Et si le combat politique en Afrique se trompait de cible ?

La fièvre politique de l’élection présidentielle de fin 2020 au Burkina Faso est retombée et chaque camp a fait ses comptes. L’euphorie des uns a tourné au désenchantement ; la formalité pour les autres a dépassé leurs espoirs et l’apprentissage pour d’autres encore leur fait nourrir des ambitions qu’il faudra que leurs ressources soient conséquentes pour supporter le temps nécessaire. Arithmétiquement, il y a eu un gagnant et 12 perdants, mais nous soutenons qu’il y a eu 13 perdants : les 12 personnes physiques et le Burkina Faso. Lorsque celui-ci, qui aurait pu réunir les 100% à travers un plan national de développement consensuel, doit se contenter de 57,87%, il enregistre un manque-à-gagner. Et cela, si l’on considère seulement le point de vue quantitatif. Du point de vue qualitatif, le manque-à-gagner existe aussi.

Car, aucun parti politique ne peut soutenir avoir et les meilleurs programmes dans tous les domaines et les meilleures compétences pour occuper tous les postes. Une fraction du peuple, même d’une écrasante majorité, ne peut plus être le peuple, et elle peut même être en erreur par rapport à la minorité. Dès lors, il nous paraît excessif de définir la démocratie comme étant « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », sinon par convention. Le multipartisme indo-européen apparaît clairement comme l’expression d’un rapport de force entre des classes sociales ou politiques pour se disputer des parts du “gâteau”. Non seulement les Africains n’ont pas encore de gâteau à partager mais à produire, ils ont aussi fait l’expérience de la gestion collégiale de la chose publique dans leurs sociétés traditionnelles. Passéisme ou utopie ? Le philosophe français, Michel Onfray rappelle que chez Proudhon, “l’utopie est une idée passée qui a de l’avenir” et il l’actualise.

Par ailleurs, comment ne pas être dérouté lorsque l’on entend d’éminents intellectuels fervents apologistes de l’utopie tels que l’économiste Jean-Joseph Boillot, lui-aussi français, se rassurer d’observer en Afrique la “non rupture avec le passé”, quand la majorité de l’élite africaine renie ce passé ; et le même de citer Karl Mannheim, pour qui, “…une société sans utopie est une société sans dessein”. Plus concrètement, remarquons que l’exécutif fédéral suisse fonctionne selon le principe de la collégialité, consacré par la constitution. Alors, si nous osions, nous demanderions à nos bien-pensants de la politique au Burkina Faso en particulier, d’accepter de questionner, avec impartialité, la modernité et la tradition pour faire un tri, en toute connaissance de cause. Tout n’est certes pas positif dans la tradition, mais tout n’y est pas négatif ; et il en est tout autant de la modernité, dont de nouveaux penseurs (J.-J. Boillot cité plus haut par exemple) disent de l’idéologie (le capitalisme), qu’elle est devenue “réactionnaire… ; et ce qui permet le dépassement de cette idéologie, c’est l’utopie.” Et c’est pour ce système décadant que les Africains rivalisent pour être, qui le meilleur élève, qui le bon élève. Ils se font enferrer dans la pensée unique institutionnelle d’un système dont de nouveaux courants d’avant-garde poussent les sociétés capitalistes fallacieusement requalifiées de libérales, à sortir. Cela étant posé, venons-en aux faits.

Du Parti unique à la pensée unique

L’échec relatif du bloc communiste a fait croire à l’autre qu’« il n’y a pas de développement sans démocratie ni de démocratie sans développement », mais la Chine est un contre-pied parfait de cet axiome. Il suffirait d’un texte (une constitution) à la Chine pour en faire un Etat démocratique au sens commun, alors que l’Etat « de droit » avec ses institutions républicaines n’a pas suffi à faire émerger un seul pays africain en trente ans. C’est pourquoi nous pensons qu’une troisième voie est impérative en Afrique : ni totalitarisme, ni libéralisme débridé, avec des valeurs endogènes. Le triomphe du bloc occidental sur le bloc communiste a substitué une pensée unique à une autre, mais il nous apparaît que tout développement s’inscrit dans le temps et un espace culturel donné. Eluder cette dernière dimension pour inscrire le développement de l’Afrique exclusivement dans le temps, ce ne serait pas seulement faire du développement “hors sol”, ce serait également faire de l’Afrique un OGM (organisme génétiquement modifié), puisqu’elle aurait perdu son ADN, c’est-à-dire sa culture. Nous tentons de démontrer dans le développement qui suit, l’irrationnalité du modèle occidental en Afrique et les bases objectives sur lesquelles les Africains auraient pu construire un modèle alternatif, tout à fait compétitif.

