Fiscalité : « Les acteurs de l’économie numérique mettent en pratique des stratégies de contournement … », dixit Dr Aboubakar Nacanabo  

L’économie numérique cause de nombreux soucis aux administrations fiscales qui peinent à imposer comme il se doit les transactions numériques. Pour mieux appréhender la problématique, Sidwaya s’est entretenu avec un spécialiste de la question. Il s’agit de Dr Aboubakar Nacanabo, un homme à multiples casquettes. Comptable et financier de formation et auteur de plusieurs ouvrages sur la comptabilité et la fiscalité, il est chercheur et enseignant de comptabilité et de fiscalité internationale à l’ENAREF, à l’Université Thomas Sankara et dans d’autres instituts privés. Sa thèse de doctorat en sciences de gestion a porté sur « la fiscalité à l’ère de la numérisation de l’économie ». Dr Nacanabo est par ailleurs expert du forum des administrations fiscales africaines (ATAF) et a représenté cette organisation aux travaux du task force économie numérique de l’OCDE pour porter la position africaine. C’est donc en homme averti qu’il répond à nos questions sur un sujet, préoccupant pour les fiscs, qui peine à trouver un consensus mondial.

Sidwaya (S) : Que renferme la notion de l’économie numérique ?

Dr Aboubakar Nacanabo (A.N) : Il n’y a pas une définition universellement acceptée de la notion de l’économie numérique. Mais les chercheurs conviennent que par économie numérique, il faut regrouper les activités menées par le biais du réseau internet avec des plateformes collaboratives, le e-commerce, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les plateformes de téléchargement, etc.

Toutefois, le paradigme évolue et on parle de numérisation de l’économie puisque ce n’est pas seulement un pan de l’économie qui est concerné mais on assiste à un vaste mouvement de digitalisation. Aujourd’hui vous avez le transport qui s’y met avec des applications comme Uber, l’hôtellerie avec booking.com, Airbnb, etc. Vous avez même des secteurs comme l’agriculture, la médecine, l’enseignement, même l’art qui se digitalisent.

S : Quelle est la part de l’économie numérique dans le PIB mondial ?

A.N : Un rapport de la Banque Mondiale sur le dividende numérique précise qu’en 2017, l’économie numérique représentait 11 500 milliards de dollars, soit 15,5% du PIB mondial ; ces chiffres datent d’avant l’apparition de la maladie à corona virus. Notez qu’il est important, lorsque l’on parle de l’économie numérique, de considérer la situation avant et après COVID. En effet, la maladie à coronavirus a accéléré l’expansion de l’économie numérique avec l’obligation de confinement et de distanciation sociale que cela a imposé. Le télétravail est devenu une réalité maintenant dans plusieurs pays et c’est du pain béni pour les plateformes numériques. Quand vous prenez une plateforme comme Zoom, spécialisée dans les solutions de visio-conférence, selon le site allemand Statista, son chiffre d’affaires a explosé de 90 millions de dollars au troisième trimestre 2019 (juste avant COVID) à 188 millions de dollars au 4eme trimestre 2020, soit une hausse de 108% en un an. Ses prévisions pour le 4eme trimestre 2021 s’élèvent à 883 millions de dollars, soit une hausse prévue de 369%.

S : Qu’en est-il de cette part du numérique dans l’économie africaine, burkinabè ?

A.N : Pour ce qui concerne l’Afrique, les chiffres les plus fiables viennent de la CNUCED (ndlr : Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement) qui estime que le marché du commerce électronique B2C en Afrique représentait environ 5,7 milliards de dollars en 2017, ce qui correspond à moins de 0,5 % du PIB. Mais il faut noter que le commerce électronique B2C, c’est-à-dire des entreprises vers les particuliers, ne représente qu’un pan de l’économie numérique.  Au Burkina Faso, je n’ai pas connaissance d’un rapport d’études sur l’économie numérique ; toutefois, on peut constater une culture numérique de plus en plus poussée aussi bien dans certaines administrations publiques que dans le secteur privé. Mais les acteurs du secteur informel semblent être les plus dynamiques dans cette numérisation à travers les réseaux sociaux avec des pages de ventes d’articles divers, des opportunités d’affaires qui se créent et se consolident.

S : L’un des grands défis que les administrations fiscales doivent relever semble être la fiscalisation de l’économie numérique. Où réside le problème ou quels sont les contraintes auxquelles les fiscs font face en matière de d’imposition de l’économie numérique ?

