Pr Jacques Nanema : « Sans les réseaux sociaux, nos sociétés seraient intenables »

Professeur titulaire de philosophie, spécialiste de philosophie moderne et contemporaine, Jacques Nanema, est enseignant-chercheur à l’université Pr Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou. Très actif sur le réseau social Facebook, il y publie régulièrement des réflexions sur la philosophie, l’éducation, le vivre-ensemble, la gouvernance… Dans cette interview, il aborde l’importance des réseaux sociaux et bien d’autres sujets.

Sidwaya (S. ) : Qui est Pr Jacques Nanema ?

Jacques Nanama (J. N. 🙂 Je suis Professeur titulaire de philosophie, spécialiste de philosophie moderne et contemporaine. Je suis responsable du centre de pédagogie universitaire, la structure qui s’occupe de la formation continue des enseignants-chercheurs de l’université Pr Joseph Ki-Zerbo. Elle propose des formations en pédagogie universitaire pour aider les enseignants à bien assurer la qualité de leurs prestations afin de réduire aussi les échecs au niveau de l’enseignement supérieur. Par ailleurs, je suis, depuis quelques années, responsable d’un master international et pluridisciplinaire sur les questions de développement (AGRINOVIA : Agriculture Innovation Afrique). C’est une organisation Sud-Sud et Sud-Nord qui reçoit des étudiants venant à la fois du monde professionnel et des étudiants classiques de niveau Master 1. Nous proposons à ce double-public-là de bénéficier d’une formation en développement pour pouvoir intégrer les ONG ou la fonction publique, et pour être aussi des entrepreneurs. Nous initions un certain nombre d’activités agro-pastorales et éducatives très intéressantes.

S.: Vous êtes régulièrement présent sur le réseau social Facebook à travers des réflexions sur divers sujets. Pourquoi avez-vous choisi de communiquer par le biais de ce réseau social ?

J. N. : Pour moi Facebook est un espace public et je pense que l’éducateur doit y être présent aussi. L’éducation ne doit être pas seulement confinée dans des espaces privés. Entre quatre murs, on peut avoir la sérénité et le calme nécessaire pour pouvoir bien travailler. Mais Facebook ne doit pas être laissé seulement à ceux qui veulent se contenter de s’amuser ou de raconter des histoires. L’espace public doit être celui de l’éducation parce que c’est là où vérifie la qualité de jugement de chacun et la relation aux autres. Donc, il me semble que cet espace public est un espace d’intérêt pour les enseignants que nous sommes. Nous ne pouvons pas nous plaindre de la dégradation des choses au niveau de la société et refuser d’aller dans ces espaces où se trouvent les gens, où ils s’expriment sur la qualité de la gouvernance, de leurs jugements par rapport à ce qui ne va pas dans la société. Facebook est donc un espace privilégié pour l’éducation parce que c’est là qu’on ramasse du bois mort pour pouvoir allumer un bon feu.

s.: Certes un espace de la liberté d’expression, mais est-ce que l’appropriation des réseaux sociaux par certains ne laisse pas parfois à désirer ?

J. N. : Il est évident qu’on fait un usage anarchique et médiocre de cet espace-là. La question n’est pas seulement de saisir la liberté d’expression comme opportunité pour s’exprimer. Il s’agit de savoir si la liberté d’expression qui est accordée à tous présuppose une liberté d’esprit. Or la liberté d’esprit repose sur la capacité à former son jugement, à réfléchir, à avoir un esprit critique, une liberté d’esprit. Alors que beaucoup de gens ont la liberté d’expression, mais ils n’ont pas la liberté d’esprit. Si on n’a pas la liberté d’esprit, la liberté d’expression devient le lieu de l’expression de toutes les humeurs, parfois de ce qui est désagréable, de ce qui n’est pas digne d’être montré en public. Or si on a la formation de son jugement, on a un esprit mûr, bien formé, flexible, capable de comprendre, d’expliquer et d’argumenter, alors la liberté d’expression devient une opportunité de faire grandir la société. Si la liberté d’expression est découplée de la liberté d’esprit, Facebook devient un espace où on trouve toutes sortes de marchandises de valeur minable. Puisque les gens ne savent pas apprécier si ce qu’ils vont proposer ou dire a de l’importance ou pas. Certains publient des choses qui desservent leur honneur. Alors que normalement chacun doit se soucier de son honneur. (…)

