Islam, foulanité et terrorisme au Burkina Faso: Les identités piégées

Dans cet article, Dr Koudbi Kaboré[1], enseignant-chercheur en histoire à l’Université Pr Joseph Ki-Zerbo, et par ailleurs spécialiste du dialogue inter-religieux, dans une approche holistique, fait appel à l’histoire, à la culture, au concept d’«identités piégées », à l’absence d’Etat, etc.  pour décrypter la  crise sécuritaire dans laquelle est plongé aujourd’hui le Sahel Burkinabè.

J’entends par « identité piégée », la situation de populations dont l’environnement (écologique), le mode de vie, l’éloignement des centres de décision, ou encore le passé historique exposent aux crises, aux influences extérieures, et transforment leur identité et leur rapport aux autres. Les populations en situation d’« identité piégée » sont des gens qui sont pris en otage dans une situation contre laquelle leur capacité de résistance se trouve limitée. Jusqu’à un certain seuil, subir la situation, céder à la pression devient pour certains une libération, sinon une stratégie de survie. Comme toutes les identités, les identités piégées sont des identités socialement construites, le plus souvent écartelées entre la sublimation et la stigmatisation. Elles peuvent, de ce fait,  autant être érigées en instrument de domination que d’exclusion, capables de générer les pires dérives.

Convoquer ce concept dans l’analyse de la situation sécuritaire au Burkina Faso permet de comprendre pourquoi le Sahel, à l’instar des périphéries régionales à l’est et à l’ouest, sont pris dans l’étau du terrorisme et en paient le plus lourd tribut. Le concept privilégie la compréhension des crises par les causes profondes plutôt qu’à travers l’option des raccourcis, comme le fait de désigner des boucs émissaires ou des ennemis de l’intérieur. En mettant en valeur ce concept, je veux souligner l’importance d’éviter  le « piège identitaire »[2] qui, procédant  par soustraction, stigmatisation, culpabilisation et exclusion de catégories ou de groupes spécifiques, est préjudiciable à la cohésion d’une société (nationale).

Historiquement, le Sahel (géographique) est la région ouest africaine des grandes crises qui façonnent les conduites des hommes et (re-)construisent  leurs identités. Dans le Sahel contemporain, la grande sécheresse de 1969-1973 fut un des moments où les peurs ont été projetées sur les nomades, notamment les Touaregs, leur faisant prendre conscience d’une différence fâcheuse et d’un désir d’exister. Les Touaregs étaient arrivés au bout de leur résilience en 1973 et, pour survivre, fuyaient les campements, se livraient au pillage et à la vente d’enfants. Les experts du Comité inter-Etat de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss), pour justifier la réaction tardive des Etats face à leur sort, avaient qualifié leur mode de vie d’absurdité économique, les rendant en partie responsables de la crise : « ces populations constituent maintenant une charge sociale, économique et politique pour leurs pays. Ne possédant que ce qu’ils emportent avec eux, ils ne prennent soin de rien, se refusent à tout travail manuel, rechignent à payer les impôts, se résignent difficilement, pour des raisons diverses et parfois valables, à vendre leurs bêtes, et de ce fait, ils n’apportent pas à la vie économique des pays, toute la contribution qu’ils seraient en droit d’attendre d’eux »[3].

Vengeance contre l’Etat et les classes locales dominantes

Ce détail quelque peu anecdotique correspond à une des façons d’évoquer l’identité, alors qu’elle ne joue pas un rôle déterminant dans la survenue d’une crise dans laquelle elle est elle-même prise au piège. Le sort des nomades s’explique moins par leur mode de vie que par la durable et pénible crise climatique et écologique. On dira tout simplement qu’ils étaient (et sont toujours) dans le mauvais environnement au mauvais moment. La construction d’une identité sahélienne, notamment peule, revient aujourd’hui dans le contexte du terrorisme. Mais comme en 1973, les Peuls sont piégés. Ils le sont par leur passé, leur culture et par la faiblesse de l’Etat.

