Offrande Lyrique : De la damnation

Dans l’acte IV du drame shakespearien, Hamlet, Laërte déclare : « Damnation, je te brave ! J’en suis à un tel point que je compte pour rien ce monde-ci et l’autre. Advienne que pourra ». La damnation, perçue comme un châtiment divin définitif, succédant à la vie terrestre tire ses origines de la religion, désignant « un jugement défavorable et le châtiment qui en résulte, de la part de Dieu ou de l’être humain envers lui-même ». D’après la conception augustine de la théologie chrétienne, elle serait une peine irréversible, à laquelle l’humanité entière serait condamnée du fait du péché originel. Toutefois, le salut divin resterait possible uniquement par l’amour de Dieu pour les êtres humains. L’existence de la damnation est intrinsèquement liée à deux concepts : l’enfer, lieu de la damnation éternelle, et le salut ou salvation, l’exemption de damnation. De nombreux auteurs dont Craig et Talbott ont débattu sur la possibilité de la damnation éternelle de certains face à la salvation d’élus. Le but de cet article n’est pas de trancher dans ce débat. Nous nous limitons à un examen des enjeux de la doctrine.

L’historicité de la damnation, du christianisme traditionnel augustin au théisme conservateur modéré permet de comprendre, dans un premier temps la survie de la doctrine. Cependant, ses inconsistances, soulevées par Eric Reitan, Thomas Talbott et Friedrich Schleirmarcher, questionnent les fondements du théisme contemporain. Enfin, le risque de désaliénation religieuse de l’homme, au sens fanonien, renforce l’obligation du maintien de la doctrine, pour la survie de la religion chrétienne.

La doctrine de la damnation est une doctrine qui se construit en adaptation avec les paradigmes contemporains. La popularisation de l’enfer dans le monde occidental apparaît avec Saint-Augustin, au Ve siècle. Saint-Augustin fait de la damnation une condition innée, du fait du péché originel commis par Adam et Eve. Ainsi, les nouveau-nés sont des pêcheurs, jusqu’au baptême. Il argue la prédestination de l’enfer, ne rendant la salvation qu’une condition extraordinaire, destinée aux élus de Dieu.

Cependant, entre les XII et XIIIe siècle naît institutionnellement le purgatoire, lieu intermédiaire entre l’enfer et le paradis. Dans son ouvrage retraçant l’invention du Purgatoire au Moyen-Age, Jacques Le Goff, explique que le purgatoire devient une alternative à la damnation, permettant au chrétien de se racheter par des actes de dévotions, entre le jugement individuel et le jugement dernier. La doctrine est reconnue par l’Eglise au XIIIe siècle. Christian Russel décrit en 1927, l’abandon de la doctrine de la damnation éternelle en Angleterre, à la suite d’un acte parlementaire, au détriment de la volonté des archevêques de Canterbury et York.

En France, la période de transition entre la Révolution et la première Guerre mondiale signe aussi la transition d’un enfer traditionnel à un enfer moderne. L’allégement de la damnation éternelle aux cours des siècles est révélateur de son utilisation par les autorités religieuses, dans une perspective de conservation des fidèles. La doctrine de la damnation devient un instrument de l’Eglise, dans le maintien de la foi chrétienne. En effet, les transitions montrent des changements de paradigmes religieux chrétiens, en passant d’un Dieu juge impartial, aux accents vengeurs, à un Dieu aimant.

Cette conception de la damnation, opérée malgré un Dieu aimant, est reprise dans le théisme conservateur modéré. Le théisme conservateur modéré affirme la coexistence d’un Dieu à la fois amour et de pitié, et l’existence de la damnation éternelle. Le changement de paradigme sur la nature de Dieu pose donc la question de la dimension morale de la damnation. En effet, un Dieu aimant peut-il accepter la souffrance des êtres qu’il a créés ? Selon Thomas Talbott, l’amour de Dieu envers les hommes serait tellement grand qu’il ne pourrait aller contre leur volonté.

Ainsi, la damnation demeure possible en présence d’un Dieu amour, car celle-ci serait la conséquence de l’amour et du respect de Dieu pour les êtres humains. La damnation devient non plus une sentence divine irrévocable, mais un choix autonome du damné. Pour Craig, la damnation est possible du fait de la passivité divine. Dieu serait parfait et au-dessus des êtres humains.

