Commémoration du 4-Août 1983 : « Toutes les spéculations sur Sankara, c’est de la diversion », Pr Basile Guissou

Plusieurs fois ministre, de 1983 à 1987, professeur de sociologie et ancien directeur général du Centre national de recherche scientifique et technologique (CNRST), Basile Guissou, a été l’un des acteurs clé de la Révolution burkinabè d’août 1983. Il revient dans cette interview, sur cette période conduite par son leader, le capitaine Thomas Sankara.

Sidwaya (S) : Que retenez-vous du 4 août 1983, jour de la prise de pouvoir par le capitaine Thomas Sankara, marquant le début de la Révolution?
Basile Guissou (B.G.) : Le 4 août a été l’aboutissement de tout un processus ayant commencé, pour moi, depuis les années 1970, puisque j’ai commencé à militer en étant secrétaire général de l’Association des étudiants voltaïques de Ouagadougou. Nous avons fait une grève pour protester contre le fait d’avoir renvoyé des étudiants voltaïques alors que Felix Houphouët Boigny devrait venir à Ouagadougou, pour un sommet. Nous avions donné le mot d’ordre pour protester, en jetant des projectiles sur le cortège. Ainsi, nous avons été arrêtés et enfermés au commissariat. Quand nous sommes sortis, le président Sangoulé Lamizana a réuni tout le bureau pour lui dire qu’en France, on peut faire à la fois la politique et les études. Il a donc instruit le ministre de l’Education de nous trouver des bourses pour nous envoyer tous en France parce qu’il ne veut plus qu’on arrête un étudiant à cause d’une manifestation. Voilà comment je me suis retrouvé à Paris pendant 7 ans pour préparer le doctorat. Et pendant tout ce temps, j’ai milité, j’ai défendu des idées. Je prenais régulièrement part aux congrès des mouvements d’étudiants comme l’Association des étudiants voltaïques en France ou la Fédération des étudiants d’Afrique noire. Le jour, je partais à l’université, la nuit, j’étais dans des cellules. C’est ainsi que je me suis formé politiquement. La politique, c’est une science. J’ai étudié Lénine, Mao, Karl Marx et toutes les révolutions qui se déroulaient partout dans le monde. Paris était la capitale politique du monde à l’époque. Dans les années 1970, tous les conflits mondiaux se résolvaient à Paris. C’est le cas de la guerre du Vietnam. Ainsi à Paris, on a été forgé à réfléchir à notre pays pour que la Haute-Volta arrête de galérer et croire naïvement que la France va nous sauver. C’est pourquoi, on a essayé de dégager le congrès de 1971 et on a commencé à écrire le contenu de la révolution qu’il fallait faire au Burkina Faso, appelée Révolution démocratique et populaire. L’aboutissement de toutes ces luttes, en relation avec les jeunes militaires que sont Thomas Sankara, Blaise Compaoré, Henri Zongo, Jean Baptiste Lingani, et le Parti africain pour l’indépendance (PAI) ont conduit à l’avènement du 4 août 1983. Pour moi, c’était l’aboutissement d’une longue lutte, d’un combat d’idées pour transformer nos pays et je ne pouvais pas ne pas être de la partie.

S : Certains ont tout de même relevé des dérapages de la Révolution ?
B.G. : Vous en connaissez qui n’ont pas dérapé ? Une révolution, ce n’est pas un dîner de gala. C’est le renversement d’un pouvoir par un autre et par la violence. De ce point de vue, c’est une évidence. Comme le disait Thomas Sankara, chaque jour que Dieu fait, il y a des erreurs. Vous ne pouvez pas soulever des millions de personnes dans 8 000 villages pour les guider vers un changement sans qu’il n’y ait des dérapages.

S : Que représente pour vous le 4-Août actuellement ?
B.G. : C’est une référence dans l’histoire politique du Burkina Faso. Ce sont ces bouleversements qui ont permis à notre pays de faire un pas en avant. Pour moi, c’est une rupture et un départ.

