Dr Lirassê Akouwerabou, enseignant-chercheur en sciences de gestion à l’UTS: « Il faut restaurer la méritocratie républicaine dans nos administrations publiques »

Dr Lirassê Akouwerabou est enseignant-chercheur, Maitre de conférences agrégé en sciences de gestion, à l’Université Thomas Sankara. A l’occasion de la célébration de la journée internationale du travail, le journal de tous les Burkinabè, Sidwaya, s’est entretenu avec ce spécialiste en management des organisations, par ailleurs ancien inspecteur de travail. Dans cette interview, Dr Akouwerabou se prononce sur le sens de la journée internationale du travail, sur les conditions de travail et de management dans les administrations burkinabè, surtout publiques. Il y livre également ses propositions de réformes nécessaires à opérer au sein l’administration publique pour plus de d’efficacité, de performance.

Sidwaya (S) : Chaque 1er mai, le monde entier célèbre le travail. Quel sens faut-il donner à cette journée internationale du travail ?

Dr Lirassê Akouwerabou (L. A) : Je pense que ce n’est pas une fête mais une journée de lutte pour les droits des travailleurs. C’est certainement ce qui justifie les grandes marches et meeting organisés dans de nombreux pays. Malheureusement, le sens de cette journée n’est pas toujours perçu par l’écrasante majorité de la population. Cette journée semble être perçue comme une journée dédiée aux organisations engagées dans la lutte pour la défense des intérêts moraux et matériels des travailleurs. Pourtant, la question des droits des travailleurs doit être une préoccupation de tous. Nous côtoyons dans nos entreprises, nos administrations publiques et dans la vie courante des travailleurs qui n’ont aucune protection sociale. Des travailleurs qui vivent dans la précarité extrême. Cette journée est faite pour interpeller les décideurs politiques sur ces questions par exemple.

S : En tant que spécialiste du management, quelle appréciation faites-vous des conditions de travail des travailleurs burkinabè, surtout dans l’administration publique ?

A : Je suis avant tout un employé et surtout un fonctionnaire de l’État burkinabè, donc parler des conditions de travail des travailleurs revient à s’interroger sur mes propres conditions de travail. Je risque fort de ne pas être objectif. Mais néanmoins, pour permettre à vos lecteurs de se faire une opinion des conditions de travail dans nos entreprises et dans l’administration publique, je préfère leur donner une grille d’analyse pour qu’ils évaluent eux-mêmes les conditions de travail des travailleurs du Burkina Faso. Les conditions de travail font partie des facteurs d’hygiène ou d’insatisfaction au travail qui poussent les travailleurs à quitter l’organisation d’après Herzberg. Mais, ces conditions de travail ne doivent pas s’analyser uniquement sous l’angle matériel mais en intégrant l’attention portée aux travailleurs et les relations interpersonnelles chères à Elton Mayo. Pour apprécier les conditions de travail dans nos organisations publiques et privées, il suffit de s’intéresser aux raisons des départs des employés notamment les démissions, les demandes d’affectations d’un service à un autre ou d’une institution à une autre. A ces derniers, il faut ajouter ceux qui désirent quitter mais restent dans l’administration ou dans l’entreprise par manque d’opportunités, car nous sommes dans un contexte où les emplois se raréfient. Dans un tel environnement, il est très rare de quitter sans l’assurance d’avoir une nouvelle opportunité d’emploi.

S : Le Burkina Faso a-t-il une administration publique efficace, voire efficiente ?

A : Dans de nombreux contextes, l’administration publique est très souvent perçue comme inefficace. Cette inefficacité explique en partie le fait que des courants politiques, telles que le libéralisme, pensent qu’il faut moins d’État pour plus d’efficacité économique. Mais, je pense qu’il faut relativiser cette perception qu’on a de l’inefficacité de l’administration publique. Dans l’administration publique des services efficients et inefficaces se côtoient. Par exemple, des services de santé dans certaines localités, sans laboratoires et imageries médicales sauvent quotidiennement des vies. Des écoles primaires publiques de nos campagnes, avec le minium de moyens, ont de très bons résultats aux examens scolaires. Malheureusement, dans la mémoire collective, l’efficacité de l’administration publique est toujours remise en cause.

