Siphonnage de l’eau sur la plaine de Bagrépôle: les premiers responsables devant un dilemme

Des motopompes sont installées sur chaque cent mètres tout au long du canal.

Sur la plaine aménagée de Bagrépôle, une nouvelle pratique agricole met les premiers responsables dans l’embarras. Depuis ces trois dernières années, des individus ont envahi le canal primaire dans lequel ils siphonnent l’eau à l’aide de motopompes pour s’adonner à la culture maraichère. Installés pour la plupart sur les sites destinés aux agro-investisseurs, leur nombre va crescendo au fil du temps. Parce qu’ils contribuent aux efforts pour l’atteinte de la souveraineté alimentaire, Bagrépôle tente de gérer le phénomène avec tact mais la tâche semble ardue. 

Un vent frais et sec souffle sur la ville de Bagré, dans la province du Boulgou, région du Centre-Est, ce 12 février 2025. L’harmattan n’a pas encore dit son dernier mot. Sur le périmètre aménagé du pôle de croissance de Bagré ou Bagrépôle, irrigué par les eaux du fleuve Nakanbé, l’un des trois plus grands cours d’eau du Burkina Faso, s’activent des producteurs rizicoles. La campagne sèche bat son plein. Labour des parcelles, concassage, mise en boue, repiquage du riz, etc. Une véritable course contre la montre. Le canal primaire, qui serpente du barrage de Bagré jusque dans la commune de Bittou, sur environ 35 kilomètres (km), déborde d’eau.

Le périmètre de 8 000 hectares (ha), aménagé pour la production du riz, reçoit l’eau à travers des canaux secondaires réalisés à cet effet. Tout au long du canal principal, un phénomène étrange attire l’attention. Des motopompes à profusion comme si on en fabriquait sur-le-champ. De part et d’autre du conduit d’eau, ces machines de toutes marques et tailles sont installées. Leur ronronnement brise de temps à autre le calme apparent qui prévaut sur la plaine.

Quelques-unes sont alimentées avec de l’essence. La grande majorité, elle, est connectée au gaz butane. Des bouteilles de six kilogrammes (kg) comme celles de 12 kg. Les motopompes, les tuyaux plongés dans le canal, puisent l’eau pour irriguer des parcelles de production non loin de là. A l’image des champs en hivernage, de la verdure couvre les rives droite et gauche de cette rivière artificielle. De l’oignon, du chou, de la carotte, du concombre, du maïs, de la tomate, de l’aubergine, etc., se disputent l’espace. Ces parcelles sont pourtant hors de la zone aménagée. Leurs propriétaires, communément appelés « pirates », se sont installés au détriment des textes de Bagrépôle. 

 

Un mal nécessaire

Beaucoup ont loué les terres pour pratiquer le maraichage.

Le directeur général de cette structure, Patarbtalé Joseph Nikiéma, que nous avons rencontré avant d’aller sur le terrain, semble être sans voix devant un phénomène qu’il qualifie de « mal nécessaire ». Le directeur de la valorisation économique de Bagrépôle, Fidèle Traoré, parle, quant à lui, de « dilemme ». A l’entendre, le siphonnage de l’eau s’est accentué ces trois dernières années.

Seydou Tarnagda fait partie des « pirates ». Avec un ami, il a loué un demi-hectare de terre à 75 000 F CFA pour produire l’oignon. Son exploitation est à un jet de pierre du canal primaire. Ce mercredi matin du 12 février, il est venu arroser ses plants. Sa parcelle est subdivisée en petits compartiments. Un aménagement sommaire avec des sillons pour permettre une irrigation gravitaire. Placée au bord du canal, une motopompe toussoteuse projette l’eau dans le champ d’oignon via des tubes PVC qui sont soigneusement enfouis sous la chaussée. 

 Muni de sa daba, M. Tarnagda canalise l’eau des sillons et inonde tour à tour chaque compartiment. Le travail a l’air banal mais harassant. Le visage dégoulinant de sueur, le producteur indique être conscient qu’il est dans une situation irrégulière. Pour cela, il dit n’avoir qu’un vœu : s’acquitter de la taxe de l’eau et être quitte. Une sorte de modus vivendi trouvé avec Bagrépôle. Sinon, souffle-t-il, sa motopompe risque d’être confisquée. Seydou garde toujours en mémoire cet épisode douloureux de 2023 où leurs machines ont été amenées à la gendarmerie. « Nous avons négocié et on nous a restitué les motopompes, avec la condition que nous n’endommagions pas les voies avec les tuyauteries », se souvient-il. 