Il m’arrive de renoncer à publier des choses quand je pense que le moment n’est pas venu ou quand je pense que j’ai pas suffisamment réfléchi aux dimensions d’une affaire. Quelquefois on apprend beaucoup à travers ce que les autres écrivent, la manière dont ils réagissent contre vos publications. Cela permet de prendre en compte l’altérité, que tout le monde n’est pas pareil et ne pense pas la même chose. Dieu merci, il y a une diversité dans la société qui enrichit véritablement celui qui veut réfléchir. Réfléchir n’est pas seulement s’enfermer dans son petit moi, c’est s’ouvrir à l’altérité et essayer d’aller plus loin. Encore faut-il avoir un esprit bien formé qui se soucie de prouver ce qu’il dit au lieu d’étaler sur la place publique des humeurs et des désirs.

s.: Outils de connaissance, d’apprentissage et de culture générale, Est-ce que les réseaux sociaux ne charrient pas aussi des craintes ?

Il y a des humeurs qui s’expriment, or une humeur est souvent spontanée, impulsive, irréfléchie. Comme on dit, ça sort comme ça sort. Je pense qu’on a en même temps le super marché de la bêtise dans Facebook, mais il y a aussi des lignes très intéressantes qui nous donnent des raisons qu’on peut apprendre des autres. Il y a des informations qui y circulent, il y en a de fausses aussi. C’est pourquoi je reviens toujours à la maturité intellectuelle. Si on n’a pas formé son jugement, l’exercer à avoir un esprit critique, autocritique et réflexif, cela devient difficile, parce qu’on consomme tout sans indistinction. Or la capacité de profiter de Facebook, c’est d’avoir un jugement bien établi, construit et réflexif qui nous permette de dépasser la surenchère de la bêtise.

Je pense aussi qu’il faut éviter une condamnation systématique et moralisante de Facebook, sinon cela va donner l’impression que la moralité serait ailleurs. Or sur ce réseau social, on voit comment s’expriment le gens, de quel sujet ils veulent parler. On voit qu’ils ont aussi envie de se montrer, de montrer aux autres qu’ils existent. Cela signifie quelque chose, surtout pour l’homme politique. Les gens ont besoin de montrer qui ils sont, de montrer les compétences dont ils disposent, leurs capacités à avoir des amis. Cela signifie que l’homme est véritablement un être qui a besoin de vivre avec les autres, de partager et qui est quelquefois même narcissique. C’est-à-dire qui veut transformer Facebook en espace d’auto-valorisation. Cela veut dire quelque chose, qu’il n’est pas suffisamment reconnu ailleurs. Et si quelqu’un a besoin d’être reconnu et prend tous les moyens pour le faire, cela est un beau miroir pour se rendre compte des aspirations des citoyens. Pour le politique, c’est quelque chose d’absolument important parce que là il peut mesurer à la fois la diversité des opinions, leurs divergences et le désir de reconnaissance de la société. Les gens ont besoin d’être reconnus et il faut leur donner cet espace. S’il n’y avait pas Facebook, je me demande si nos pays seraient encore en vie. Parce que tout ce qui sort sur Facebook, l’expression des rancœurs, des rumeurs, des humeurs, des désirs, c’est un canal qui autorise une sorte de catharsis social. S’il n’y avait pas Facebook, peut-être que nos sociétés seraient plus violentes. Là où les gens peuvent s’exprimer et avoir l’impression qu’on les a entendus, cela libère d’une certaine façon sur le plan émotionnel. Heureusement qu’il y a des canaux d’expression comme Facebook où quand les gens croient qu’ils ont partagé quelque chose sur leur mur, le monde entier est au courant. J’ai soutenu un mémoire de Master, je mets cela sur Facebook, mes amis m’applaudissent. Quelque part, cela renforce l’idée que je ne suis pas seul au monde, que je suis admiré par des gens. Heureusement qu’il y a les réseaux sociaux, sinon nos sociétés seraient intenables à l’heure actuelle. (..) On peut jeter la pierre sur Facebook d’un certain point de vue parce que c’est le lieu de la surenchère de la bêtise, mais il faut heureusement reconnaitre qu’il y a ce canal d’expression qui permet une libération de la parole sociale, de réduire les tensions et les frustrations entre les uns et les autres.

