Kalifara Séré, expert en stratégie territoriale, à propos des attaques terroristes : « Je ne crois pas que nous soyons faibles face au terrorisme » 

Dans cette interview, l’expert en stratégie territoriale et en développement local, Kalifara Séré, fait l’état des lieux de la lutte contre le terrorisme au Burkina Faso, après l’attaque meurtrière du village de Solhan dans la région du Sahel. L’administrateur civil de formation préconise, entre autres, un changement de paradigme et une profonde réforme de l’armée burkinabè.

Sidwaya (S.) : Selon vous, qu’est-ce qui explique la récente attaque terroriste à Solhan ?

Kalifara Séré (K.S.) : Il serait difficile de trouver une explication à cette énième attaque. Nous ne pouvons aller que de spéculation en spéculation. Il n’existe ni un abécédaire des attaques, ni un vade-mecum, encore moins un modus de casus belli. C’est-à-dire une sorte d’ardoise de loi de la guerre qui nous explique la situation de manière scientifique et rationnelle. Mais, il est tout de même possible d’avancer quelques pistes d’explications qui pourraient tenir la route, notamment en s’adossant à un certain nombre de faits qui se sont produits assez récemment. Quand les mouvements terroristes naissent, ils ont une signature, une sorte de manifeste ou de proclamation. Il s’agit généralement d’une proclamation assez explosive, telle une attaque surprise ou une attaque kamikaze. Nous l’avons vu, avec les attaques du Cappucino et de l’Hôtel Splendid, puis celle du 2 mars 2018 au niveau de l’état-major général des armées. Mais aucun mouvement terroriste aussi bien structuré soit-il ne peut se permettre de poursuivre son action par des attaques suicides au risque de manquer d’effectif. Donc à un moment donné, des mouvements tels le GSIM ou JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, ndlr) et l’EIGS (Etat islamique dans le Grand Sahara, ndlr), bien que leur historicité soit légèrement différente, se structurent à partir d’un territoire, approfondissent et aménagent des couloirs pour pénétrer au fur et à mesure dans le territoire.

S. : Comment caractérisez-vous l’évolution de la menace au Burkina Faso ?

K.S. : Le Burkina Faso a été, pendant les deux ou trois premières années, une sorte de territoire de ruissellement. Mais aujourd’hui, notre pays est devenu un territoire de germination. C’est-à-dire qu’il y a eu de la semence terroriste. Et cette semence commence à se développer, à germer et à grandir. Et la granulation, puis la montaison constituent une étape très dangereuse pour les Etats, si des réponses adéquates ne sont pas apportées. Nous sommes donc, malheureusement, dans une phase de montée en puissance des terroristes. Personnellement, l’une des explications de l’attaque de Solhan, entre autres, et de celles qui peuvent se produire, est le fait que nous avons entrepris une démarche de négociation communautaire, intra et intercommunautaire comme au Niger, Nigeria ou au Mali. Mais, nous avons privilégié la négociation via des canaux de chefferie traditionnelle. Or, les chefferies traditionnelles n’ont pas la même légitimité au Sahel que dans le Plateau mossi. Que ce soit au Nigeria ou au Niger, ces négociations communautaires ont permis pendant un moment, d’amener une certaine accalmie. Que ce soit au Niger, au Mali sous Ibrahim Boubacar Kéita ou au Burkina Faso, c’est à l’approche d’une échéance électorale que l’on engage ce type de négociations. Effectivement un peu avant novembre 2020 et puis un peu après, nous avons enregistré une certaine accalmie. Mais ces négociations sont en matériau périssable et à la limite, en dernière analyse, on pourrait dire qu’elles sont dangereuses. Les chefferies traditionnelles n’ont pas, la même aura qu’ailleurs et généralement, les responsables djihadistes ne les considèrent pas outre mesure. De plus, ces négociations se font pour la plupart avec des manutentions d’argent, des mallettes d’argent, des sachets d’argent, etc. Et au cours de ces transactions, l’on observe des rétractions ou retenues d’argent. Malheureusement, rien ne se cache dans le terroir. Tout se sait. A un moment donné, ces derniers se rendent compte de la duperie. Et dans ces conditions, le modus vivendi est d’office rompu. La protestation se fera donc de manière violente sur le terrain. C’est exactement ce qui s’est passé au Nigeria. Lors des élections locales, le gouvernement nigérian est rentré, discrètement via ses services secrets, en contact avec certains groupes et puis après il y a eu une fausse accalmie. Mais après, l’on assiste à une démultiplication des attaques, des prises d’otages, des séquestrations, etc.