S : Pouvez-vous nous faire sommairement la genèse
du Mouvement communiste burkinabè ?
B.G. : Les premiers communistes burkinabè, aussi étonnant que cela puisse paraître, ont commencé avec le Rassemblement démocratique africain (RDA), en 1946 à Bamako. Les premiers militants voltaïques ont été traités de communistes. Sont de ceux-là, Ouezzin Coulibaly, parce qu’il était le secrétaire général du RDA, soutenu par le Parti communiste français. Mais après, le RDA a changé d’orientation politique. C’est ce qu’on a appelé repli tactique et que les étudiants africains en France ont appelé trahison. Le RDA a quitté la ligne révolutionnaire pour rejoindre le général Charles De Gaulle pour négocier l’indépendance pour 1960. Par la suite, le PAI est né comme parti communiste marxiste-léniniste. Et entre le RDA et le PAI, il y a eu le Mouvement national de libération de Joseph Ki-Zerbo qui voulait un socialisme africain. Du PAI, une scission s’est produite pour que l’organisation communiste voltaïque naisse. C’est cette organisation qui s’est scindée, en 1978 pour qu’il y ait le PCRV d’un côté et de l’autre l’union de lutte communiste.

S : Quels sont les acquis que le CNR a engrangés en quatre ans ?
B.G. : Le premier acquis, c’est d’avoir convaincu notre peuple qu’il peut façonner son histoire d’une manière différente que celle qui a été faite jusqu’en 1983, du point de vue de la gestion du pouvoir d’Etat. Convaincre les habitants de 8 000 villages que c’est sur eux que le pays repose et que s’ils s’organisent, s’ils travaillent, le Burkina change du tout au tout. C’est également d’avoir convaincu que c’est possible parce que d’autres peuples l’ont fait. La révolution a pu, en un an, multiplier les réserves d’eau dans les barrages par deux. On est passé de 300 millions à 600 millions de m3, rien qu’avec le barrage du Sourou sur financement propre. Nous n’avons pas pris un seul centime d’un bailleur de fonds. On a enclenché la bataille du rail. On a atteint l’autosuffisance alimentaire. On a pratiquement doté le pays d’infrastructures sanitaires presque à 100%, quels que soient les provinces, les régions ou l’ensemble du pays. En matière de santé, on formait deux personnes dans le village pour pouvoir assurer les premiers soins. L’un dans l’autre, il y a eu des changements quantitatifs mais moins qualitatifs. On a doublé le taux de scolarisation en moins de 4 ans. On a même écrit un document qui s’appelle l’école révolutionnaire qui n’a pas pu être mis en application.

S : Avec les changements successifs que le pays a connus, que reste-t-il de l’intégrité tant incarnée par le président Sankara ?
B.G. : Je réponds toujours que tant qu’il y aura 9000 villages où vivent des Burkinabé, je ne peux pas me permettre de dire que l’intégrité n’existe plus au Burkina. Ces gens ne sont pas corrompus, ils ne sont pas des voleurs, ils ne sont pas des menteurs. Ils travaillent. Ce n’est pas parce que les citadins de Bobo-Dioulasso ou Ouagadougou sont dans les bars qu’il n’y a plus d’Hommes intègres. J’estime que ceux qui veulent être intègres, peuvent le devenir à tout moment. Même sous la révolution, il y a eu des réactionnaires. Il y en aura toujours mais, il n’y aura jamais 100% de Burkinabè intègres.

S : Pourquoi aucun des partis politiques dits révolutionnaires ou Sankaristes n’a encore réussi à conquérir le pouvoir d’Etat ?
B.G. : Vous savez qui est Roch Marc Christian Kaboré ? Il a été militant de l’Association des étudiants voltaïques en France. Il a été directeur général de la BIB, il a été ministre des Transports, ministre des Finances. Tout cela, sous la Révolution. Il était le DG de la plus grande banque de la place. Depuis 1938, c’est la même classe politique. Ça n’a pas changé. Ce sont les hommes qui ont changé, les alliances aussi. Votre approche n’est pas correcte.

S : Pourquoi l’œuvre « Ma part de vérité » de l’ancien président, Jean Baptiste Ouédraogo, a-t-elle été désapprouvée par une certaine opinion ?
B.G. : Je n’ai pas lu ce livre. J’estime qu’un pédiatre n’est pas mon interlocuteur pour faire de la politique. Moi, je fais de la politique et je suis un chercheur. Je ne lis pas un pédiatre qui veut faire de la politique, car ce n’est pas sa place. C’est une position de principe, il n’a pas compris qu’il est un accident de l’histoire. Le sujet Sankara est très important. Parce que celui qu’il attaque est sous terre. On ne frappe pas un cadavre, c’est mon point de vue.

