Dénonciation de l’Eco par les pays anglophones: « Je crains que ce ne soit la mort de cette heureuse initiative », dixit Pr Ousseni Illy

L’actualité du week-end écoulé reste marquée par la dénonciation par la Guinée et les pays anglophones de la CEDEAO de la monnaie commune, Eco, telle qu’elle est entreprise par les pays de l’UEMOA, le 16 janvier 2020, à Abuja, au Nigéria. Ce coup de théâtre était-il prévisible ? Qu’est-ce qui explique la démarche des pays de l’UEMOA qui sont sortis de la feuille de route définie par la CEDEAO ? L’Eco a-t-il encore un avenir ? Et à quelle condition ? A toutes ces questions, le Professeur Ousseni Illy, enseignant chercheur en droit monétaire et financier international y répond. Sans langue de bois.

Sidwaya (S) : Le 16 janvier 2020, la Guinée et les pays anglophones de la CEDEAO ont dénoncé la marche vers la monnaie commune Eco entreprise par les pays de l’UEMOA. Ce clash était-il prévisible ?

Pr Ousseni Illy (O.I) :  Ce clash était prévisible dans la mesure où ce qui s’est passé en Côte-D’Ivoire le 21 décembre dernier n’était pas ce qui était prévu dans le cadre de la CEDEAO. La création de la monnaie unique, Eco, est une initiative de la CEDEAO dans les années 1980, qui a piétiné certes, mais elle a une feuille de route. Les pays de l’UEMOA sont sortis de la feuille de route et du processus définis par la CEDEAO sans en informé les autres pays membres de l’organisation. Ils ont procédé au lancement de l’Eco qui est un changement de nom du franc CFA, en usurpant le nom qui est prévu par la CEDEAO. Ils ont dit que c’était une étape en attendant que les autres arrivent. Cette démarche ne pouvait pas prospérer car elle devrait se faire en concertation avec les autres pays de la CEDEAO. Mais les pays de la l’UEMOA l’ont fait unilatéralement sans que les autres ne soient associés. Sortir ainsi précipitamment du processus global sans prévenir les autres, sonne comme une trahison et crée une confusion. Cette réaction des pays anglophones est normale et il fallait s’y attendre. S’ils ne le faisaient pas, c’était comme s’ils cautionnaient l’acte posé à Abidjan, toute chose qui revient à remettre en cause les modalités de l’Eco définies dans le cadre de la CEDEAO.

S : Concrètement, en quoi la démarche des pays de l’UEMOA trahit le processus défini par de la CEDEAO pour la création de la monnaie commune ?

O.I :  Dans le processus de mise en œuvre de la monnaie commune qui est destinée à remplacer et le FCFA et les autres monnaies nationales, la feuille de route avait effectivement prévu que l’opérationnalisation de l’Eco se fera à partir de 2020. Mais il y avait aussi des modalités relatives aux critères de convergence que tout le monde devrait respecter avant qu’on ne lance la monnaie. Il s’agit principalement le déficit budgétaire, qui devait être contenu dans les 3% du PIB, de la dette publique qui doit être inférieure à 70% du PIB et de l’inflation qui doit être inférieur à 10%. Hormis le Togo, aucun pays de la CEDEAO ne respecte intégralement ces critères. Ce qui fait trainer le processus sur le plan technique, même s’il y a aussi des problèmes politiques.

Il avait été décidé au niveau de la CEDEAO que l’on aille par étape, de sorte que ceux qui respectent ces critères commencent avec l’Eco et que les autres pays les rejoignent au fur et à mesure qu’ils rempliront les critères. Mais la décision d’Alassane Ouattara et d’Emmanuel Macron sort totalement de ce cadre. C’est une décision unilatérale, sans concertation avec les autres membres de la CEDEAO. Qui plus est, l’Eco annoncé à Abidjan ne respecte pas les critères définies par la CEDEAO, notamment l’indépendance et la flexibilité, tout en usurpant son nom.

S : Comment expliquer cette attitude des pays de l’UEMAO ?

O.I : L’explication est simple. Alassane Ouattara et la France n’ont jamais voulu véritablement de l’Eco de la CEDEAO, pour un certain nombre de raisons. L’existence d’une vraie Eco signifie la mort du CFA, et donc une perte pour la France d’un de ses instruments d’influence en Afrique de l’Ouest, et pour Alassane Ouattara, la perte ou le froissement d’un ami fidèle à qui il doit tout. L’une des stratégies de longue date de la France était d’essayer d’étendre le franc CFA aux autres pays de la CEDEAO, de sorte à étendre son réseau d’influence. Il se rapporte d’ailleurs qu’il y a eu des négociations secrètes dans le temps avec le Ghana pour l’amener à adhérer à la zone Franc. C’est lorsque le Nigéria a eu vent de ces négociations qu’elle a tout fait pour les interrompre. L’annonce d’Abidjan était une sorte de reprise de ce processus, puisqu’immédiatement après, des tentatives ont été faites pour attirer les autres pays. On a même vu circuler un faux communiqué attribué au gouvernement ghanéen qui soutenait le processus.