Les bases irrationnelles des clivages politiques en Afrique

Sauf preuve du contraire, les institutions prennent naissance avec une sociologie, une histoire et même une psychologie, propres à des peuples ayant une même communauté de destin. C’est ainsi que le système politique voulu comme modèle universel a tenu lieu de compromis dans les sociétés où a sévi l’exploitation de l’homme par l’homme à travers l’esclavagisme, le féodalisme et le capitalisme. Ces systèmes, en épousant les clivages sociologiques, créeront les conditions d’émergence des clivages idéologiques par la lutte des classes qui trouvera son épilogue avec les partis politiques. Ainsi, l’anarchisme, le communisme et le socialisme sont nés parce que le capitalisme existait. En question, la répartition des plus-values du capital. Les nuances de toutes ces idéologies sont apparues à la faveur de la mobilité sociale. Pour atteindre ce nouvel ordre politique, dit démocratique, des batailles de rues et par les armes auront été nécessaires. Néanmoins, chaque peuple a construit sur la base commune ses nouvelles institutions, celles-ci ayant été déterminées par la manière spécifique dont les contradictions internes ont été résolues : les modèles allemand, britannique, français, suisse… sont différents les uns des autres. Chacun se satisfait de son modèle, dès lors que le but visé est le même. Il y a néanmoins des invariants communs à ces sociétés et qui ont fait leur réussite. Ce sont, en deçà des libertés, une organisation rigoureuse que sous-tend la rationalité, un savoir-être enseigné dans la famille nucléaire, l’école obligatoire et effective qui assigne à la discipline. A partir de là, la loi prend le relais dans le monde du travail, la société et le cercle du pouvoir administratif et politique : quelle que soit sa position dans la société, son idéologie, l’individu se soumet à la loi. Le respect de celle-ci y a été et est encore “le plus petit commun dénominateur”. Ses transgressions sont fatalement sanctionnées par l’appareil judiciaire. L’individu est aussi conscient de ses devoirs que de ses droits.

Qu’en est-il de l’Afrique au sud du Sahara ?

En Afrique traditionnelle

Les clivages traditionnels étaient les castes, mais elles ne se sont pas traduites par l’exploitation d’une caste inférieure par une caste supérieure. La propriété des moyens de production (capital-terre et travail) a été collective. Ces sociétés étaient égalitaristes, mais statiques : tous pour un, un pour tous, tel fut leur modus vivendi. La parole, considérée comme sacrée, n’avait pas plus de valeur dans la bouche d’un “noble” par rapport à celle d’un “roturier”, dès lors que tous deux étaient des initiés, contrairement à l’Europe ancienne. Le savoir-être était inculqué avec le savoir-faire tout le long de la hiérarchie sociale, et les transgressions des usages et des coutumes étaient invariablement sanctionnées. Celles-ci pouvaient coûter la vie à un chef ou un roi. Des espaces de communication et de transmission intergénérationnelle des savoirs étaient aménagés : le jeune adulte, initié et responsable dès lors qu’il fût dans les liens du mariage, siégeait avec les personnes âgées.

En Afrique contemporaine

A la lecture de ce qui précède, force est de reconnaître que le système politique européen en général, français en particulier, n’a aucun fondement sociologique, historique et encore moins psychologique en Afrique subsaharienne précoloniale. Aussi, pouvons-nous en déduire que les partis politiques sont ici des créations ex nihilo, puisque sans relation de cause à effet avec les rapports de production ou de classes. La force de la société traditionnelle africaine sur le plan social est devenue une faiblesse dans le contexte dynamique des sociétés modernes, faute d’avoir été adoptée pour être adaptée par les élites, dans le dessein d’une société novatrice. « Nous pouvons intellectuellement construire une nouvelle Afrique ? » (Joseph KI Zerbo, in A quand l’Afrique).