Dans ce contexte, la supériorité divine lui empêcherait d’avoir des réponses émotionnelles d’ordre terrestre, et ainsi interagir dans la damnation des êtres humains. Le théisme moderne conservateur tente donc de réconcilier l’idée d’un Dieu moral et l’existence de la damnation.

Des inconsistances dans le soutien de la doctrine de la damnation

La damnation est un phénomène binaire, qui se construit en opposition à des êtres sauvés. La moralité des sauvés d’une part, et de Dieu d’autre part constitue des inconsistances dans le soutien de la doctrine de la damnation. Eric Reitan examine les travaux de Thomas Talbott et Friedrich Schleirmarcher sur la damnation éternelle. Reitan explique que selon les deux auteurs, la damnation d’un seul individu rendrait impossible la salvation d’un seul être.

Cet argument, dénommé par Reitan « argument de l’incompatibilité » propose que la damnation d’un seul individu annule la salvation d’un quelconque autre. Pour Schleirmarcher, toute personne sauvée doit posséder la béatitude éternelle et l’amour parfait des êtres humains. Cependant, tout sauvé possédant l’amour parfait des êtres humains ne peut être dans un état de béatitude parfait, car il est obligatoirement au courant de la damnation d’un autre. Ainsi, son bonheur est altéré par la souffrance des damnés.

La damnation se transmet du damné au précédemment sauvé automatiquement. Talbott introduit une nuance à cette conception. D’après lui, le sauvé n’a pas obligatoirement conscience de la souffrance du damné, car il vivrait dans un état de béatitude extrême, qui ne lui ferait pas remarquer la souffrance des autres. Cependant, son ignorance n’empêche pas que la damnation d’un individu annihile son état de béatitude. Reitan réexamine l’argument de la passivité divine. Selon lui, il est impossible de différencier la morale de l’éthique : l’homme ayant été créé à l’image de Dieu, celui-ci aurait donc des réponses émotionnelles.

Dans ce contexte, la connaissance de la souffrance des damnés diminuerait son état de béatitude. L’examen de la damnation à travers le théisme conservateur modéré révèle que malgré les reconsidérations de la doctrine, elle demeure imparfaite. Si la damnation entraîne l’impossibilité d’en sauver un seul, il n’y aurait donc ni sauvé, ni damné.

Cependant, cette binarité reste un fondement de la religion chrétienne. En effet, les actes du chrétien sont dirigés dans l’optique d’une salvation, d’une part. D’autre part, la pratique de la religion et la foi constituent un pare-feu à la damnation. Si l’existence de celle-ci, dans son essence-même, est bousculée, les fondements du théisme conservateur le sont, ainsi que la religiosité de l’être humain.

Lorsque l’être humain se détache de l’épée de Damoclès de la damnation, il devient désaliéné au sens fanonien. Dans son œuvre, Frantz Fanon étudie l’impact de l’appareil colonial, et de la religion catholique comme instrument de sujétion du colonisé. D’après Fanon, le catholicisme introduit un fatalisme chez le colonisé, en proposant une origine divine de sa condition. La décolonisation doit permettre à l’être Noir de sortir de l’état de non-être, et impliquerait un abandon de la religion colonisatrice.

De la même façon que le colonisé arrêterait de se laisser commander par l’appareil colonial, la religion chrétienne, sans damnation se retrouverait sans menace contraignante. A partir du moment où l’enfer où le paradis n’existe plus, le but ultime de la pratique religieuse chrétienne, éviter l’enfer dans la vie éternelle, n’est plus. Les institutions religieuses telles que l’Eglise perdent alors leur autorité morale. Dans cette optique, la religion chrétienne se doit de maintenir la doctrine de la damnation. De surcroît, son adaptation au schéma de pensée contemporain devient cruciale pour la perpétuation de la religion chrétienne.

Cet article a démontré qu’il serait impossible de penser la religion chrétienne sans la doctrine de la damnation. En effet, son existence donne un but à la foi chrétienne et à la pratique religieuse. Cependant, les inconsistances du théisme conservateur modéré remettraient-elles en cause même son existence, et par élargissement, celle de la religion ? Pour notre part, nous voudrions déposer ici cette belle citation de Leibniz qui dit : « Le damné n’est pas éternellement damné, mais il est toujours damnable et se damne à chaque instant ». En un mot, pour Lebniz, la damnation n’est pas une fatalité ni définitive mais un perpétuel recommencement.

Mamadou Banakourou TRAORE

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