S : Sinon, quelles sont les causes ou facteurs explicatifs de cette inefficacité ?

A : Je ne peux pas prétendre connaitre tous les facteurs explicatifs de l’inefficacité de l’administration. Mais, pour ma part, l’inefficacité de l’administration burkinabè peut être expliquée par trois facteurs.

D’abord, il y a la question du management du personnel. En effet, au lieu d’avoir des managers à leurs têtes, nos administrations publiques sont très souvent dirigées par des chefs voire des rois. Pourtant, être chef voire roi revient à se comporter comme une autorité traditionnelle au sens de Weber. Or, pour une autorité traditionnelle, l’employé doit se contenter d’être au service de son chef. Pour ce faire, les agents publics s’engagent très souvent dans une dynamique d’accompagnement du chef dans la réalisation de ses objectifs personnels au détriment de la mission de l’administration publique. Dans une telle situation, il très difficile d’allouer efficacement les ressources et les compétences de l’administration publique au profit de l’intérêt général.

Ensuite, nous avons les méthodes de travail ; de nombreuses méthodes, malgré leurs limites, continuent à être mobilisées dans l’administration publique. Certaines méthodes de travail de la période coloniale abandonnées par le colon lui-même continuent d’être d’actualité dans nos administrations. Prenons l’exemple des professeurs des écoles qui passent leurs nuits à préparer des leçons de la journée sur des cahiers. Finalement, nos collègues du primaire consacrent tellement du temps à préparer les leçons la veille qu’ils arrivent plus fatigués le matin. Par conséquent, ils peuvent manquer de ressources physiques nécessaires pour faire passer le message, même si les leçons sont préparées dans les règles de l’art. Pourtant, un simple outil de préparation en ligne ferait le job. Un autre exemple, nos administrations sont devenues championnes en organisation d’ateliers. Des ateliers par-ci et par-là, des activités qui consomment énormément de ressources, vu qu’elles nécessitent le déplacement de nombreux fonctionnaires en dehors de leurs résidences ; pourtant ces travaux peuvent très bien se faire depuis leurs postes de travail et à distance.

Enfin, il y a l’organisation de l’administration au Burkina Faso ; l’organisation administrative s’inscrit dans une logique de multiplication des services contrairement à ce que recommande la connaissance en management. De nous jours, la tendance est d’aller vers des organisations plus grandes et plus importantes afin de mutualiser les ressources et les compétences pour être efficientes. Cela justifie de nombreuses restructurations dans certains pays afin d’avoir des organisations publiques plus compétitives, donc plus efficientes. En France, on assiste à un regroupement des universités publiques. Pourtant, sous nos cieux, nous sommes plutôt dans une logique de création d’entités plus petites qui limitent surtout la mutualisation des ressources et des compétences disponibles. Prenons le cas de l’administration territoriale au Burkina Faso, dans une ville chef-lieu de région, vous aviez le préfet, le haut-commissaire et le gouverneur, tous dépositaires de l’autorité de l’État. Si à ces autorités, on comptabilise le maire et le président du conseil régional, des autorités locales, qui bénéficient aussi du soutien de l’État, très vite, on s’aperçoit qu’il ne peut y avoir une allocation optimale des ressources de l’État. Si l’administration veut être efficiente, l’idéal est de réduire les niveaux hiérarchiques en conservant une seule autorité dépositaire de l’autorité de l’État par province. Une autorité qui aura sans doute plus de ressources pour mener sa mission au lieu d’avoir des centaines de préfets qui parfois manquent cruellement de ressources et qui ne disposent même pas d’un simple véhicule de fonction parfois.

S : En tant qu’enseignant-chercheur en sciences de gestion, quel est la place du management dans la productivité des organisations, qu’elles soient entreprises privées ou publiques ?