Dans la parcelle voisine, d’une superficie de 0,5 ha également, plusieurs spéculations dont le chou et la carotte sont produites. Sétou Guiéri en est la propriétaire. Le soleil continue sa progression vers le zénith. Ses rayons deviennent de plus en plus ardents. Ce qui oblige dame Sétou et son fils à trouver refuge à l’ombre d’un manguier. L’air troublé, les deux producteurs affichent une mine grave à la vue de notre véhicule. Est-ce des agents de Bagrépôle qui reviennent pour percevoir la taxe de l’eau ? Faut-il prendre la poudre d’escampette ou maintenir son calme ? Ce sont, entre autres, les questions qui taraudaient l’esprit de Sétou. Finalement, l’option est prise de rester sur place, avec la peur au ventre. Se fondant sur la maxime selon laquelle « chat échaudé craint l’eau froide », elle explique pourquoi elle voulait prendre la clé des champs.

« Un jour, quatre personnes sont venues nous voir au nom de Bagrépôle. Après avoir évalué mon exploitation, elles ont dit que je dois payer 15 000 F CFA pour la redevance eau. J’ai eu des vertiges, parce que je n’ai rien et nos produis ne s’achètent pas non plus.

Nous leur avons demandé de nous accorder encore du temps. Mais elles ont prévenu que si nous ne payons pas, elles vont revenir ramasser nos motopompes », indique-t-elle, après les salutations d’usage. Et d’ajouter avec un brin d’humour : « quand je vous ai vus, j’ai pensé à cette équipe. J’ai dit à mon fils de se lever nous allons fuir, mais il m’en a dissuadé ». Pour cela, Sétou n’ose plus garder sa motopompe au bord du canal, si ce n’est au moment de l’arrosage. 

Beaucoup d’autres producteurs observent la même prudence. En longeant le canal, nous constatons que certains tuyaux sont dépourvus de leurs machines, les propriétaires les ayant mises en lieu sûr. Hamado Yaméogo et son jeune frère, Abdoul Guélilou, sont venus de Koupéla pour produire l’oignon. N’étant pas attributaires de parcelles dans la zone aménagée, ils ont opté pour la location de terre en bordure du canal primaire. Un ha, c’est l’espace qu’ils ont pu louer à 100 mille F CFA. Chez eux également, c’est le même système d’irrigation qui est installé. Une motopompe, une bouteille de gaz et des tubes PVC sont les outils d’arrosage utilisés. Après avoir inondé leur parcelle d’eau, les deux frères marquent

Seydou Tarnagda, producteur d’oignon : « c’est au moment d’aller payer les intrants subventionnés à Bagrépôle que je profite régler la taxe de l’eau ».

une pause pour reprendre des forces autour d’un plat de riz fumant. Eux non plus n’ont pas encore payé la redevance eau. Ils doivent s’acquitter de la somme de 60 mille F CFA pour l’hectare, selon leurs dires. « L’équipe de Bagrépôle nous avait donné un ultimatum de trois jours pour payer mais c’est difficile pour nous de trouver de l’argent ici et maintenant. Nous avons suggéré de nous laisser travailler quitte à régler après », confie Hamado. 

 

Un recensement des exploitants en cours

Tout comme ces producteurs, ils sont nombreux à siphonner l’eau le long du canal primaire à l’aide de motopompes. Combien sont-ils ? Pour l’instant, personne ne peut donner avec exactitude leur nombre. A écouter le directeur de la valorisation économique de Bagrépôle, Fidèle Traoré, un recensement qui a commencé en fin janvier pour s’achever le 25 février 2025, dans le but d’avoir une base de données des exploitants, permettra de répondre à cette interrogation. Ce recensement, précise-t-il, concerne l’ensemble des producteurs de la plaine, que ce soit en zone aménagée ou en cours d’aménagement. « Cela va nous permettre d’avoir une idée de qui est propriétaire de parcelle ou en location », laisse entendre M. Traoré.