S : Pensez-vous que Sankara aurait voulu qu’il soit immortalisé par une statue ?
B.G. : Ce n’était pas son souci. Vous voyez Rood woko ? Quand il a décidé de casser le marché pour le reconstruire, les mauvaises langues, les mauvais révolutionnaires se sont baladés dire en ville que c’est pour ériger en monuments des quatre coordinateurs nationaux : Sankara, Compaoré, Lengani et Zongo. Mais, il a cassé le marché et l’a reconstruit. Et quand on a commencé à attribuer les boutiques, l’un des commerçants a avoué qu’on les avait trompés parce qu’ils avaient refusé de libérer le marché. Beaucoup disent qu’on était trop pressé. Il n’était ni pressé ni trop pressé. C’est ce dont le pays avait besoin. On dit aujourd’hui que les CDR étaient des voyous. Nous avons révolutionné la justice. Personne ne peut nier cela même si aucun juge, magistrat n’ose prononcer le tribunal populaire de la révolution dans son discours. Il n’y a pas eu une seule condamnation à mort. C’était une école de morale politique.

S : Le gouvernement a décidé de baptiser l’université Ouaga II en université Thomas-Sankara. Comment avez-vous accueilli cette décision ?
B.G. : C’est mon parti qui est au pouvoir. Le président, c’est le candidat du MPP, dont je suis membre du Haut conseil. C’est une continuité. Ceux qui sont là aujourd’hui étaient des acteurs de la Révolution. L’actuel ministre des Mines (Oumarou Idani, ndlr) était mon directeur de cabinet quand j’étais ministre des Relations extérieures et de la Coopération. Ce sont les mêmes mais, on n’a pas la fougue de notre jeunesse.

S : Le peuple burkinabè a chassé Blaise Compaoré, les poings levés pour symboliser l’idéologie de Sankara. Comment vous sentiez-vous le jour du départ de Blaise Compaoré ?
B.G. : Nous étions tous membres du conseil de la Révolution et du CDP. Nous avons fait la scission pour créer le MPP. Ce n’était pas pour partager le pouvoir avec eux, sinon on n’aurait pas besoin de faire la bataille. Nous voulons rejoindre le camp du peuple contre ceux qui avaient décidé de faire de l’enrichissement et de l’ultra-libéralisme absolu : chacun pour soi tant pis pour le peuple. Je pense que le social au Burkina Faso est sacré. Vous ne pouvez pas être heureux seul. Il faut que tout le monde puisse bénéficier des fruits de la croissance économique. Vous vous rappelez qu’ils n’étaient pas plus de dix fortunés qui dirigeaient ce pays-là. On vous évaluait selon votre fortune. Et ça, ce sont eux qui avaient les fortunes les plus solides et nous pensons que ce n’est pas une politique. L’ultra-libéralisme ne peut pas marcher dans notre pays parce que nous sommes des sociétés paysannes. Si vous voulez développer le pays, il faut développer les paysans. Ce n’est pas les fonctionnaires, les salariés et gros commerçants des entreprises, mais la grande masse, les 9 000 villages que vous devez développer. Voilà, ce que nous avons combattu pour «terrasser» le pouvoir de Blaise Compaoré. C’était sans état d’âme car il nous aurait fait la même chose et c’est cela la lutte politique.

S : A quoi ressemblerait le Burkina Faso aujourd’hui si Thomas Sankara avait géré le pays pendant une dizaine d’années ?
B.G. : En comparaison, je dirais comme le Ghana ou le Rwanda, c’est tout. Parce que l’axe central était le même : le bonheur du peuple. Le président rwandais le dit d’ailleurs. Il n’a rien inventé, il suit les traces de Thomas Sankara. C’est compter sur ses propres forces, et non vouloir que les autres viennent vous nourrir. Cela n’est pas un mystère. Vous avez 20 millions de bonhommes et 300 000 salariés. Il y a un choix à faire ? C’est un choix idéologique et politique qui condamne l’égoïsme et le chacun pour soi et Dieu pour tous. Moi qui vous parle, ni mon père ni ma mère n’ont payé mes études. C’est l’Etat qui a payé. C’est tout à fait normal qu’en retour, je serve le pays, pour que d’autres puissent évoluer, que l’on crée plus d’écoles et transforme les contenus de l’école. Toutes les spéculations qui se font sur l’idéologie de Sankara, c’est de la diversion. Il était au service de son pays et de son peuple.