A.N : Vous avez tout à fait raison. L’économie numérique est un accélérateur de croissance surtout pour nos jeunes Etats africains. A cet effet, il convient de maximiser dans les infrastructures, la formation et l’éducation numérique pour pousser l’économie numérique à porter davantage la croissance. Toutefois, les administrations fiscales font face à un défi important : celui de la fiscalité à l’ère de la numérisation de l’économie. Il s’agit d’un défi mondial parce que cela concerne aussi bien les pays développés que les pays sous-développés.  Le défi majeur c’est l’inadaptation du droit fiscal international face à une économie numérisée qui ignore royalement les frontières. En effet, en droit fiscal international, les bénéfices d’une entreprise ne peuvent être imposés que dans le pays où elle dispose d’un établissement stable. Par établissement stable, on entend une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle l’entreprise réalise tout ou partie de son activité. Voyez-vous le contexte que nous vivons ? Les plateformes numériques internationales comme Google, Amazon, Facebook, Apple que l’on surnomme GAFA ou GAFAM si l’on ajoute Microsoft se déploient partout dans le monde et réalisent des affaires au nez et à la barbe des administrations fiscales qui restent impuissantes. Ces plateformes n’ont besoin d’aucune installation fixe, même pas un hangar ; il se déploient juste par l’effet réseau. Donc, les affaires sont réalisées dans nos Etats, des utilisateurs de nos Etats contribuent à la création de valeur à travers la création de contenues, des partages, l’élargissement du réseau, la fourniture de données personnelles utilisées à des fins de publicités ciblées mais on ne peut collecter aucun copeck sous forme d’impôt parce que les textes ne sont pas adaptés. Voici le vrai problème.

S : Quels sont les types d’impôts qui pourraient être concernés par cette sorte d’évasion fiscale ?

A.N : Il s’agit essentiellement de l’impôt sur les bénéfices puisque la valeur est créée dans des pays mais aucun revenu n’est imposé. Les impôts de consommation comme la TVA (ndlr : Taxe sur la valeur ajoutée) et les droits de douanes sont aussi concernés. Imaginez-vous qu’une personne peut rester dans son bureau au Burkina et acheter un logiciel en ligne, se faire livrer à travers des codes de téléchargement. Du coup, ce bien qui devait faire l’objet de dédouanement, traverse virtuellement le cordon douanier, donc les droits de douanes échappent. Pour la TVA aussi, c’est pareil, mais c’est atténué quand il s’agit du commerce B2B, c’est-à-dire d’entreprise à entreprise. Dans ce cas, les mécanismes de la TVA permettent d’appréhender l’impôt par le biais de l’autoliquidation.

S : Quelles sont les pratiques de contournement de l’impôt de la part des acteurs de l’économie numérique ?

A.N : Du fait de l’utilisation massive d’actifs incorporels, de l’ignorance des frontières géographiques et du caractère innovant des modèles d’affaires, les acteurs de l’économie numérique, du moins les géants nommés GAFAM, mettent en pratique des stratégies de contournement préjudiciables aux Etats. Tout part du montage juridique, c’est-à-dire la structuration même de l’investissement du groupe. On trouvera toujours une filiale située dans un paradis fiscal, comme l’Irlande, qui va servir de réceptacle pour attirer tous les revenus mondiaux et les mettre ainsi à l’abris de l’imposition. En effet, l’Irlande a mis en place une politique fiscale très favorable pour les revenus des actifs incorporels : de ce fait, tous les brevets, licences et autres incorporels sont transférés dans ce paradis fiscal qui devient propriétaire juridique et bénéficie ainsi des revenus qui remontent en franchise de tout impôt.

S : Qu’en est-il de la fiscalisation de l’économie numérique au Burkina Faso ?

A.N : Depuis 2013, l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) qui regroupe les pays développés a mis en place un projet de lutte contre l’érosion des bases d’imposition et le transfert indirect de bénéfice. L’objectif étant de lutter contre les pratiques fiscales dommageables des multinationales. 15 actions ont été identifiées et la première est intitulée « relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique ». Pour permettre aux pays sous-développés d’avoir voix au chapitre, l’OCDE a mis en place le cadre inclusif qui regroupe des pays développés et aussi des pays sous-développés. Le Burkina Faso a adhéré à ce cadre inclusif depuis le 25 mai 2016. Les débats se mènent au sein de ce cadre mais la recherche du consensus est toujours en cours étant donné les intérêts divergents sur la question. C’est donc vous dire que le Burkina n’a pas une solution unilatérale sur la question, mais il s’inscrit dans le cadre des débats au niveau international. En plus, il y a une position commune portée par l’Union Africaine à laquelle tous les pays africains adhèrent.