La plupart des exploitants qui s’adonnent au siphonnage occupent les sites destinés aux agro-investisseurs. Selon Fidèlé Traoré, ces agro-investisseurs devraient réaliser des canaux secondaires sur leurs terrains et les occuper convenablement, comme le recommandent les cahiers des charges. Mais le non-respect de ces dispositions occasionne l’occupation de ces espaces, laissés vides. « Il y a deux types de sites : ceux aménagés avec maitrise d’eau, c’est-à-dire les rizières, et ceux qui le sont avec maitrise d’eau partielle, notamment les sites des agro-investisseurs. Pour ces derniers, il y a un canal primaire réalisé mais pas de canaux secondaires pour envoyer l’eau dans les parcelles.

C’est cette insuffisance qui favorise le siphonnage de l’eau », justifie-t-il. M. Traoré se dit convaincu que l’absence des agro-investisseurs sur la plaine de Bagré favorise l’installation des « pirates », arguant que s’ils avaient poursuivi les travaux complémentaires, on n’allait pas assister à un tel phénomène. Vingt agro-investisseurs officiellement installés en 2013 et 2020 devaient occuper un espace de 1 130 ha. Mais sur le terrain, c’est le statu quo. 

Pour un retour rapide de ces acteurs, estime le directeur de la valorisation économique, il faut réviser le cahier des charges et renégocier un nouveau contrat avec eux. Un projet qui, assure-t-il, est en bonne voie. « Le Conseil des ministres de la semaine passée a adopté un projet de loi où il est dit que désormais, Bagrépôle pourra signer des contrats de bail de 18 à 99 ans avec ces types d’acteurs. Ça va les rassurer de débourser de l’argent pour la mise en valeur des sites », révèle l’ingénieur agricole, Fidèle Traoré.

Ce phénomène de pompage d’eau dans le canal primaire s’est accentué au cours de ces trois dernières années. C’est du moins le constat fait par les responsables de Bagrépôle ainsi que nombre de riziculteurs. Didier Bangré, l’un des producteurs rizicoles installé sur la plaine depuis 2002, souligne que ceux qui siphonnent l’eau sont venus de divers horizons pour « se greffer » parallèlement. Toutefois, il pense que ceux-ci doivent avoir eu l’aval de Bagrépôle, sinon on allait les déguerpir manu militari. « Au regard des objectifs de l’offensive agricole, je pense que ce n’est pas mal. Seulement, il faudrait les encadrer et les accompagner pour qu’ils puissent produire sans problème », suggère M. Bangré. Ses

Sétou Guiéri signale que c’est avec la peur au ventre qu’elle travaille au quotidien sur sa parcelle.

propos sont confirmés par le directeur de la valorisation économique de Bagrépôle, Fidèle Traoré, pour qui, sa structure est bien au courant de la présence de certains producteurs qui pratiquent le siphonnage à l’aide de motopompes. « Il y en a qui ont déposé des demandes auxquelles nous avons répondu favorablement », clarifie-t-il. Dans le lot de ces producteurs, figurent des Personnes déplacées internes (PDI). Marou Savadogo est l’une d’elles qui a fui Kaya pour s’adonner à la culture maraichère à Bagré. Il a tout loué pour pouvoir produire. Pour la redevance eau, il ne s’est pas encore acquitté de la somme de 17 500 F CFA mais, la main sur le cœur, il jure de payer pour ne pas voir sa production s’estomper. 

Laisser les gens produire en attendant

Face à ces pratiques, Fidèle Traoré avoue que Bagrépôle se trouve confronté à un dilemme. « Nous avons l’eau qui est acheminée sur une trentaine de kilomètres. Faut-il laisser ces superficies non exploitées en attendant que l’on réalise l’ensemble des aménagements complémentaires qui coûtent beaucoup d’argent ? », s’interroge-t-il. A son avis, il serait mieux de laisser les gens en profiter en attendant une solution définitive. 

Mieux, fait savoir l’ingénieur agricole, Bagrépôle est dans l’optique de l’offensive agropastorale 2023-2025 et doit veiller à ce que toute superficie exploitable soit mise en valeur. C’est aussi le sentiment du président de l’union des producteurs de riz de Bagré, Adama Bantango, qui indique que les maraichers, bien vrai qu’ils siphonnent l’eau, contribuent aussi à la sécurité alimentaire. Pour lui, loin d’être des concurrents, ces acteurs apportent une complémentarité à la production rizicole. « Nous produisons le riz et eux, des condiments. Ça fait un bon mariage », plaisante-t-il. Cependant, souhaite M. Bantango, il faut les organiser en coopérative pour pouvoir les encadrer.