De manière générale, les groupes terroristes, pour s’implanter, cherchent toujours un environnement social propice. Les anciens foyers d’activisme islamique et les Etats en crise se prêtent bien à leur installation. Le Sahel est la région qui a le plus connu un activisme islamique intense dans l’ensemble des pays qui ont constitué à partir de 1919 la Haute-Volta. Des révolutions islamiques au début du XIXe siècle y ont abouti à la mise en place de pouvoirs musulmans, notamment les émirats du  Liptako (1810) et du Yagha (1812) ; des mouvements d’influence mahdiste ont aussi, de façon sporadique et souvent violente, marqué toute la période de l’occupation coloniale. Cet héritage islamique de la région inspire les groupes qui projettent de construire de nouvelles utopies à partir de l’islam. Dès lors, les tensions internes et les révoltes, comme celles que la région a connues entre 2012 et 2015[4], qui sont l’expression d’un désir d’Etat et d’émancipation sociale, sont canalisées par ces groupes et transformées en vengeance contre l’Etat et les classes locales dominantes.

On fait grief aux Peuls de s’être compromis dans le terrorisme par une protection des terroristes et un déficit de collaboration avec les forces militaires. Quelle que soit la valeur de ce reproche, le fait le plus important à savoir est qu’il touche à un fait culturel qui est la foulanité. La foulanité ou la façon d’être peul repose sur le pulaaku, qu’on peut définir comme un code d’honneur renfermant un ensemble enchâssé de principes dont la discrétion, l’intelligence, la fraternité  incarné par le lignage (Suudu baba). Les conduites et les rapports sociaux de façon générale sont régis par le pulaaku. Selon le pulaaku, le « vrai »[5] peul ne doit pas, par exemple, dénoncer, exposer, ni livrer son parent à un étranger. Bien sûr, le pulaaku n’exclut pas les conflits internes, si bien que les sociétés peules restent encore des sociétés instables qui se caractérisent par des dissensions et des conflits. Elles ne parviennent à une cohésion que face à une menace extérieure qui permet d’affirmer et de rendre réelle la fraternité culturelle. C’est l’observation relative du pulaaku dans le contexte du terrorisme qui est interprétée comme un silence coupable.

Attirer des chômeurs en révoltes contre l’Etat

Mais à l’instar des périphéries régionales à l’est et à l’ouest, c’est la crise de l’Etat qui donne une certaine facilité à l’installation et à l’action des groupes terroristes au Sahel. La crise de l’Etat, c’est moins son affaiblissement que le fait des politiques d’Etat qui contribuent à (re-) produire des inégalités et des ségrégations génératrices de conflits. Sur ce point, l’influence structurante de l’Etat a été et reste faible dans les périphéries régionales. Or, là où le pouvoir centralisateur de l’Etat est faible, d’autres acteurs émergent qui peuvent, soit l’accompagner, soit le contester. Les mouvements contre l’Etat qui se développement au nord, à l’est et à l’ouest depuis le milieu des années 2010 s’expliquent largement par la faiblesse de l’emprise territoriale de l’Etat, mais aussi par l’échec des politiques publiques de décentralisation et d’aménagement du territoire, supposées réduire les disparités de développement.

Les groupes terroristes ont donc intégré l’Afrique de l’Ouest sahélienne dans leur territoire parce qu’ils y ont trouvé des Etats fragiles et distants, des populations qui leur  sont hostiles et par conséquent, peuvent d’autant être réceptives à de nouvelles offres de gouvernance qu’elles ont un sens très poussé de la solidarité interne. Considérons Ansaroul islam, le premier groupe terroriste local qui est connu après l’attaque du détachement militaire de Nassoumbou le 16 mars 2016. Lorsque Malam Dicko fit l’option du jihad et fonda le mouvement, il fit d’abord du Soum sa zone d’action, non pas parce qu’il y est originaire, mais parce que cette région présentait parfaitement les caractéristiques des zones de prédilection des extrémistes. Elle était déjà une zone de tensions au contact des régions maliennes sous influence islamiste. Malam Dicko s’est inscrit dans l’économie des rapports sociaux de la société islamo-peule, et a repris à son compte le vieux discours de l’émancipation et de l’égalité sociale qu’ont antérieurement tenu différents courants islamiques,  pour attirer à lui des chômeurs en révoltes contre l’Etat, mais aussi des marginaux sociaux mus par le désir de changer l’ordre politique et social traditionnel dans l’ancien Jelgoji. Même s’il en voulait au pouvoir émiral de Djibo, il n’était pas question pour Ansaroul islam, du moins à ses débuts, de diriger des attaques contre des « parents » (sudu baba). Ce n’est qu’à partir de 2018 que le groupe a déplacé ses opérations vers les communautés et les élites locales, attaquant mosquées, églises chrétiennes, marchés ; enlevant et exécutant des responsables religieux, des leaders d’opinion, des élus locaux, etc. Les attaques contre les communautés sont une stratégie qui vise à faire éclater des guerres intercommunautaires et confessionnelles qui favorisent l’expansion du mouvement. En revanche, celles dirigées contre les « parents » révèlent un fait qu’on a tendance à oublier : le mouvement n’a pas eu le soutien local qu’il espérait. D’où son revirement  d’option, qui bouleverse toutes les institutions et complexifie les interventions.