S.: Ces réseaux sociaux ont vu la naissance de cyber activistes ou activistes qui s’approprient des combats comme la fin du franc CFA, la lutte contre la corruption, la mal gouvernance. Quelle lecture faites-vous de leur «engagement » ?

J. N. : L’engagement est quelque chose de normal. Il ne faut pas s’étonner que des gens aient envie de monter sur certains chevaux et de mener certaines batailles. Quand je souffre d’une situation dans la société, j’ai besoin que cela change et c’est normal qu’à la limite j’enfourche le cheval de l’engagement pour pouvoir distribuer et diffuser les idées afin de faire changer les choses. Là encore, il se pose la question de la mesure. Il y a de la démesure qui guette en permanence tous ceux qui veulent mener des combats. C’est la maturité intellectuelle qui peut aider à ne pas sombrer dans les dérives ou dans les démesures de ce qu’on appelle le militantisme. C’est-à-dire la capacité intellectuelle à mesurer ses propres arguments pour penser qu’il est possible de développer des contre-arguments. Si la maturité intellectuelle est le sous bassement de l’engagement, alors cela aide à rendre service à la société au lieu de créer des camps de bataille idéologique sur Facebook. On se rend compte effectivement qu’il y a des gens qui sont dans une optique donnée, ils ont une vision unilatérale des choses et ne veulent rien entendre. Quelquefois il y a de l’excès. La démesure et l’excès peuvent être corrigés par la capacité intellectuelle si on prend le temps de former son jugement. Mais peut-être qu’il y a des gens qui confondent engagement et militantisme. On peut être engagé et rester lucide, savoir qu’on est dans un monde de la complexité, où d’autres pensées et visions sont possibles et que nous n’avons pas le monopole de la vérité. Normalement une formation en philosophie aide beaucoup à cela parce qu’elle développe l’esprit critique, autocritique et réflexif. Mais je dis encore que c’est la liberté d’esprit qui est le fondement de la mesure de nos engagements. Si nous nous laissons seulement portés par la démesure de certains de nos engagements, nous créons des conflits dans la société. Ce que nous voulions arranger comme situation, nous risquons même de compliquer les choses parce que cela peut nous braquer contre d’autres et aiguiser les rivalités. Or si on apporte quelque chose pour bâtir la société, c’est dans une perspective de pacification. Ce n’est pas en faisant la guerre tous les jours qu’on pacifie la société. Si quelqu’un est capable de se rendre compte qu’on peut penser autrement que lui, il en tiendra compte dans la manière dont il va écrire quelque chose sur Facebook. Et cela va avoir une sorte de capacité de conciliation avec les avis contraires. Or ce que l’on voit la plupart du temps, ce sont des luttes idéologiques où on a une vision unilatérale et monopolistique des choses au point que le dialogue devient quasiment impossible. C’est comme si on changeait de monde quand on passe de certains activistes à d’autres. On a l’impression que le monde est encore divisé par le Mur de Berlin alors qu’il est tombé. Donc nous devons cesser de voir les choses en est-ouest-nord-sud pour essayer d’être des gens qui apportent quelque chose à penser à la société. Au lieu de s’enferrer dans ses contradictions, la société doit les dépasser. Si j’interviens sur Facebook, c’est toujours pour faire avancer quelque chose. Il y a certains de mes étudiants des années passées qui sont en province et n’ont plus accès aux pour leur formation continue. Mais grâce à ce qu’on écrit sur Facebook, on leur permet de combler certaines de leurs lacunes. On leur donne de la matière à réfléchir et on les met en contact avec les nouvelles générations d’étudiants que nous sommes en train de former. Donc, j’ai senti que la contribution que j’apporte sur Facebook à propos de mes cours de philosophie est suivie par mes anciens étudiants qui sont devenus des professeurs au lycée. Ils me disent merci parce que je partage des choses qui alimentent leurs cours. Cela leur donne une autre chance d’être aussi bien formés que ceux qu’on forme aujourd’hui. Il y a quelques années où nous n’avions pas accès à toutes ces informations. Quand le professeur avait un livre, il le gardait. Alors qu’aujourd’hui je mets des extraits de textes qui sont bien cités sur Facebook et qui peuvent être mobilisés dans une pensée personnelle.