S : Préconisez-vous cette option pour le Burkina Faso ?

K.S. : Nous ne devons pas faire l’erreur d’aller vers les mouvements terroristes sans passer par des érudits de l’islam qui sont respectés par les mouvements terroristes. Parce que ces grands érudits peuvent s’imposer à ces groupes-là. Mais à condition évidemment que l’Etat leur donne une feuille de route claire, avec des limites à ne pas franchir dans le dialogue. Et sur ce point, je peux dire que nous disposons d’une petite chance. C’est-à-dire que nous pouvons jouer sur deux tableaux : le tableau Front de libération du Macina (FLM) qui est la composante du JNIM qui nous intéresse le plus. Car, c’est cette composante qui recrute le plus de jeunes dans les terroirs du Sahel, de l’Est et de la Boucle du Mouhoun. Et cette composante n’est pas aussi hermétique, fermée et ignare en terme de négociation ou troglodyte comme l’EIGS. Par exemple, de 2016 jusqu’à maintenant, vous verrez que de mars à juin, on enregistre un pic des attaques, puis après il n’y a pratiquement rien. Et en novembre, les attaques reprennent. On observe une stabilisation et en mars, avril et mai, il y a encore un pic. Il est possible que nous soyons dans cette situation. Juste après le repos du guerrier, les saisonniers du terrorisme qui se disséminent partout sur le territoire vont prendre quelques mois sabbatiques pour se ressourcer, etc. C’est à cette période que la plupart d’entre eux se marient avant de rejoindre les galeries forestières pour se cacher. Nous sommes simplement dans une situation où les groupes terroristes ont constaté que le gouvernement burkinabè, comme il y a quelques semaines de cela avec le gouvernement malien, a engagé une communication victorieuse, d’autosatisfaction, pour ne pas dire d’extase. Or, ceux qui connaissent bien la zone savaient naturellement que les mouvements de la délégation gouvernementale étaient très bien suivis par les terroristes. Je pense que certaines sources peuvent en attester. Et nous avons manqué de flair, d’opiniâtreté. Nous sommes tombés dans la facilité, une communication à deux Kopeck, du genre « tout va bien », alors que les patrouilles passent devant des groupes qui sont juste disséminés à quelques mètres d’eux sur la voie. Il est possible que ces gens aient fait leur publi-reportage en retour.

S. : Quelle lecture en faites-vous de la lenteur supposée de la réaction de nos défense et de sécurité (FDS) a la suite du drame ?

K.S. : Cela n’est pas nouveau. Je ne sais pas si cette fois-ci c’est le cas. Sinon on peut prendre des exemples d’attaques où les FDS n’arrivent pas à temps. Il y a des gens de bonne foi qui informent les FDS d’une attaque imminente ou en cours, mais elles n’y vont pas avec célérité. Les FDS ont opté pour un mode opératoire fondé sur des principes de précaution et de sauvegarde. Ces choix sont discutables. Pendant la seconde guerre mondiale, les alliés avaient accosté l’opération Overland pour sauver la France. Mais l’armée nazie avait posé plus de 15 000 engins explosifs sur la seule Baie d’Omaha. Mais, ils n’ont pas reculé. Pour avancer les Anglais avaient adopté une stratégie qui consiste à ne pas reculer mais à sacrifier quelques-uns, car ils avaient un objectif qui est de détruire les infrastructures de défense nazies pour avancer. Les premiers qui se sont sacrifiés pour la patrie ont reçu par la suite les décorations les plus élevées à titre posthume. Malheureusement, je suis étonné que jusque-là nous ne maîtrisions pas la technique des engins explosifs. Je l’ai dit et le répète, il faut que dans nos villages, les CVD (Comité villageois de développement, ndlr) soient formés à confectionner et à poser les engins explosifs, tout en veillant à ce que les femmes, les hommes, les commerçants soient informés de cela, à l’exception des étrangers. Il faut ainsi protéger tous les espaces, de sorte à inverser le monopole des engins explosifs pour que ce soit désormais les terroristes qui vivent la psychose de ces engins.
Il n’y a de solution qu’un assaut populaire avec la confection généralisée des engins explosifs, avec l’armée supervisant leur implantation. A défaut, il nous faut disposer des équipements sophistiqués appropriés tels que les drones non armés qui pourront survoler très rapidement les terroristes dès qu’ils commettent un acte, avec un système de communication entre détachements militaires pour mieux les traquer. Le plus souvent, on dit qu’après les attaques, ils repartent vers le Mali. Ce n’est pas vrai, ils restent sur place, se dissimulent dans la communauté, car ils connaissent bien le territoire. Il nous faut prendre des options qui nous donnent les avantages de la guerre. Tant que nous n’allons pas développer un programme d’infrastructures de défense offensive et passive, nous n’allons jamais nous en sortir.

S. : Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette énième attaque pour mieux affronter le péril terroriste ?

K.S. : Notre vulnérabilité reste intacte contrairement aux autosatisfactions que certains professent. La solution ne réside pas que dans des opérations mécaniques comme augmenter les effectifs, les salaires, etc. Il faut une refondation de notre armée, en posant les bases, les principes directeurs, avec une vision pour un horizon temporel donné. Qu’est-ce que nous voulons que notre armée soit ? Il faut tout repenser, y compris les textes fondateurs, la structure de notre armée, sa profondeur dans la population, combien de soldats pour 100 habitants ? Comment secréter le soldat ? Est-ce par le Prytanée militaire du Kadiogo (PMK), qui est le vivier de l’officier burkinabè ou autre chose ? Ce qu’il faut faire, c’est instaurer l’instruction militaire depuis le préscolaire et ensuite puiser dans les universités toutes les ressources possibles dans les spécialités possibles afin de créer une armée fusionnée. La pratique de la guerre, créer une culture de la guerre et cela ne se fait pas dans une école et ce n’est pas à l’âge de 12 à 18 ans en terme psychologique que l’on apprend à figer son profil. Ce genre d’école fait le plaisir d’officiers, elle est comme une sorte de reproduction génétique. Dans ce cas, lorsque la reproduction fonctionne bien, cela rassure mais lorsqu’elle fonctionne mal, elle ne fait que produire génétiquement des mauvais rejetons. Pour ma part, il faut des états généraux de l’armée, avec une représentation minimale de l’armée suffisante pour écouter et donner quelques informations du vécu militaire pour qu’enfin des civils décident, à l’image d’une conférence nationale sur l’armée pour la refonder, parce que nous venons de loin. On pourrait faire un bataillon avec des agents disséminés un peu partout. On crée une inertie artificielle, car, actuellement on n’a plus de ces auxiliaires de sécurité pour remplir ces missions que d’aller chercher des VDP. On dénombre plus de 1 000 militaires et quelque 700 policiers dans la MINUSMA. Cependant, la dernière résolution des Nations unies sur le nouveau mandat de la MINUSMA montre qu’elle est comme une organisation humanitaire, c’est du nexus humanitaire, elle ne fait pas la guerre, alors pourquoi avoir des contingents dans une entité qui ne fait pas la guerre pour nous faire un rempart, à quoi cela sert-il ? Autant que nous reprenions nos hommes pour les utiliser utilement. Il nous faut revenir simplement à une armée qui se met sur ses fondamentaux et ses classiques que nous avons perdus depuis et les circonstances commandent que nous revenions à un certain nombre de choses.

S. : D’aucuns soutiennent que l’engagement des VDP dans la lutte contre le terrorisme exposerait les populations ?

K.S. : Oui ! Tout à fait et cela se constate. Dans un élan inconsidéré, certains VDP avait commencé à s’extasier. Pendant l’accalmie, ces VDP exprimaient leur impatience à découdre avec les terroristes. Le président du Faso a fait une allocution et il en a appelé aux volontaires pour sauver la nation, mais est-ce qu’on a dit que l’on voulait des supplétifs sans pilote, des auxiliaires de 4e catégorie pour accompagner l’armée. Je pense que ceux qui ont conçu la loi n’y ont pas pensé. Ce qu’il faut savoir est que la défense civile n’est pas la défense par les individus de la communauté. Elle est pensée verticalement depuis le pouvoir central jusqu’au dernier hameau de culture et implique tout, à savoir les maires, les conseillers municipaux, les préfets, les haut commissaires, les gouverneurs. C’est une structure qui est en toile d’araignée, qui prend tout et qui est organisée de sorte que finalement les tâches militaires de première catégorie et les tâches civilo-militaires leur soient dévolues. Cela voudrait dire normalement que la défense civile comme la pose d’engins explosifs pourrait être leur mission en plus du renseignement. En 1974, j’étais très jeune. Je me rappelle au lycée Zinda, quand il y a eu la bataille de Gassé Galo lors de la guerre Burkina-Mali, et que le sergent Koussoubé a été tué, le lendemain matin, tous les élèves du lycée ont afflué au camp Guillaume. Même les absentéistes habituels ne voulaient pas se faire conter. Tous voulaient se faire inscrire comme volontaires alors qu’aucun ne pouvait porter un sac à dos, mais le symbole était très fort.