L’état des lieux : une singularité sur le plan économique et sociétal

Les rapports de production mettent en présence et pour l’essentiel les anciennes puissances coloniales et leurs ex-colonies. La colonisation a revêtu une triple dimension : politique, économique et culturelle. Dans l’espace de la Françafrique, les indépendances n’y ont rien changé, en raison d’accords dits de coopération en 11 points, qui vidaient les indépendances de toute substance. Ils ont constitué un véritable corset de fer qui a contenu le développement des ex-colonies dans des limites étroites. Les subsides servis à travers l’aide publique au développement contribuent à masquer la réalité. Même si certaines clauses sont devenues caduques, non seulement les plus déterminantes demeurent (la monnaie et la langue), mais elles ont toutes produit, en une soixantaine d’années, des effets difficilement réversibles. Alors, en quoi les idéologies (libéralisme, socialisme, communisme et leurs nuances) sont-elles des réponses pertinentes à la problématique de la dépendance dans l’indépendance ?

L’affiliation de personnes comme d’organisations de la société civile à des sociétés secrètes ou à des organisations-mères occidentales n’ont en rien protégé, a fortiori promu les intérêts de l’Afrique ; bien au contraire, elle a fait des premières des complices passives de la spoliation des Etats, pour généralement des promotions sociales individuelles. Comme dans les pays développés, la société africaine dite moderne s’est nucléarisée, la transmission des connaissances également, dans un système éducatif sélectif. Toutefois, si les structures normatives sont redoutablement efficaces en Europe ou en Asie, c’est loin d’être le cas dans les pays sous-développés d’Afrique : le fait que la majorité ait échappé à l’école, censée former à la discipline et à la rationalité, et la permissivité inadéquate de l’éducation dans des familles nucléaires ou nombreuses, par impuissance, sont sans doute les premières sources de l’incivisme (“le plus grand commun multiple”). Les taux d’achèvement à tous les niveaux d’études sont dérisoires. Ceux qui en sont exclus sont livrés à eux-mêmes, exposés à être des hors-la-loi, ceux qui sont détenteurs d’un pouvoir politique et/ou économique se veulent au-dessus des autres et des lois (donc eux aussi hors-la-loi), représentatives pourtant de l’autorité de l’Etat. Héritière de l’élasticité traditionnelle du temps, la société africaine moderne n’a pas fait de celui-ci un des critères de mesure de l’efficacité et du sens de la rigueur. De sorte que le citadin est encore, 61 ans après le top départ de son émancipation, en flottaison entre société traditionnelle et société moderne, dans l’impunité totale : il échappe, et à la sanction de la tradition, et à celle de la modernité au sens plénier de l’Etat de droit.

A telle enseigne qu’au Burkina Faso en particulier, la société est quasiment hors de contrôle de l’Etat. Et il ne compte que 20 millions d’habitants, par rapport aux 40 millions à venir à l’horizon 2050. Les savoirs-être et faire sont dissociés. Les premiers n’existent même plus. Sur la seule base des seconds, les jeunes croient en savoir assez pour ne plus avoir besoin des anciens, quand ce ne sont pas ces derniers qui s’auto-marginalisent au motif que “nous, nous avons fait notre temps, à vous (jeunes) de faire le vôtre”. Comme si chaque génération devait inventer ses propres paradigmes, en rupture avec les précédents, jugés à chaque fois dépassés et contre-indiqués pour le futur ; et que les vérités n’étaient pas intemporelles. Au complexe légendaire d’infériorité du Noir africain vis-à-vis de l’Occidental, il tend ainsi à s’ajouter un complexe de l’âge. Mais si les personnes âgées devaient se retrouver entre elles sinon isolées du fait de l’individualisme lui aussi importé par l’élite, où la communication intergénérationnelle traditionnelle se prolongerait-elle, en sachant que les compétences scientifiques et techniques n’épuisent pas les questions existentielles de l’être humain ? Et même sur le plan des compétences techniques !