Donc il me semble qu’au-delà de tout ce qu’on peut dire sur Facebook ou sur l’activisme, c’est d’inviter les uns et les autres à faire preuve de réflexion parce que l’intelligence sert à cela. La tête chez l’homme, ce n’est pas seulement pour se coiffer, c’est d’abord pour réfléchir et penser. Et penser c’est mettre en ordre ses idées pour les partager et grandir en affrontant d’autres pensées. Ce n’est pas l’art d’installer un conflit définitif avec d’autres personnes. La guerre des idées est aussi une guerre qui profite à la société. Mais la guerre des personnes est très grave. Or bien souvent on confond guerre des idées et guerre des personnes. Et c’est cela qui est vraiment tragique.

S.: De nos jours, les médias traditionnels comme la presse écrite, la radio et la télévision n’ont plus le monopole de la diffusion de l’information et des opinions. Cela n’engendre-t-il pas des risques de désinformation ?

J. N.: Oui, parce que n’importe se donne le droit de partager n’importe quelle information. La qualité des journalistes est en quelque sorte battue en brèche presque chaque jour par le fait de l’irruption de tout le monde, du commun des mortels, sur les réseaux sociaux qui veut apporter des informations et qui se prend pour un journaliste. C’est là aussi que la différence doit être nette. Un journaliste est un professionnel de l’information et de la communication. Un journaliste, c’est aussi un chercheur d’informations. C’est quelqu’un qui utilise son cerveau, pas seulement ses pieds. Il faut analyser, trier, synthétiser et expliquer l’information. Le journaliste, c’est d’abord quelqu’un dont le souci est de traiter avec minutie, avec intelligence une information ou une diversité d’information avant de la communiquer. Donc, il y aura toujours une différence entre le travail du journaliste, que ce soit sur Facebook ou dans un journal, et un simple facebooker qui publie ses humeurs, sa joie ou les événements sociaux. Cela n’est pas du journalisme. On appelle cela des fioritures émotionnelles. On ne peut pas comparer le travail du journaliste à ce que les gens font sur Facebook. Sauf si le journaliste est lui-même sur Facebook et qu’il produit des informations d’utilité publique. Cela est aussi quelque chose d’important. Je pense qu’on ne peut pas empêcher le journaliste d’accéder à ce niveau-là parce que c’est justement ceux qui ont des compétences qui peuvent occuper l’espace public. Sinon c’est l’incompétence et l’ignorance qui vont l’occuper. J’ai comme l’impression que les journalistes doivent assumer leur mission historique. C’est une mission essentielle la communication parce que sans elle il n’y a pas de société. La communication se fait sur la base de recherche et si on ne sait pas faire de la recherche, on ne peut pas être considérer comme journaliste. La recherche est un processus par lequel on collecte des informations, on les traite et on tire éventuellement des axes de lectures, des tendances sans tomber dans le moralisme où on va juger les choses. Parce que le journaliste n’est pas là pour faire la morale, il apporte des informations qu’il a vérifiées, traitées et organisées pour pouvoir donner une pensée cohérente et aider la société à grandir. Ce sont des métiers nobles qu’on ne peut pas confondre avec ce qui se passe chez n’importe quel facebooker qui publie ses propres humeurs. Encore une fois, le journaliste, l’enseignant ou l’enseignant-chercheur sont des gens qui vivent dans la société. Il peut arriver qu’ils aient des faiblesses, qu’ils soient pressés de publier quelque chose, mais l’essentiel est de savoir qu’il y a une éthique du métier qui nous oblige à être différents des facebookers ordinaires. L’enseignant qui publie quelque chose doit penser à l’utilité pédagogique de ce qu’il fait. Je suis surpris de voir des enseignants qui sont sur Facebook et quand vous regardez leur mur, ils vous parlent de mièvreries religieuses. Et je me demande ce que j’apprends de cet enseignant. Si je vais sur la page Facebook d’un pasteur, d’un prêtre ou d’une religieuse, c’est normal que j’apprenne des choses sur la Bible. Tout le monde est en train de voler le métier des religieux. Les politiciens volent ce métier parce que partout où vous passez c’est « que Dieu vous bénisse, Dieu aime le Burkina ». Foutez la paix au bon Dieu et laissez le métier des religieux en paix. Vous êtes politiques, occupez-vous de politique si vous avez quelque chose à partager pour faire grandir la société. Je suis enseignant de philosophie et tous ceux visiteront mon mur sauront qu’ici on parle de philosophie, que cette discipline peut aider la société à se soulever pour regarder plus loin que ses propres limites. Si je suis sur la page d’un romancier, je dois apprendre des choses sur la littérature, avoir des bribes que le rêve dans la vie d’un homme, d’une jeunesse est très important. Et qu’il ne faut jamais sous-estimer les lettres sous prétexte qu’on fait des mathématiques. Les lettres construisent aussi une société. La littérature et les arts sont quelque chose de formidable dans la société. Je pense même si qu’au niveau politique les gens étaient très attentifs à ce qui se passe dans le monde romanesque ou dans le monde artistique, beaucoup de dégâts pourraient être évités. Il y a des pièces de théâtre qui ont été jouées à Ouagadougou, au CITO (NDLR : Carrefour International du Théâtre de Ouagadougou) quelques jours avant l’insurrection. Et si des gens l’avaient vue, peut-être qu’ils auraient anticiper certaines choses. Il ne faut pas mépriser telle ou telle discipline, tel ou tel corps de métier. Bien au contraire, chaque métier doit se soucier d’exprimer sa quintessence au niveau des réseaux sociaux pour que cela éduque la société. Mon souhait est qu’on sorte des postures militantes, idéologiques qui sont unilatérales, exclusives pour apprendre à penser de façon plus mesurée, plus organisée, plus argumentée et plus réflexive. Cela est quelque chose d’absolument important qu’il faut prendre en compte.