La stratégie était bien rodée, puisque même si on ne parvenait pas à l’élargissement du CFA, que l’on rebaptise pour la circonstance Eco, on tue la vraie Eco en semant la confusion et la division. Et c’est ce qui est arrivé.

Et cela arrange la France qui va continuer à garder sa principale, voire sa seule zone d’influence au monde, que constitue l’UEMOA ; cela rassure également des présidents comme Alassane Ouattara, qui lui doivent tout, comme je l’ai dit tantôt. Bien sûr, le grand perdant ce sont nos populations, dont les intérêts sont relégués à l’arrière-plan.

S : Avec cette guéguerre, peut-on encore croire en l’avenir de l’Eco ou faut-il parler de sa mort prématurée, après 30 ans d’enfantement difficile ?

O.I : Le processus devient très compliqué. Les autres ayant dénoncé les choses ouvertement, il reste une chose à faire : que les pays de l’UEMOA, qui ont créé cette fausse Eco, rentrent dans les rangs et rejoignent le processus normal défini par la CEDEAO.

Mais, la situation se complique car les pays de l’UEMOA ont déjà signé des accords avec la France, comme on l’a vu à Abidjan, qui maintiennent la parité fixe et la France comme garant. Il faut donc dénoncer ces accords, ce qui devient une autre bataille. Et je ne suis pas sûr que les pays de l’UEMAO vont le faire ; en tout cas pas dans le court terme. Et s’ils ne le font pas, c’est la mort de l’Eco, puisque les pays anglophones ne vont jamais les rejoindre.

Vu les rapports de nos pays avec la France, et avec la situation sécuritaire qui fait que la France devient quasiment incontournable dans notre région, on se demande si nos pays peuvent encore dire non à ce pays. J’aimerais être optimiste, mais je crains que ce ne soit fini pour cette heureuse initiative, car tout le monde connait les avantages d’une monnaie unique pour une zone aussi vase que représente la CEDEAO.

C’est une très bonne initiative qui allait prendre le temps qu’il fallait mais, elle comporte énormément d’avantages. Mais la France voit en cette monnaie, une menace pour son influence sur nos pays. Malheureusement, on a des pays à l’intérieur qui ne croient qu’à l’influence française.

S : On voit qu’avec le dirigeants, les choses semblent bouger difficilement. Est-ce que l’espoir peut venir des populations ?

O.I : La monnaie est une question technique et non une question populaire. La société civile a pris le problème à bras le corps mais en n’est qu’une partie infime partie de la population. Il est vrai que son action est visible, mais je ne sais pas si elle peut exercer une pression qui puisse faire bouger les dirigeants.

Le problème est que la monnaie n’est pas question électorale. Alors que les populations auraient pu avoir un rôle majeur à jouer si elle était une question de politique nationale qui influencerait les votes des populations.

En dehors de quelques élites dans les villes, beaucoup ne comprennent pas grande chose à la question monétaire. Ils voient l’argent circuler quotidiennement, l’utilisent, mais ses mécanismes de fonctionnement ne sont pas une préoccupation pour eux. Donc, ce sera difficile de mobiliser les populations sur cette question.

Et compte tenu du faible niveau de compréhension des populations, c’est à nos dirigeants de prendre leur responsabilité. Souvent on accuse la France, mais la première responsabilité incombe à nos Etats. Mais l’une des raisons qui fait que nos dirigeants ont peur de quitter le FCFA est qu’ils n’ont jamais appris à gérer véritablement une monnaie. Ils se disent que si la France nous lâche, la monnaie va s’effondrer, il y aurait des moments d’instabilité, ce qui est probable. Mais ce sont des choix qu’il faut assumer. L’avantage de l’Eco est qu’il nous aurait permis de se passer de la France sans que les craintes qui habitent nos autorités monétaires et politiques par rapport à l’instabilité monétaire ne se réalisent. A quinze, nous serions certainement plus forts et n’aurions pas besoin de la garantie d’une quelconque puissance, et l’autre élément est que les autres pays de la CEDEAO ont l’expérience de la gestion de la monnaie. Ma crainte est qu’un jour, la France nous lâche et que ce que l’on veut éviter aujourd’hui finit par nous rattraper ; et ce sera encore plus dure, puisqu’on ne se sera pas préparé Rappelez-vous les indépendances, certains ont été surpris par elles et les ont pris malgré eux ; et continue de payer les conséquences de cette impréparation.

S : Peut-on y voir une bataille pour le leadership dans la conduite de cette monnaie ?

O.I : Je ne pense pas qu’il y ait une batille de leadership entre le Nigéria et la Côte-d’Ivoire. Cette bataille n’a pas de raison d’être. Le Nigéria à lui seul, représente 70% du PIB de la CEDEAO. Il n’y pas commune mesure avec la Côte-D’Ivoire. Le Nigéria est resté en arrière-plan dans cette histoire de monnaie commune parce qu’elle connait nos pays. Leur rapport avec la France est quasiment passionnel et on n’est pas à l’abri de surprises. Et avec ce qui se passe aujourd’hui, je pense qu’il a eu raison d’être prudent !

Interview réalisée par

Mahamadi SEBOGO

Windmad76@gmail.com

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