C’est l’Afrique qui en compte le moins (beaucoup s’expatrient) et c’est elle qui, par mimétisme, s’offre le luxe de mettre à la retraite à 55 ou 60-65 ans, ceux qui sont parvenus au sommet de leur art. Qu’ils sortent des effectifs du statut général, c’est dans la règle de la bonne gestion ; mais l’administration peut leur ménager un statut particulier avec un rôle d’encadrement sinon d’actifs dans la formation et l’enseignement, et le conseil. Pascal Bruckner dit que “mettre les gens à la retraite à 60 ans c’est commettre un crime contre l’esprit”. Enfin, que vaut le savoir, s’il est juste bon aux individus pour gagner leur pain quotidien, et insuffisant pour en faire des hommes et des femmes bâtisseurs de sociétés harmonieuses et riches dans toutes les dimensions ? Là où tout est encore à construire, le plus important n’est pas le temps que chacun a consommé de vie, mais l’ampleur de la tâche à accomplir, sauf à primer les individus sur l’Etat. Nulle part ailleurs au monde, des peuples ne se trouvent dans un rapport analogue à celui qui existe entre les Etats africains et les grandes puissances.

Les premiers ne peuvent se dire indépendants, lorsque les leviers de leur développement sont tenus par les seconds. De celui qui obtient 10% d’une ressource et celui qui dispose des 90%, lequel est le vrai propriétaire ? Que soixante années après avoir proclamé leurs indépendances, avec les richesses naturelles dont le continent regorgeait et les intelligences qui ont été formées, les Etats africains soient encore aussi sous-développés, cela ne peut que laisser pantois. Tous les autres sont à leur chevet. Joseph Ki Zerbo a dit « le développement sera endogène ou ne sera pas » (in Repères), et qu’« en Afrique, il est en quelque sorte trop tard pour constituer des classes… » (in A quand l’Afrique, op. cit.). Nous travestissons peut-être sa pensée en établissant entre ces deux assertions un lien qui les sort de leurs contextes respectifs, mais dans notre raisonnement une logique sous-tend les deux. Si, pour les besoins de la cause, nous disons plutôt « développement autocentré » (la cible), celui-ci est-il possible avec des forces (les moyens) centrifuges. Ces moyens sont encore plus importants que des milliers de milliards, surtout lorsque ceux-ci enrichissent plus personnellement que collectivement

Les bases objectives d’un projet politique intra national et inter africain

Les premiers contacts entre Africains et Européens se sont produits avec une brutalité inouïe par l’esclavage ; la colonisation a pris le relais en domestiquant celui-ci. La différence, c’est que les sujets n’étaient pas appelés esclaves parce que non déportés et plus considérés comme des propriétés privées. L’exploitation était le fait d’un Etat colonial. Bien que les conditions de la colonisation fussent moins rudes ailleurs, tel qu’en Asie et en Afrique du Nord, des mouvements de luttes armées (ou non) y naquirent, et les ruptures avec les puissances coloniales étaient radicales. Les peuples reconquéraient ainsi la maîtrise de leur destin.