 

S.: Dans un de vos post, vous avez soutenu que « Sans l’école, la société s’auto-décapite ». Est-ce un cri d’alerte lancé à l’endroit de tous les acteurs de l’éducation de notre pays ?

J. N.: Je voulais dire le rôle et la place de la réflexion dans la société. L’école est un milieu éducatif spécifique. On peut être éduqué dans sa famille, chez ses oncles, entre camarades du même quartier. On peut être éduqué dans la rue. Mais l’école est lieu d’éducation spécifique où il est demandé de développer une compétence intellectuelle. C’est ce que j’appelais précédemment la liberté d’esprit. La maturité intellectuelle est l’objectif de l’école. L’école fait le pari que l’homme est capable de développer des compétences intellectuelles, mais aussi des compétences relationnelles et sociales. On rencontre des gens à l’école. J’ai découvert à l’école des gens que je ne connaissais pas dans mon quartier. On apprend aussi à vivre avec les autres en allant à l’école. Sans l’école, la société s’auto-décapite veut dire que sans l’école, la société vit sans sa tête. Parce que l’école développe les compétences intellectuelles, sociales, culturelles et morales. L’école est le lieu où l’homme s’affranchit du poids et des pesanteurs du présent en disant que demain est possible. L’école, c’est le pari que l’intelligence humaine peut éclairer le cheminement de l’individu et de celui de la société. Une société qui renonce à l’école, la minimise, la déconsidère, la méprise est dangereuse. C’est comme si elle décidait de se priver de sa propre tête. Or se priver de sa propre tête, c’est vivre sans sens. Et sans sens la vie n’a plus d’orientation. Une société qui ne croit pas à l’école est une société qui est déjà vendue au néant. (…) Je voulais insister sur le rôle de la réflexion dans la vie humaine en général, dans la vie individuelle et sociale. Sans l’école qui est le lieu où on fait la promotion de l’intelligence, des apprentissages sociaux, relationnels, politiques et moraux, la société n’avance pas. (…) L’école est comme la lampe qu’on tient dans la main la nuit et qui nous guide. Une société sans école est déjà promise à la mort.