S. : A votre avis, qui est à la manœuvre au Sahel burkinabè ?

K.S. : A priori, on peut penser que c’est l’EIGS. Ce qui s’est passé semble en rapport avec leur mode opératoire en termes de cruauté et d’excès. Cet excès semble porter la marque de l’EIGS. Mais il faut faire très attention, parce que nous avons des pré-modélisations que nous créons avec un dispositif qui est assez évanescent. En 2019, les Français ont affirmé avoir fini avec l’EIGS. Maintenant, il restait à attaquer le JNIM en 2020. Mais après, l’EISG s’est réorganisé après avoir perdu deux ou trois de ses têtes de pont. Il a même massacré certaines unités rivales du JNIM. Cela n’est pas le portrait-robot d’un groupe terroriste qui est faible ou en déliquescence. Quand on prend le background de l’EIGS, on voit qu’il est constitué d’anciens du MUJAO et de Touaregs de la bande Est de la Mauritanie. Donc ils n’ont pas la même approche du terroir qui n’est pas le leur. Cela veut dire qu’ils peuvent intervenir au Burkina ou au Niger sans arrière-pensée. Par contre, le JNIM s’en prend parfois à ses propres parents. C’est pourquoi, on voit parfois des scènes surréalistes où ils attaquent un véhicule et se retrouvent à aider une femme à allaiter son bébé. Des scènes à la fois de cruauté et d’humanisme. Clairement, on pense que c’est l’EIGS, mais je demande à voir. Si c’est l’EIGS, qui a mis des mois pour mener une opération d’envergure, il va revendiquer l’attaque de Solhan. Ils ont leur site en Mauritanie et ils le feront. Ils ne font pas des publications comme le JNIM qui explique pourquoi ils ont posé tel acte, mais ils l’affichent sous forme de chronique criminelle. On devrait être édifié dans les deux semaines qui viennent.

S. : Certains estiment que le terrorisme exploite aussi les frustrations de certaines populations. Le redécoupage territorial pourrait-il être une autre solution face à ce fléau ?

K.S.: Oui, c’est possible à condition que ce soit un bon redécoupage territorial. C’est une action qui reste secrète. Le découpage doit être bien paramétré, techniquement viable, politiquement acceptable et socialement porteur. Si ces conditions sont remplies, on a un découpage bien structuré. Ce n’est pas une démarche politicienne ou électoraliste. Il y a des zones qui semblent très mal découpées. Pour la région du Sahel, il y avait des options techniques plus viables qui allaient nous permettre d’avoir nos entités autrement. C’est ce qu’on appelle le branding territorial qui a sa technique assez fastidieuse parce qu’elle implique plus d’une vingtaine de spécialités. En commençant par les journalistes jusqu’aux historiens, les anthropologues, etc. Il faut prendre en compte les particularités pour que chaque territoire soit emboîté exactement où il faut. Quand vous faites votre branding territorial, vous avez déjà une idée de votre programme de développement, les routes, les chemins de fer, etc. En clair, si c’est un découpage proactif qui n’est pas militaire, ça peut mieux marcher. Beaucoup de gens ont l’impression d’être pris en étau par un Etat répressif et non un Etat qui apporte le développement. Le découpage territorial apporte le développement et si c’est bien pensé, ça va arranger beaucoup de choses.

S. : La suspension des opérations conjointes entre l’armée malienne et la force Barkhane ne constitue-t-elle pas un bol d’air pour le terrorisme au Sahel ?

K.S.: Oui, c’est sûr ! Mais c’est un bol d’air pour nos Etats aussi. C’est à chacun de tirer des avantages comparatifs qui peuvent lui convenir.

S. : Comment jugez-vous la réaction du gouvernement à la suite de l’attaque de Solhan ?

K.S. : Il y a quelques effusions pour condamner. Mais dans une semaine, tout le monde aura oublié et chacun va retourner à ses habitudes. Je crois qu’il faut recomposer les instances traditionnelles de la Défense, revoir les textes fondateurs de notre armée jusqu’aux galons. Il faut tout revoir, tout repenser. C’est un réaménagement général qu’il faut faire. Je ne crois pas que nous soyons faibles face au terrorisme contrairement à ce qu’on dit. Nous avons de la ressource et des ressorts. Si on ne les met pas en action nous n’irons pas loin. Certains pensent que c’est parce que certains ont été mis de côté dans l’armée. C’est factuel.

La rédaction

 

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