L’appât et le piège

La crainte d’un éveil des consciences en Afrique subsaharienne qui aboutirait aux mêmes conséquences hâtera par anticipation les indépendances, en dépouillant toutefois celles-ci de tout contenu, à travers, dans le cas de l’Afrique francophone, les accords cyniquement et fallacieusement appelés “de coopération” (comme évoqué plus haut), d’ailleurs secrets, à l’insu des peuples ; parce qu’ils étaient exclusivement à l’avantage de l’ancienne puissance coloniale, et une véritable injure à l’intelligence humaine. Mais, soif frénétique de succession au “Blanc” oblige. Sinon, où est la coopération, a fortiori l’indépendance : Lorsque des Etats dits indépendants, après avoir été exploités gratuitement en matières premières et en main-d’œuvre, se voient imposer le « remboursement » de prétendus « bénéfices de la colonisation », alors que les populations furent soumises aux travaux forcés ou « corvées » et à « l’impôt de capitation », dans des conditions considérées comme des traitements inhumains et dégradants, quand ce n’était pas des crimes contre l’humanité ? De telles ignominies sur fond d’exploitation de l’homme par l’homme et des colons venus envahir et tirer profit par la violence et les humiliations, lesquels méritaient d’être dédommagés ? Lorsqu’une décolonisation supposée maintient : un système monétaire destiné principalement à garantir la fixité et le transfert sans limites des avoirs monétaires des personnes morales et physiques des citoyens d’une puissance, ainsi que l’obligation d’utiliser la monnaie coloniale ; la confiscation automatique des réserves financières nationales ; l’exclusivité de la propriété des matières premières du sol et du sous-sol (sauf si celles-ci n’intéressent pas la puissance tutélaire), des exportations et importations, des acquisitions de matériels et équipements militaires, de la formation des officiers militaires ; le renoncement à toute autre alliance militaire sauf autorisation de la puissance colonisatrice, l’obligation pour l’ex-colonie de s’allier en cas de guerre ou de crise mondiale ; la priorité aux intérêts et aux entreprises de ladite puissance dans les marchés et appels d’offre publics ; l’obligation de faire de la langue de la puissance coloniale la langue officielle avec à la base un système éducatif plus laveur de cerveaux et acculturant qu’émancipateur ? Où est-elle, avons-nous demandé, la coopération, a fortiori l’indépendance ? Certes, certaines clauses n’étaient plus compatibles avec la globalisation intervenue dans les années 1990, notamment avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 ; et s’agissant particulièrement de la Haute-Volta devenue Burkina Faso en 1984, dès 1960, Maurice Yaméogo (son premier président) avait rejeté les accords en matière de défense. Cependant, l’essentiel demeure. En effet, de ce qui précède sur les conditions de la prétendue décolonisation, deux remarques qui nous semblent majeures méritent d’être faites, en matière monétaire et de l’usage de la langue

Une monnaie infantilisante

S’agissant de la monnaie, la fixation sur la fixité d’une monnaie, sous prétexte de stabilité et donc de prévisibilité, n’est-elle pas comparable à un bébé qui se refuserait (ce qui ne s’est jamais vu) à imiter les adultes en tentant de se tenir debout, de peur de tomber ? Simple coïncidence ou conséquence, au rapport 2020 de la Banque Mondiale, aucun des quatorze pays utilisateurs du FCFA ne figure dans le top 10 des économies africaines ! Pas même la Côte d’Ivoire, avec ses 40% de la masse monétaire de l’Union économique et monétaire Ouest-Africaine et ses 70% de son PIB.

Chacune des économies du top 10 jouit d’une totale souveraineté en matière monétaire. Sachant que la meilleure garantie de stabilité d’une monnaie c’est le dynamisme de son économie avec une industrialisation conséquente où les prix sont, au pire stables et jamais à la baisse, pourquoi, depuis 61 ans, l’industrialisation de l’Afrique francophone est-elle si faible, malgré l’abondance des matières premières ? Des pays asiatiques, au même niveau de sous-développement que les pays les plus pauvres d’Afrique en 1960, n’ont mis qu’une trentaine d’années pour forcer l’entrée dans le cercle fermé des pays industriels. Y a-t-il meilleure garantie que la volonté politique hardie d’industrialiser un pays pour l’accomplir ? Tous les arguments avancés (formation, coûts des facteurs, etc.) pour justifier cet immobilisme ne tiennent-ils pas à la même absence de volonté politique ? Ou, considère-t-on, de façon définitive, que l’Afrique ne répond pas aux conditions de l’industrialisation ? La Corée du Sud et Taïwan doivent beaucoup aux Etats-Unis, pour des raisons géostratégiques évidentes. Pourquoi la France n’en a-t-elle pas fait autant en Afrique ? C’est que ç’eût été comme de scier la branche sur laquelle elle était assise, en termes d’immenses sources d’approvisionnement en matières premières et de débouchés d’exportation de ses produits finis.