Mais cela ne veut pas dire que l’école résume tout. Y a des gens qui n’y vont pas. La majorité des gens chez nous ne va pas à l’école. Il y en a qui sont sortis trop tôt de l’école. Il y en a qui n’y sont pas allés. Toutefois je considère l’école comme un sanctuaire à partir duquel on peut apprendre beaucoup sur soi, sur la société, sur l’humanité en général et sur ce qu’on peut devenir. Ce n’est pas pour autant que ceux qui ne vont pas à l’école sont bêtes. Etre analphabète ne veut pas dire qu’on est bête. Un homme est d’abord un être qui a une pensée, une conscience. Et là où il y a de la conscience, il est toujours possible réfléchir. Nous avons des grands-parents qui n’ont jamais été à l’école et qui ont la capacité de réfléchir. Ils sont capables de prendre de la distance par rapport à des situations réelles pour pouvoir dire qu’ici, désormais, on ne fera plus comme cela.

S.: Pourquoi dites-vous qu’« il manque à notre école et sans doute aussi à notre pays, l’imagination de nouveaux paradigmes et modèles éducatifs…» ?

J. N. : L’école ce n’est pas seulement le lieu de la complaisance dans la pure et simple conceptualisation. C’est bien sûr le lieu où on développe son intelligence, mais pas seulement dans des perspectives purement et simplement théoriques. Il y a nécessité de penser très fort l’école en lien avec la société. L’école doit être comme une force qui tire la société. Cela signifie qu’il faut relier l’école avec le projet de société. Depuis quelques années, nous avons initier une formation qui s’appelle AGRINOVIA (Agriculture Innovation Afrique) pour accompagner les agents de développement qui sont des professionnels et les étudiants qui sont des futurs professionnels. Ceci dans le but d’accompagner le processus d’innovation en milieu rural. Cela veut dire que l’université doit être un espace où on apprend, où on se forme sur la base de théories, de concepts et de méthodes pour rendre service à la société et détecter tôt les possibilités d’innovation qu’on va soutenir, renforcer et capitaliser. Nous pensons l’école en général et l’enseignement supérieur en particulier comme véritablement le lieu où on peut nouer un contact fondamental entre le présent et l’avenir. Et une société doit être tendue entre le présent et l’avenir. Quand l’enseignement supérieur prend en charge des problématiques réelles de la société comme les questions de l’agriculture, l’élevage, de l’environnement, les changements climatiques et les métiers, l’innovation est essentielle. Il faut encourager les forces innovatrices. Il y a des gens qui innovent dans les villages parce qu’ils essaient de s’adapter aux circonstances qui deviennent de plus en plus difficiles. Si ces gens ne sont pas soutenus, la société va tourner en rond dans le cercle vicieux de ses habitudes. Promouvoir l’innovation et le partenariat entre les différents acteurs autour de l’innovation, c’est encourager véritablement la société à changer, aller de l’avant et à explorer de nouveaux chemins pour résoudre ses problèmes. Le bon Dieu s’occupe de nous, au lieu d’attendre que notre père qui est en Occident nous envoie de l’aide, au lieu d’attendre que tout nous tombe du ciel, nous devons développer des capacités d’innovation et d’entrée en partenariat pour collaborer au succès de nos initiatives. Notre programme AGRINOVIA est une formation qui mélange les professionnels déjà sur le terrain et des étudiants pour qu’ils apprennent ensemble. Les étudiants verront comment on devient professionnel. Et cela va faciliter les apprentissages. C’est dans ce sens que je disais qu’il fallait la connexion entre l’école et l’avenir de la société.

 S.: « La professionnalisation des formations scolaires, dites-vous, a un coût, tout le reste n’est que populisme ». Que sous-entendez-vous par-là ?

