
La mauvaise gestion des huiles usées de moteurs communément appelées « huile de vidange » peut avoir un impact considérable sur la santé des garagistes qui les manipulent, les riverains de ces garages ainsi que l’environnement. C’est du moins ce qui ressort d’une étude menée par une équipe de chercheurs conduite par Dr Alice Naré, maître de recherche et chef du Département substances naturelles (DSN) de l’Institut de recherche en sciences appliquées et technologies (IRSAT), l’un des quatre instituts du Centre national de la recherche scientifique et technologique (CNRST). Dans les lignes qui suivent, elle plaide pour une saine gestion de ces produits toxiques et appelle les acteurs concernés et les décideurs politiques à plus de responsabilité.
Carrefour africain (C.A) : Vous avez réalisé une étude sur la gestion des huiles de vidange dans la ville de Ouagadougou. Qu’est-ce qui vous a motivé à vous intéresser à ce sujet ?
Alice Naré (A.N) : Nous avons constaté que les huiles de vidange surtout dans les garages motos, se retrouvent dans le sol. On voit très souvent quand on fréquente ces garages auto ou moto, des traces des huiles de vidange. On s’est dit comment ces huiles sont gérées ? Quelles peuvent être leurs impacts sur l’environnement et la santé de ceux qui les manipulent et les riverains ? Parce que les garages sont installés à proximité des habitations. C’est ce qui nous a motivé à mener des recherches sur ce thème pour pouvoir éclairer l’opinion publique sur cette problématique.
C.A : Que vous a révélé cette étude ?
A.N : Il faut dire que nous avons fait des enquêtes au niveau des garages auto et moto. Au cours de ces enquêtes, nous nous sommes intéressés à ceux qui manipulent les huiles de vidange et les précautions qu’ils prennent. Il est ressorti que dans la manipulation, ils ne se protègent pas. Ils le font à mains nues, il n’y a pas d’équipement de protection individuelle. Beaucoup d’entre eux ignorent l’impact de ces huiles sur leur santé. Ce qui fait qu’ils ne prennent pas certaines précautions comme se laver les mains avant de consommer un repas. Quand on leur demande les conséquences de ces huiles sur leur santé et l’environnement, c’est complètement l’inverse de ce qu’on s’attend parce que certains utilisent ces huiles pour réduire la poussière dans leur lieu de travail. Donc, ils n’hésitent pas à les déverser sur le sol. Aussi, on a certains cas où ils stockent ces huiles de vidange pour pouvoir les revendre. Le problème, ce sont parfois les récipients et les conditions de stockage. Vu que nous sommes dans un pays où il fait très chaud, il y a des éléments dans ces huiles de vidange qui, avec l’effet de la forte température, s’évaporent. Quand on les met aussi dans des bidons plastiques qui ne sont pas bien protégés et exposés au soleil, tous ces éléments peuvent s’évaporer et se retrouver dans l’environnement. C’est ce qu’on a remarqué principalement chez tous ceux qui manipulent ces huiles de vidange.
C.A : Qu’est-ce que vous reprochez à ces garagistes dans la gestion de ces huiles de vidange ?
A.N : Il faut dire qu’on a regardé notamment la manipulation ainsi que leurs connaissances sur les impacts potentiels de ces huiles de vidange sur l’environnement et sur leur santé. Quand on ignore que ces huiles peuvent entraîner des problèmes de santé, c’est sûr qu’on ne va pas prendre des précautions. Après avoir regardé tout cela, nous avons quand même des perspectives de recherches. Parce que nous comptons travailler aussi avec des agents de santé pour savoir les risques que ces huiles ont sur ceux qui habitent à proximité des garages auto et motos. Pour ceux qui les manipulent, il s’agit d’aller jusqu’au prélèvement des liquides biologiques comme les urines, le sang pour voir s’il n’y a pas des éléments de ces huiles qui s’y retrouvent. Voilà ce que nous comptons faire dans l’avenir.