A : Dans toutes les organisations, le management occupe une place de choix dans la productivité. Les parachutes dorés ou les rémunérations exorbitantes versées aux managers des grandes société défraient la chronique. Ces rémunérations sont très souvent indexées aux résultats de l’entreprise, ce qui témoigne du lien entre management et productivité de l’entreprise. Un bon management améliore sans doute la productivité des entreprises. La célèbre étude de Elton MAYO, à l’usine Western electric de cicero a montré que l’attention portée par le manager sur ses employés et les relations interpersonnelles améliorent la productivité. Aujourd’hui, on ne peut pas améliorer sa productivité sans un bon management. Les géants de la sillicon-valley l’ont bien compris et proposent des vacances illimitées à leurs employés.

Nos administrations sont devenues championnes en organisation d’ateliers (…) qui consomment énormément de ressources.

S : Le management est souvent fonction de l’environnement socioculturel, y a-t-il une culture managériale propre à chaque pays ou région ?

A : Il faut reconnaitre que le contexte socioculturel a une très grande influence sur les pratiques managériales. Les pratiques managériales se développent différemment en fonction des territoires et des types d’économies, des différences très souvent marquées par la culture. Par exemple, le capitalisme américain de court terme oblige les managers à développer des pratiques managériales pour être plus rentable à court terme. Une recherche de rentabilité à court terme qui amène les managers à faire fréquemment des restructurations et à recourir aux contrats à durée déterminés. Par contre au Japon, le fait que le capitalisme soit orienté vers le long terme permet aux managers de développer des pratiques managériales orientées vers l’individu. Des pratiques managériales qui font du succès de l’entreprise une réussite collective avec des écarts de salaires entre dirigeants et employés faibles, comparativement à ceux des pays américains et européens.

S : Dans la littérature, on distingue plusieurs approches managériales. Y a-t-il une approche managériale ou culture managériale dominante au Burkina Faso ? Si oui, laquelle ?

A : Dire qu’il y a une culture managériale dominante au Burkina Faso me parait personnellement très discutable. Car il n’y a assez d’écrits à ma connaissance pour justifier scientifiquement cela. Mais, partant de mes constats, je pense que les pratiques managériales au Burkina Faso trouvent leurs fondements majoritairement dans l’organisation scientifique du travail de Taylor. Une théorie développée à une époque où la préoccupation première des entreprises était la production. D’une part, nous continuons de croire individuellement et collectivement que les postes de managers doivent être réservés aux dirigeants fonctionnels. Autrement dit, être manager consiste à répondre à aux problèmes techniques posées par les employés. C’est sur cette base que nous continuons à recruter des hommes de médias pour diriger les organes de presse. De nos jours, il est difficile de faire comprendre à la communauté burkinabè que l’on peut être dirigeant d’une entreprise de presse sans une expérience dans ce domaine d’activité mais simplement avec les techniques de management. D’autre part, nous continuons à croire collectivement que la meilleure façon d’amener les gens à travailler, c’est la coercition, exactement comme le pensait Taylor, il y a plus d’un siècle. Nous continuons à croire que la meilleure manière d’apprendre à nos enfants à l’école, c’est la chicote par exemple. Pourquoi ? Parce que nous sommes convaincus que l’élève refuse d’apprendre, donc il faut de la coercition pour l’obliger. Pourtant, les raisons de l’échec peuvent être ailleurs. Le professeur peut avoir du mal à faire passer le message par exemple.

S : Comme vous le soulignez, nous avons une administration publique héritée de la colonisation, où le management des hommes était empreint d’autoritarisme de la part de la hiérarchie. Cette approche managériale n’a-t-elle pas véritablement évolué ?

A : Il y a eu une évolution sans doute mais dans quel sens ? Personnellement, je pense que l’autoritarisme s’est exacerbé dans le contexte burkinabè. Il y a très peu de marges de manœuvres laissées aux fonctionnaires.

S : Dans l’approche théorique du management, le management participatif semble être l’approche la plus aboutie, à même d’assurer une meilleure productivité des hommes, partant des organisations. Ce management participatif sied-il dans nos contextes, surtout dans les administrations publiques ?