S : Au regard de l’incivisme, du manque d’autorité de l’Etat et de bien d’autres maux, d’aucuns estiment que le Burkina Faso a besoin d’une seconde révolution. Est-ce votre avis ?
B.G. : Si les conditions objectives et subjectives d’une révolution sont créées, cela ne dépend pas du bon vouloir de Pierre ni de Paul, elle se fera.

S : D’aucuns avaient pensé qu’après la chute de Blaise Compaoré, le dossier judiciaire dans l’assassinat du président Sankara allait connaître un dénouement. Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose. Pourquoi ?
B.G. : Comme moi, vous êtes témoin de la fameuse autonomie de la justice, l’indépendance de la justice que je mets entre griffe. Parce que je ne sais pas ce que cela veut dire. Ce sont les Blancs qui disent de le répéter et on répète. Si c’était le TPR, c’était réglé. On les attrape à la Maison du peuple et ils parlent. On vous accuse de cela ou de ceci, qu’est-ce que vous dites ? Mais, dans la justice néolibérale dans laquelle nous sommes, le président du Faso n’a aucun pouvoir sur le plus petit juge du Burkina Faso. C’est un petit dieu qui décide seul et en toute conscience sur la base du droit de Napoléon. Le dossier suit donc son chemin normal dans une justice qui n’est pas la justice populaire. Vous ne pouvez pas vouloir une chose et son contraire. C’est le dossier qui conduit le juge et non l’inverse.

S : Plus de 30 ans après la révolution, des questions comme le néocolonialisme refont surface. Sommes-nous plus indépendants aujourd’hui que pendant la révolution ?
B.G. : C’est une question qui est assez compliquée parce que tout dépend du domaine dans lequel on parle. Si je prends l’exemple de la justice, on a reculé d’un grand pas. Par rapport à la santé, on a avancé. Surtout dans le domaine de la santé de la mère et de l’enfant. Par rapport à la croissance du nombre d’universités par exemple, on est en train d’aller vers 13 universités, soit une université par région. Donc, on a avancé sur certains terrains mais dans le domaine de la morale en politique, on a reculé. Des patrons de parti qui viennent à la télé pour dire ouvertement qu’ils ont créé leur parti pour gagner de l’argent. Des candidats à la présidentielle qui disent qu’ils sont des mossis, ils sont musulmans, donc ils ont 60% des voix et ils ne parlent pas de la constitution burkinabè qui interdit le sectarisme et l’ethnicisme etc. Je suis contre le laisser-aller et le laisser-faire, sous la dictée de la Banque mondiale et des institutions internationales. Tant qu’on ne va pas sortir de cette ornière, il y aura toujours des regrets. Parce qu’on a laissé quelque chose qui, pour moi, était la seule voie pour développer mon pays. Je suis un chercheur, je réfléchis et je diffuse mes idées, mes convictions pour que mon pays avance. Le chacun pour soi ne fera jamais avancer un pays africain.

S : Un dernier mot sur le capitaine Sankara ?
B.G. : C’est mon président que j’ai servi pendant 4 ans et j’ai eu sa confiance. Je m’interdis de m’aligner à ceux qui critiquent, qui n’ont parfois rien compris du tout du message qu’il a voulu faire passer et l’exemple qu’il a voulu donner, non pas seulement au Burkina, mais à toute l’Afrique. Aujourd’hui, que vous le vouliez ou pas, la dimension continentale ou même mondiale de Sankara ne se conteste pas. En Amérique latine, même les femmes et tous les mouvements révolutionnaires du monde défilent avec ses photos. Il n’a pas vécu pour lui, pour se construire des palais, des monuments et payer des avions, des maisons en France. Il a choisi une vie d’ascète pour mieux servir son peuple.

Interview réalisée par
Soumaïla BONKOUNGOU

2 Commentaires

  1. Merci Professeur…
    Voilà qui rétablit un temps soit peu, certaines vérités sur le President Thomas Sankara.

  2. Ceci est l’avis de M. Guissou. La révolution a été autrement subie par bien de Burkinabè. Bien de familles biens d’enfants orphelins en porteront encore le deuil.

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