J. N. : Je voulais simplement dire que les mêmes personnes qui se plaignent qu’elles n’ont pas de ressources sont des gens qui organisent des baptêmes, des funérailles avec des ressources dont on ignore la provenance. Ils sont capables d’investir dans le festif, dans le domaine culturel, dans des fiançailles, et quand il s’agit de payer l’école pour leurs enfants, c’est le service public. On ne doit pas nous demander d’investir, de payer. A la limite, on voudrait que tout soit gratuit. C’est contre l’idéologie du gratuit que j’ai écrit cette phrase en disant : ne vous laissez pas tromper, toute chose a un coût. Ce n’est pas parce que notre père, l’Etat, crée des structures, des institutions et des moyens pour pouvoir éduquer les enfants du pays qu’il faut lui laisser toutes les dépenses. La contribution des familles à l’éducation de leurs enfants est quelque chose d’essentiel. Les mêmes personnes qui refusent de payer un certain nombre de choses à l’enseignement public, on les retrouve inscrites dans l’enseignement privé où elles consentent de payer cher pour une formation qui permette d’aboutir à un travail. Je connais des parents qui envoient leurs enfants à la maternelle et qui paient plus 100 mille F CFA, mais pour investir dans leur enfant qui est à l’université Joseph Ki-Zerbo, c’est comme s’ils n’étaient plus d’accord. Cela n’est pas normal. Dans une société, les gens doivent consentir des sacrifices pour donner un avenir à leurs enfants. Ce n’est pas seulement à l’Etat de s’occuper de l’éducation. L’Etat a une responsabilité majeure, il fédère l’ensemble des besoins, des ressources du pays. Et cela doit motiver les parents pour qu’ils acceptent d’investir. Sinon on raconte des histoires aux gens, il n’y a rien sans rien. Tout a un prix. Il y a un coût qu’il faut consentir.

 

S.: Vous avez déclaré que « Si l’Afrique a mal, c’est d’abord et avant tout à sa tête, à sa gouvernance » Est-ce la cause principale des maux actuels de l’Afrique ?

J. N.: Ce n’est pas la cause principale. En fait, je voulais dire l’Afrique indépendante ou dite indépendante, structurée en Etats et en sociétés. Encore une fois, l’Etat, c’est le bien commun. Ce n’est pas le gouvernement. Le gouvernement peut appartenir à un parti alors que l’Etat appartient à tout le monde. Concevoir l’Etat, aider la société à se rendre compte que l’Etat, c’est elle. Il y a comme une sorte de divorce depuis les indépendances entre société et Etat. C’est comme si l’Etat était un corps à part, une tête éventuellement en fer qu’on a posée sur un corps qui serait en terre. Il faut renouer avec l’idée d’une unité fondamentale, créative entre la société et l’Etat. Depuis les années des indépendances, l’Etat apparait comme quelque chose de parachuté, d’hétéroclite et de différent qui n’arrive pas à assumer les missions qui lui étaient confiées. C’est ce que j’ai voulu dire quand j’ai soutenu que notre société a mal à sa tête. J’ai dénoncé aussi une certaine misère politique. Comme si lâchés, depuis les soleils des indépendances, nous autres Africains nous n’avons pas été capables de concevoir et de mettre en place un Etat qui réponde véritablement à l’obligation de l’autopromotion sociale. Comment se fait-il que depuis 50 ans, 60 ans nous n’ayons pas assumé les responsabilités fondamentales pour ce qui concerne l’éducation, la santé, le bien-être, les routes et les transports. Il y a encore des parties de notre pays qui ne sont pas encore connectées au reste. Cela n’est pas normal. On dit que 60 ans pour un individu, c’est beaucoup, mais 60 ans pour un Etat, c’est peu. J’accuse nos Etats d’avoir été plus des diversions politiques que des structures, des institutions qui ont vraiment servi le développement du corps social. Faire en sorte que nous cessions d’avoir mal à notre tête, c’est repenser l’Etat pour qu’il soit comme une locomotive du progrès social. Que l’Etat ne soit pas quelque chose d’absolument différent ou opposé à la société, mais à son service. Parce qu’on crée une institution pour qu’elle serve le développement de ce qui existe. A quoi bon l’Etat s’il ne sert pas le corps social ? Donc repensons l’Etat parce que la tête qu’il représente est dans un rapport chiasmatique, un rapport de déchirement avec le corps qu’il devrait servir. (…) Maintenant comment guérir cette tête si le corps lui-même commence à tomber malade. Dans un organisme véritable, tout ce qui passe dans un cerveau est irrigué par la vie du corps. En retour le cerveau alimente et éclaire le reste du corps. Il y a une dialectique entre l’Etat et la société qui doit être encore mieux construite pour que l’Etat serve le progrès de la société. Le bien commun doit servir à tous, il ne doit pas être quelque chose de décoratif. (…) Si on s’organise en communauté politique c’est pour aller plus loin. Si on estime qu’avec 60 ethnies, on constitue un peuple, c’est pour aller plus loin. L’Etat, c’est cet ensemble de forces qu’on a réussi à rassembler et qui catalyse le mouvement par lequel nous allons traverser le présent pour aller et construire un avenir.