A : A priori, le management participatif peut être appliqué dans n’importe quel contexte. Mais il doit être contextualisé pour tenir compte des réalités socioculturelles du pays et de la culture de l’entreprise. Car, le management participatif tel qu’il est pratiqué au Japon, où les cercles de qualité sont très développés, ne peut pas être répliqué à l’identique au Burkina Faso. Pour mettre en place un management participatif, la condition préalable est de remplacer nos chefs voire nos rois dans l’administration publique par des managers. Autrement dit, la mission principale des responsables doit se résumer à comment animer et motiver leurs collaborateurs dans le cadre de l’accomplissement des missions de service public et non pas à se comporter comme des autorités traditionnelles et/ou légales au sens de Weber.

S : Le Burkina Faso est une phase de transition politique où il est question de refondation de l’Etat. Selon vous, quelles réformes faut-il opérer dans l’administration publique pour plus d’efficacité dans l’offre de service public, pour bâtir véritablement une administration de développement et non bureaucratique ?

A : Les réformes sont multiples, mais pour ma part je préfère me focaliser sur mon le management dans l’administration publique. D’abord, il y a la formation professionnelle des cadres de la fonction publique burkinabè. Nous avons des cursus de formation qui font très peu de place aux formations sur le management. La formations des cadres supérieurs de l’État est axée sur les techniques professionnelles, tout en ignorant le fait qu’ils sont amenés à diriger des équipes et des institutions. Nos fonctionnaires sont donc formés pour exercer leurs métiers mais pas pour manager. C’est pourquoi dans nos administrations, il y a de nombreux conflits qui ne sont rien d’autres que des questions de management. Une des premières reformes consistera à intégrer le management dans le cursus de formation des cadres supérieurs de l’administration appelés à diriger.

Ensuite, il y a le manque de vision à long terme dans nos administrations. Chaque dirigeant arrive à la tête de nos institutions avec sa vision. Vous remarquerez avec moi que les plans stratégiques de nos institutions sont en constance relecture. Pourtant, la vision est fondamentale si nous voulons allouer plus efficacement les ressources dans le long terme. Car, c’est cette vision qui sera traduite en actions concrètes au niveau opérationnel. Mieux, cette vision permet de mieux manager le personnel.  Malheureusement, nous avons autant de premiers responsables que de visions, donc de plans stratégiques qui parfois se contredisent. Des plans stratégiques auxquels même le premier responsable ne croit pas, encore moins ses collaborateurs. Ces plans existent juste pour la forme.

Une deuxième réforme consistera à permettre à nos institutions d’avoir une vision à long terme bâtie sur la vision générale du pays et surtout sur des valeurs, dont le changement à la tête des institutions ne remettra pas en cause.

Enfin, il faut restaurer la méritocratie républicaine et l’esprit républicain dans nos administrations publiques. Au Burkina Faso, la promotion des fonctionnaires n’est pas toujours basée sur leurs compétences mais plutôt sur leur proximité avec les pouvoirs politiques du moment. Par conséquent, le fonctionnaire ne se sent plus méritant et au service de la république mais plutôt redevable à un individu, à un clan ou à un parti politique.  Dans cette situation, l’administration ne peut être efficace dans la mesure où l’allocation des ressources ne se fait plus dans le sens de l’intérêt commun mais plutôt pour satisfaire les intérêts individuels.

S : Les technologies de l’information et de la communication sont de plus en plus présentes dans le monde du travail. Quelle peut-être leur place dans le management des organisations ?

A : Les TIC occupent une place dans tous les domaines d’activités notamment en management. Nous avons des entreprises qui sont de plus en plus virtuelles et le management ne peut que s’adapter en réinventant de nouveaux outils adaptés au contexte. Il est de plus en plus question de management 2.0 et le mangement des systèmes d’information, une discipline de la gestion qui est en vogue ces dernières années.

Interview réalisée par

Mahamadi SEBOGO

Windmad76@gmail.com

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