C.A : En 2017, la direction générale des douanes a révélé que Ouagadougou produit plus de 5 700 000 litres d’huiles usées par an. N’est-ce pas inquiétant pour la santé de la population et l’environnement ?
A.N : Je pense que ce n’est pas la production qui est inquiétante mais plutôt la gestion. Si ces huiles sont bien gérées, il y aura moins d’impacts sur l’environnement et sur la santé humaine. Parce qu’on ne peut pas s’empêcher d’utiliser ces huiles. Dans notre étude, on s’est intéressée à la gestion. On a découvert qu’il y a des particuliers qui récupèrent ces huiles de vidange et qui les recyclent et très souvent, dans de mauvaises conditions parce qu’ils y ajoutent des produits chimiques pour séparer l’huile de certains éléments, la rendre limpide afin de la revendre. Maintenant, ceux qui achètent cette huile, c’est à quelle fin ? On ne saura le dire parce qu’il y a certains qui la remettent dans un process de combustion mais pour d’autres, on ignore complètement ce qu’ils en font. Il faut être plus regardant sur la gestion pour que ceux qui récupèrent ces huiles pour le recyclage puissent bien le faire afin d’éviter les impacts sur la santé humaine et l’environnement.
C.A : Le PNUE/FAO a énuméré trois types de polluants dangereux contenus dans les huiles usées à savoir les Hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), les métaux lourds et les additifs lubrifiants. Quelles peuvent être les implications de ces produits nocifs sur la santé humaine et l’environnement ?
A.N : C’est une réalité. Les composés que vous avez cités se retrouvent dans les huiles de vidange. Mais il faut noter aussi que cette liste n’est pas exhaustive parce qu’il y a d’autres produits parfois plus dangereux que ces composés qui se retrouvent dans ces huiles de vidange. Par exemple le PolyCholoBiphenyl (PCB) qui est un produit très dangereux s’y retrouve aussi. Parmi les composés nocifs des polluants organiques qui sont très persistants et qui se retrouvent dans les huiles de vidange, il y en a qui sont volatiles, comme les hydrocarbures aromatiques polycyclique et les PCB. Vu les fortes températures dans notre pays, ces produits se volatilisent et se retrouvent dans l’air. Donc personne n’est à l’abri surtout ceux qui les manipulent et ceux qui vivent à proximité de ces garages. Quand on prend par exemple les métaux lourds mais aussi les hydrocarbures et les PCB, ils peuvent être entraînés par les eaux de ruissellement et se retrouver dans les retenues d’eau. Naturellement, tout ce qui y est comme vie aquatique est menacé et ça contamine aussi la chaîne alimentaire parce que si les poissons sont contaminés l’homme qui va en consommer sera aussi contaminé. Il y a également ces eaux qui sont parfois utilisées par la population pour des activités agricoles. Bref, tous ceux qui manipulent ces eaux peuvent être contaminés. Sans oublier que dans certaines localités, la population est obligée de consommer cette eau sans un traitement adéquat. Donc tout cela entraîne des problèmes de santé. Dans la littérature, il est ressorti des problèmes rénaux, des cancers liés à ces produits chimiques surtout les PCB et les hydrocarbures aromatiques polycycliques qui entraînent inévitablement le cancer à long terme.
C.A : Quelles solutions préconisez-vous pour une bonne gestion des huiles usées dans la ville de Ouagadougou ?
A.N : Nous pensons qu’il faut intensifier la sensibilisation à l’endroit de tous ceux qui manipulent ces huiles. Aussi il faut interdire certains types de recyclage. Parce que nous constatons que lors de cette étude, ceux qui font le recyclage le font à ciel ouvert dans des quartiers ou même à proximité des habitations. Je pense qu’il faut interdire cela. Si c’est interdit, cela va amener ceux qui manipulent ces produits à prendre plus de précautions.
C.A : Au regard de l’anarchie qui règne dans ce secteur, pensez-vous que dans la pratique, l’Etat peut interdire l’installation des garages au milieu des habitations ?