A ces conditions, ils pourront contribuer à payer la taxe de l’eau, selon lui. Par exemple, informe M. Bantango, les riziculteurs déboursent 12 500 F CFA par campagne, soit 25 000 F CFA l’année pour cette taxe. Le pôle de croissance de Bagré est déjà dans cette dynamique à travers des opérations de recouvrement de la redevance eau auprès de ceux qui utilisent les motopompes. Mais la tâche n’est pas aussi facile sur le terrain. Nombre de producteurs rencontrés usent de subterfuges pour ne pas s’acquitter de cette obligation, en brandissant le manque de moyens financiers.

A écouter le directeur de la valorisation économique, Fidèle Traoré, les cahiers des charges prévoient pourtant que tous les exploitants doivent payer des taxes. « Certaines infrastructures à l’intérieur de la plaine sont dégradées. Les taxes doivent permettre l’entretien courant de ces ouvrages et les charges de fonctionnement de Bagrépôle », précise-t-il. Selon lui, il y a des taxes pour la terre et l’eau et les montants sont définis en fonction des périmètres exploités.

Nombre de motopompes fonctionnent à l’aide du gaz butane.

La pratique du siphonnage n’est pas sans conséquences sur la plaine de Bagré. Même si les riziculteurs régulièrement installés ne se plaignent pas pour le moment de manque d’eau, certains, à l’image de Didier Bangré, ne sont pas rassurés quant à l’impact du phénomène sur leur activité. « Actuellement, le siphonnage ne joue pas sur notre production, tant qu’on arrive à faire chaque fois le plein du canal. Toutefois, si le niveau de l’eau baisse considérablement, il se pourrait que ceux qui sont éloignés du barrage n’en ai pas assez », avance-t-il. Outre cela, certaines infrastructures sont menacées de dégradation du fait des mauvaises pratiques sur la plaine.

En empruntant quelques axes, le constat est amer. Des producteurs ont fendillé les voies aménagées pour y faire passer leurs tuyauteries. Certains n’ont pas pris le soin de bien refermer les excavations, créant ainsi des désagréments aux usagers de ces routes.

Parfois, ce sont des flaques d’eau intarissables qui sont observées sur la chaussée. « Le siphonnage de l’eau a un impact sur la qualité de nos pistes. Cela crée des crevasses sur les routes, alors qu’elles servent à faciliter l’acheminement des productions hors de la plaine. Nous en sommes conscients mais en attendant, c’est le moindre mal », se résigne Fidèle Traoré.

Mais ce n’est pas pour autant que Bagrépôle a baissé les bras. Sa direction des aménagements et de la maintenance des infrastructures s’est mise en branle. Plusieurs individus ayant mal installé leurs dispositifs d’irrigation ont déjà été interpellés et des missions de sensibilisation sont en vue pour mettre fin à ces pratiques, selon les confidences de M. Traoré. Il prévient que si les gens ne sont pas réceptifs à leurs messages, des mesures fortes seront prises à leur encontre.

En attendant, le canal est pris d’assaut chaque matin et soir par des producteurs en quête d’un mieux-être. Tonguip Boussim, un producteur semencier d’oignon, s’active à faire la vidange de sa machine avant de passer à l’arrosage. Ce 13 février, le soleil s’apprête à éteindre ses derniers rayons. Nous prenons congé de la plaine. Derrière nous, les vrombissements des motopompes retentissent de plus belle. 

Mady KABRE 

dykabre@yahoo.fr 


Le gaz remplace l’essence

A Bagré, il est difficile de se procurer le gaz butane pour la consommation domestique. Nombre de clients l’utilisent à des fins de production agricole sur la plaine. La plupart des motopompes installées au bord du canal pour l’irrigation sont alimentées au gaz. Si certains le trouvent plus économique par rapport à l’essence, d’autres évoquent des raisons sécuritaires. En effet, il se susurre qu’à cause de l’insécurité, il est interdit d’acheter du carburant dans des bidons. L’astuce trouvée par certains producteurs consiste à faire le plein du réservoir de leurs motos ou tricycles avec de l’essence et la transvaser après dans sa motopompe. Pour éviter cette gymnastique, beaucoup ont simplement opté pour le gaz. 

M.K.