S : Est-ce que l’administration fiscale burkinabè dispose des moyens pour imposer ces contribuables ou toutes ces activités qui n’ont d’existence que virtuelle, notamment ces activités commerciales en ligne, ces transactions financières virtuelles comme le mobile money, la cryptomonnaie ou bitcoins…  

A.N : Il n’est pas du tout évident de cerner toutes ces activités menées virtuellement. Mais ceci dit, il faut préciser que le commerce en ligne, s’il est mené avec professionnalisme, laisse des traces puisque les paiements sont faits par des moyens scripturaux. Toutefois, on assiste à une forme de commerce dite en ligne mais qui se dénoue avec des paiements en espèces. C’est cela la vraie difficulté aujourd’hui. En cela le mobile money est une opportunité puisqu’il s’agit d’opérations traçables.

Quant aux cryptomonnaies ou autres monnaies virtuelles, il se pose d’abord un problème de régulation et les débats sur leur fiscalisation sont reversé dans les échanges en cours sur la fiscalité de l’économie numérique.

S : L’imposition des activités numériques est-elle prévue par la loi fiscale burkinabè ?

A.N : Disons qu’en matière de fiscalité, ce qui n’est pas expressément exonéré est imposable. C’est cela le principe. Il n’y a pas une disposition expresse qui exonère les revenus générés par l’économie numérique dans le code général des impôts. Donc par principe, ces revenus sont bien imposables. Maintenant la question est de savoir si nous disposons des moyens nécessaires pour traquer, identifier, quantifier et évaluer les transactions numériques en vue de l’imposition. Sans ambiguïté, la réponse est non pour le moment. Il va falloir continuer les réflexions pour cerner ce problème sous toutes ces facettes.

S : A combien peut-on évaluer le manque à gagner pour les recettes fiscales du fait de la faible imposition de l’économie numérique au niveau du Burkina Faso ?

A.N : Je ne saurai m’aventurer parce qu’aucune étude n’a été faite sur la question.

S : Quelles réponses les législations fiscales apportent-elles à cette problématique ? Sont-elles suffisantes ?

A.N : Comme je l’ai dit plus haut, les réponses apportées ne sont pas à la hauteur. Il faut une réforme globale du système fiscal international et c’est à cette tâche que l’OCDE s’attelle avec beaucoup de difficultés du fait de blocages voulus par certains Etats qui trouvent leur compte dans le statu quo.

S : Que faut-il alors faire au plan national, régional et international pour une meilleure imposition de l’économique numérique ?

A.N : Je n’ai pas une solution en dehors des propositions actuelles de l’OCDE sur la réforme globale du système fiscal international. En tant qu’expert du forum des administrations fiscales africaines (ATAF), j’ai apporté ma contribution dans le comité technique sur la fiscalité transfrontalière et j’ai représenté l’ATAF aux travaux du task force économie numérique de l’OCDE pour porter la position africaine.

Après avoir produit deux rapports ayant mis en exergue les contours du problème et le manque de consensus entre les pays, les experts ont soumis à l’OCDE un projet de réforme globale du système fiscal mondial. Ce projet a été adopté et les travaux sont axés actuellement sur les deux piliers identifiés par l’OCDE.

Le pilier 1 vise à faire en sorte que les revenus soient imposés dans les juridictions de marché même en l’absence d’établissement stable. Ce qui signifie que si ce pilier est adopté, les plateformes comme Facebook, Google ou Amazon, paieront une partie de leur impôt dans un pays comme le Burkina qui compte des milliers d’utilisateurs. Mais attention, ce pilier ne porte pas que sur l’économie numérique mais sur l’ensemble de l’économie. Ce qui suppose que pour tout bien vendu, l’impôt sera payé dans le pays ou le consommateur est situé : ceci constitue un risque pour les pays africains exportateurs de ressources minérales. Fort heureusement, la voix de l’Afrique a été entendue sur cette question et les ressources minérales ont été exclues.

Le pilier 2 porte sur un système d’impôt minimum mondial pour toutes les entreprises, de sorte que si une entité exerce dans un paradis fiscal, le gain d’impôt qu’elle réalisera sera imposé en complément dans un autre Etat : ce qui rendra les paradis fiscaux moins attractifs.

Voici les deux piliers sur lesquelles portent les réflexions actuellement et les débats trainent faute de consensus. Dans un premier temps le consensus était attendu pour le 31 décembre 2020 mais avec le retrait des Etats Unis des discussions, les choses ont trainé. Le nouveau délai est fixé au 30 juin 2021.

Interview Réalisée par

Mahamadi SEBOGO

Windmad76@gmail.com

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