A.N : C’est lié aussi au manque d’organisation du secteur. Quand je compare la gestion des garages auto et moto dans certains pays comme le Nigéria, ils ont carrément un village dédié à ce type d’activités qui est un peu éloigné des villes. Quand c’est un lieu aménagé, la gestion et le contrôle deviennent plus faciles. Quand nous parlons aussi d’interdire certaines pratiques, ce n’est pas le fait d’avoir un garage auto ou moto, mais c’est surtout le recyclage. Dans ce domaine, je pense qu’on peut interdire certaines pratiques. Au niveau des garagistes qui manipulent ces huiles usées, c’est la sensibilisation. Si on met l’accent sur les effets nocifs des produits contenus dans ces vidanges de même que les impacts sur leur santé, les garagistes conscients de cela seront plus prudents dans la manipulation. Lors de nos enquêtes, il est ressorti que certains ont des équipements individuels mais ils ne les utilisent pas. Cela veut dire qu’eux-mêmes ne mesurent pas l’impact de ces produits sur leur santé sinon ils allaient se protéger. Avec plus de sensibilisation, le problème peut être minimisé à leur niveau.
C.A : Est-ce que pendant vos enquêtes vous avez pu identifier des individus qui mettent sur le marché des huiles recyclées à des fins de consommation humaine ?La pratique avait été dénoncée, il y a quelques années, dans un quartier périphérique de Ouagadougou où des unités clandestines produisaient et revendaient ces huiles recyclées aux consommateurs.
A.N : Oui, c’est extrêmement dangereux pour la santé. Et ceux qui s’adonnent à ces pratiques savent que c’est interdit. Lors des enquêtes ils ne révèleront jamais qu’ils recyclent ces huiles à des fins alimentaires. Très souvent, ils disent qu’il y a des industries qui viennent acheter ces huiles et cela est aussi réel parce que dans la zone industrielle de Kossodo où nous avons aussi questionné certains industriels, ils prennent ces huiles usées et les remettent dans le système de combustion de certaines machines. Mais ceux qui les utilisent à ces fins alimentaires n’avouent jamais. Il faut des enquêtes plus approfondies avec certaines autorisations pour pouvoir avoir accès à ces informations et peut-être les dénoncer auprès de qui de droit. Il est clairement établi que ces huiles sont à l’origine des cancers, des problèmes de foie, de reins, etc. Elles impactent énormément la santé humaine et l’environnement.
C.A : A votre avis, quelles sont les contraintes liées à la bonne gestion des huiles usées dans la ville de Ouagadougou ?
A.N : Je pense premièrement à la prolifération des garages. A chaque coin de rue, ils y sont installés et la plupart sans aucune autorisation. Parfois, des parcelles à usage d’habitation sont transformées en garage. Ce qui n’est pas normal. Il n’y a pas de contrôle à ce niveau. Si n’importe qui peut s’installer où il veut pour mener cette activité, alors il peut manipuler les huiles de vidange comme il le désire. Deuxièmement, il y a le taux d’alphabétisation. Dans ce domaine, quand on réalise des études, on se rend compte que ceux qui manipulent ces huiles très souvent, ont un niveau d’alphabétisation assez bas. Ce qui fait que quand on leur parle de l’impact de ces huiles sur leur santé, ils ont du mal à croire. Même parfois vous savez que tout produit a toujours une notice qu’on peut lire et savoir quelles sont les précautions à prendre dans sa manipulation. Même ceux qui arrivent à lire négligent les notices. Quand on ne se sent pas inquiété, on peut faire tout ce qu’on veut en la matière. Alors qu’on est en train de mettre en danger la santé de toute la population. Ces contraintes, on peut travailler dessus pour mieux gérer les huiles de vidange. Autre chose comme je le disais au départ, il y a certains pays qui aménagent complètement un grand espace pour les garages. Quand c’est organisé de cette manière, on arrive à mieux contrôler. Je pense que c’était un des projets de l’ancien maire de Ouagadougou (Ndlr : Simon Compaoré) et qui est à encourager. Si on a un grand espace un peu hors de la ville où on installe ces garages, ça permet de gérer beaucoup de choses dont les huiles de vidange et autres polluants. Parce que ces garages ne génèrent pas seulement que les huiles de vidange, il y a les graisses et autres produits dangereux. Ces produits peuvent être bien maîtrisés. Dans certains pays, même l’aménagement du terrain est confié à des spécialistes. Le sol peut être aménagé de telle sorte que même s’il y a des fuites de produits toxiques à un moment donné, que ces produits puissent être retenus dans le sol et ne pas se volatiliser ou se retrouver dans les eaux de surface ou souterraines. En aménageant un tel espace, on pourra maîtriser beaucoup de choses.