Une langue assimilationniste

La seconde remarque majeure est relative à l’obligation de faire de la langue française la langue officielle de l’ex-colonie. Elle procède de la volonté d’assimilation des peuples pour le rayonnement culturel de la France. Le ministre français Jean-Pierre Lemoyne a déclaré que “le cœur de la francophonie bât en Afrique”.

La langue est le premier signe de culture et de maturité d’un peuple, et le dernier rempart dont il dispose contre son assimilation par un autre. L’argument selon lequel il y a des dizaines sinon des centaines de langues nationales ne vise rien d’autre que “tuer” celles-ci au profit du français. Celui-ci n’est pas considéré juste comme un moyen d’acquisition des connaissances, de communication inter-ethnique, et dans le monde francophone, il est aussi un moyen d’identification, de sélection et de valorisation en société. Faire du français un passage obligé pour gagner sa vie, comme si les dix doigts avaient besoin de cette langue pour œuvrer, voici une des plus graves atteintes aux droits et à la dignité de l’homme, puisque le droit au travail en est. Les Africains n’ont pas eu besoin d’être colonisés pour se nourrir. Si bien que seule la force des armes a pu les réduire en esclavage.

Conclusion

Quel que soit le parti politique qui parviendra aux commandes d’un Etat en Afrique subsaharienne, il sera confronté aux mêmes contraintes extérieures. Aussi, le bon sens suggère-t-il que tous s’unissent, dans un patriotisme solidaire (celui qui ne trahit ni la cause, ni les autres), pour se rendre maîtres de leur destin. Les armes sont inappropriées lorsque la domination est subtile. Aussi, la pire de toutes les faiblesses est la faiblesse mentale. Mêmes les palmes académiques ne peuvent rien contre elle. Que pèse le peuple vietnamien à côté de l’Afrique noire ? Pourtant, ce petit peuple a vaincu tour à tour la France et la première puissance militaire du monde à l’époque, les Etats-Unis. C’est pourquoi il est pour le moins étonnant que des instruits aient pu, à la croisée des chemins pour l’indépendance (il n’était plus question de lutte armée), choisir le compagnonnage de ceux qui avaient traité leurs parents pendant la colonisation et leurs ancêtres pendant la traite négrière, comme on ne traite pas des bêtes de somme.

La condition sine qua non de l’indépendance de tout Etat est la prise de conscience générale en son sein, que « la servitude volontaire par la collaboration active ou résignée d’une partie notable du peuple » (selon la définition qu’en donne Etienne de la Boétie), ne saurait fonder son développement durable. Aucun peuple ne s’est développé dans et/ou avec la culture d’un autre. C’est pourquoi, ne comprenons-nous pas l’entêtement des Africains au Sud du Sahara à se vouloir l’exception qui accomplira cette prouesse, funeste pour leur culture. Tel est la base unificatrice et résiliente des Africains, au sein des Etats comme entre les Etats, pour une véritable émancipation du continent ; au lieu de la reproduction, fut-ce à la perfection, de ce que l’Occident est et a. Lorsque vous ne seriez plus que ce que d’autres ont voulu faire de vous, lorsque vous n’auriez plus que ce que vous auriez reçu d’eux, de quels motifs de fierté pourriez-vous vous enorgueillir, en tant que créatures culturelles d’autres créatures humaines ? Imitation pour imitation, autant le faire de ce qui correspond à leur état, c’est-à-dire le multiculturalisme (suisse), et non l’unitarisme (jacobin) destructeur de leur diversité culturelle, pour la gloire impériale d’une puissance redevable de son rayonnement précisément à ses bienveillantes possessions, qui ne sont pas payées de retour. Alors, le seul clivage en politique qui aurait un sens en Afrique subsaharienne, c’est celui qui opposerait partisans d’une véritable indépendance et ceux de l’assimilation des africains noirs, avec au centre les équilibristes. Ce clivage a déjà eu lieu avant les indépendances, et il reste d’actualité. Car les clivages idéologiques occidentaux, qui sont aussi artificiels que les frontières lorsqu’ils sont rapportés à l’Afrique, ne peuvent que former de potentiels chevaux de Troie pour y maintenir la domination politique, économique et culturelle.

Paul Bassolé

Economiste de l’entreprise

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