Vaincre la culpabilisation et la stigmatisation

Ansaroul islam a ouvert la voie à divers groupes qui, exploitant les tensions locales et le « vide » sécuritaire, ont progressivement étendu leur influence au-delà du Sahel, dictant leurs lois et recrutant essentiellement parmi les populations des zones qu’ils dominent. Ils interdisent aux populations de collaborer avec les agents de l’Etat et les obligent, en échange de leur survie, à fournir subsistance et combattants pour les besoins de la guerre. Si les personnes d’origine peule sont les plus nombreuses parmi les combattants, mais aussi des déplacés internes, c’est parce que globalement le Nord, l’Est et l’Ouest, régions à fort peuplement peul, restent les principaux foyers d’ancrage terroriste.

Aujourd’hui, vaincre la culpabilisation et la stigmatisation d’où qu’elles viennent, est la dimension civile, aussi importante que l’action militaire dans la lutte antiterroriste au Burkina Faso. Sur ce point, le Général Moïse Miningou, chef d’état-major général des armées a, au cours  du bilan de l’Opération Otapuanu le 12 avril 2019, donné la bonne pédagogie devant les journalistes. Répondant à la question d’un journaliste sur le nombre de terroristes neutralisés, le général a dit ceci : « Permettez-moi de ne pas donner des chiffres parce que pour moi, en tant que chef d’état-major général des armées, je ne pense pas que c’est nécessaire de donner des chiffres surtout quand nous savons que nous combattons contre nos frères. Ce sont des Burkinabè. Je trouve que l’essentiel, c’était d’accomplir notre mission ».

Je retiens du propos du Général deux choses : en premier lieu, c’est la nécessité de protéger les identités des prétendus terroristes afin de protéger les communautés de la stigmatisation qui peut déboucher sur le repli identitaire préjudiciable à l’unité nationale. En second lieu, son message indique que ceux qui ont pris les armes contre la patrie sont des enfants de la République capables de se repentir. Préserver autant que possible leur vie, rassure ceux d’entre eux qui nourrissent l’espoir de se désengager de la lutte armée. Ce texte prolonge cette réflexion et voudrait être une pédagogie de la cohésion sociale.

Dr Koudbi Kaboré

(koudbikabore@yahoo.fr)

Enseignant-chercheur en histoire,

Spécialiste du dialogue inter-religieux

 Université Pr Joseph Ki-Zerbo

 

[1] Enseignant-chercheur : Email : koudbikabore@yahoo.fr. Ce texte est l’ébauche d’une étude intitulée « Identités sublimées, identités piégées. Peuls et Touaregs dans les grandes crises du Sahel contemporain » (à paraître).

[2] Agier Michel, 2013, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris : La Découverte.

[3] Cf. Marcel Ganzin, Rapport sur la situation alimentaire et nutritionnelle dans les pays du Sahel affectés par la sécheresse, Rome, 28 août 1973, ANB, 9V324, pp.11-12.

[4] La seule année 2012 a été marquée à Dori et à Djibo, les deux principaux centres urbains de la région, par des révoltes de l’emploi de grandes ampleurs. Ces émeutes, sans exemples, avaient été précédées par un vent de frondes et ont été suivies de maintes autres dans plusieurs localités.

[5] Dans le sens où c’est l’observance du pulaaku qui confère aux individus  la qualité de Peul plus que la langue.

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