C.A : A la lumière de cette étude, quelles sont les pistes qu’il faut dorénavant explorer afin de résoudre une bonne fois pour toute la mauvaise gestion des huiles de vidange dans la ville de Ouagadougou ?
A.N : Ces travaux ont été le début d’une grande étude que nous menons. C’est aussi voir comment on peut maîtriser l’impact de ces huiles de vidange sur l’environnement. Actuellement nous recherchons les matériaux qu’on peut utiliser pour que même quand il y a des fuites au niveau du sol, ces huiles de vidange puissent être maîtrisées. On parle des polluants qui se trouvent dans ces huiles de vidange et il faut reconnaître qu’ils sont très persistants dans l’environnement. Donc, il y a des matériaux locaux que nous étudions notamment les argiles. Il y a aussi différents types d’amendements organiques et de charbon qu’on peut mélanger à l’argile pour aménager le sol de telle sorte que même quand il y a des fuites au niveau du sol, les composants nocifs de ces huiles soient maîtrisés et dégradés sur place. Donc, il y a moins de risques de volatilisation, de ruissellement vers les eaux de surface et de lessivage vers les eaux souterraines. C’est ce que nous réalisons actuellement comme recherche avec quelques partenaires. A l’issue des travaux, on communiquera sur les résultats.
C.A : La suite de cette étude que vous venez d’entamer portera sur quoi précisément ?
A.N : On espère qu’un jour on aura un espace aménagé pour les garages. Si cet espace est délimité, nous pouvons contribuer à son aménagement avec les résultats de nos recherches pour que le sol soit apte à recevoir ces garages. Et aussi, contribuer au choix de ce site. C’est un site qu’il faut bien choisir en fonction du type de sol, de la topographie et du climat. En ce moment même en cas de fuite, les autres compartiments de l’environnement ne seront pas menacés.
C.A : Un appel à l’endroit des populations et des autorités pour une gestion efficiente et efficace des huiles de vidange dans la ville de Ouagadougou
A.N : A l’endroit des utilisateurs, je dirai qu’il faut savoir que ces huiles de vidange sont toxiques. Elles contiennent des produits extrêmement dangereux pour la santé et pour l’environnement. Si on a conscience de cela, on va prendre des précautions. Ceux qui manipulent ces produits doivent utiliser des équipements de protection individuels. A l’endroit des autorités, de veiller à ce que les garages ne se retrouvent pas au milieu des habitations. Parce que c’est un risque pour la santé humaine et l’environnement. Beaucoup de produits s’évaporent et quand il y a volatilité de ces produits, cela veut dire qu’on ne maîtrise leurs destinations et leurs impacts rien. La santé de toute la population est menacée. A travers les eaux de ruissellement, beaucoup de produits peuvent se retrouver dans l’environnement et dans l’eau. Donc, il faut veiller à cela. Il faut également organiser le secteur des garagistes de sorte à empêcher les installations anarchiques et penser à aménager un espace hors de la ville auprofit de ces garagistes de sorte qu’ils puissent exercer leur activité avec des consignes bien claires, assurer la santé de la population et préserver l’environnement.
Interview réalisée par Ouamtinga Michel ILBOUDO
omichel20@gmail.com
