contre 15 000 F CFA pour la locale.
C’est vrai que les efforts à fournir pour réussir la PDCO sont énormes mais cela n’est pas important. La finalité c’est le marché. Cette nuit, il y a des gens qui vont encore dormir au marché de Léo avec leurs tas de patate à cause de la mévente. Hier 16 octobre, ils y étaient. Ce que ces producteurs veulent, ce n’est plus un marché à bons prix mais juste avoir un preneur. En ce moment, c’est le commerçant qui commande le marché et non le producteur. La patate étant un produit périssable, le producteur ne peut plus la ramener à la maison. Il est obligé de céder quel que soit le prix.
C.A. : Comme la PDCO se comporte bien sur le marché, ne faut-il pas aller vers la vente au kilogramme ?
A.Y. : C’est sur le marché local que nous vendons par tas ou par sac. Sinon dans le temps, j’avais des preneurs qui étaient ailleurs. L’un des clients à qui je faisais confiance, c’est deux ans après que je l’ai vu physiquement. Tout se passait au téléphone entre lui et moi. Et là, je vendais le kilogramme à 350 F CFA, bord-champ. Et pour l’expédition, il y a des frais supplémentaires de 50 F CFA sur le kilo. L’an passé par exemple, j’ai participé au FRSIT (Ndlr, forum national de la recherche scientifique et des innovations technologiques) à Ouagadougou avec la PDCO. Là-bas, le kilo était à 500 F CFA.
C.A. : En dehors du FRSIT, est-ce que vous participez à d’autres foires avec la PDCO ?

A.Y. : D’autres foires en tant que telles en l’honneur de la PDCO,
il n’y en avait pas. C’est l’année dernière qu’on a organisé la toute première édition d’une foire dédiée à la PDCO à Bobo-Dioulasso, dans le mois de novembre. Outre cela,
il y a les journées promotionnelles
des tubercules à Léo, communément appelées fête de l’igname, où on profite présenter la PDCO dans les stands d’exposition pour la faire connaitre aux visiteurs. Mais ces journées ont lieu au moment où je n’ai plus une grande quantité de PDCO. J’en profite pour nouer des contacts avec de potentiels clients.
C.A. : Aujourd’hui, vous avez acquis beaucoup d’expérience dans le domaine. Est-ce que vous êtes parfois sollicité pour dispenser vos connaissances hors de Léo ?
A.Y. : Je ne me fais pas de limites. Je vais partout où je suis sollicité
pour partager mon savoir-faire. J’accompagne les gens dans la fourniture de boutures, le choix et la préparation du site, la mise en terre des boutures, le suivi, etc. Parfois, des gens que j’ai formés m’envoient des images de leurs champs de PDCO et je suis émerveillé. J’ai déjà sillonné des localités comme, Pô, Komsilga, Koubri, Saaba, Saponé, etc. pour encadrer des producteurs de la PDCO.
C.A. : La PDCO est-elle transformée ou bien ce sont seulement les tubercules qui sont vendus à l’état brut ?
A.Y. : A ce niveau, je dirai que c’est déplorable. Je parlais tantôt de la conservation qui est un casse-tête. La transformation est une autre forme de conservation. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Le problème est général. Le volet transformation de nos produits d’une manière générale au Burkina Faso a des insuffisances. Surtout au niveau de la transformation primaire. Si nous passons notre temps à produire et à consommer de façon brute, sans songer à la valeur ajoutée, nous n’allons pas nous en sortir. Je ne sais pas pourquoi les autres pays arrivent à faire la transformation primaire et pas nous.
C.A. : En tant que spécialiste dans la production de la PDCO, quels conseils pouvez-vous donner à quelqu’un qui veut se lancer dans cette activité ?
A.Y. : Dans un premier temps, je dirai que tous ceux qui choisissent de produire la PDCO ont fait un bon choix. En ce sens que c’est l’une des filières qui a beaucoup de potentialités et le terrain est toujours vierge. C’est également un produit qui donne satisfaction à tous les niveaux. Outre son aspect économique, la PDCO est considérée comme un complément alimentaire pour les enfants malnutris et les personnes âgées. Avec la PDCO, le risque de mévente n’est pas élevé, comparativement à la variété locale. Celui qui veut se lancer dans cette activité est la bienvenue et je suis disposé à offrir mes services à qui le désire.
Interview réalisée par Mady KABRE
dykabre@yahoo.fr