S.: Comment selon votre expression « une aube nouvelle porteuse d’une liberté universelle effective » peut être possible en Afrique, et particulièrement au Burkina Faso ?

J. N. : Tout le monde connait l’histoire de l’Afrique, les grands maux que nous avons traversés. Tout le monde connait aussi le moment que nous avons appelé nos indépendances qui étaient plus ou moins concédées, arrachées. Nos indépendances nous ont assez rapidement désenchantés, parce qu’on pensait que tout irait bien. Nous nous étions appropriés de notre liberté qui devenait effective. Mais, en fait, c’est une liberté qui était seulement théorique, parce qu’elle était seulement politique, sans assise économique véritable et sans structuration de cette société pour qu’on apprenne à vivre ensemble. Aube nouvelle d’une liberté effective signifie que nous qui avions vécu la servitude, l’esclavage, la domination des autres, devions apprendre à vivre avec l’autre, puisque les anciens colonisateurs sont toujours là. Ils sont même plus développés que nous, peut-être qu’ils dominent le monde encore plus que nous. Nous partageons le même monde avec eux, nous devons travailler à avoir une liberté effective et universelle. C’est-à-dire ne pas être seulement rivé à ce que nous avons, à ce qui nous concerne. Parce que le local est aussi global. Mon souci c’était d’aider les africains à avoir une vision de leur liberté qui ne soit pas insulaire, mais une vision universelle.  Déjà entre nous, entre différentes les ethnies, les différentes classes sociales. La liberté est quelque chose qui doit être donné à tout le monde, un trait d’union entre les différents citoyens.

S.: Que faire dans un contexte actuel au Burkina Faso où notre vivre-ensemble est menacé à cause du terrorisme et des conflits communautaires ?

J. N. : Déjà ne pas laisser les conflits communautaires s’installer, cela est très grave. Ne pas laisser la surenchère des divergences ethniques s’installer. On a vécu dans un pays où il n’y avait pas d’opposition aussi meurtrière entre les ethnies. Mon père parle le moré, le français, le dioula et le fulfuldé. Donc je ne me sens pas l’ennemi de qui que ce soit. Personne ne peut me transformer aujourd’hui en ennemi de telle ou telle ethnie ou de telle ou telle région.  Parce que j’ai une capacité de jugement pour me méfier de tout discours idéologie qui tendrait à essayer de faire de moi quelqu’un qui s’oppose à une autre ethnie. Il y a combien de gens qui sont à mesure d’avoir un jugement assez éclairé, critique pour ne pas se laisser embobiner par des discours de haine ?

C’est cela notre problème, si on renonce à l’école, elle ne formera pas le capital humain dont nous avons besoin. Parce que là où il y a l’obscurité on pourra toujours ajouter de l’obscurité. Ceux qui œuvrent dans l’obscurité n’ont pas besoin de lumière. C’est donc une raison supplémentaire pour que l’école soit le lieu de diffusion, à la fois de l’intelligence, des savoirs, des connaissances locales, autochtones, endogènes, universelles, scientifiques. Mais aussi que l’école soit le lieu où on apprenne à découvrir la différence des autres, à respecter cette différence, et surtout à faire en sorte que les divergences soient des moteurs de développement pour nous tous.  Une société n’est pas seulement une fourmilière où chaque fourmi fait ce qu’elle a à faire, est programmée pour cela. Dans la société humaine, les gens réfléchissent, peuvent ne pas être en accord. Et les désaccords, c’est normal dans une société, les divergences politiques c’est normal. Mais ce qui n’est pas normal c’est que nous ne soyons pas capables de faire converger toutes ces forces contraires pour le service du bien commun. C’est ce que j’appelle aussi avoir mal à sa tête, l’incapacité au niveau politique de réconcilier, de tirer profit des oppositions de la diversité et des divergences de positions pour bâtir le Burkina. Vous regardez en France, es partis de droites et ceux de gauche.  Quand la vie de la France est en jeu, quand les enjeux nationaux sont en jeu, tous les partis politiques savent se mettre ensemble pour défendre cela.  Pourquoi nous, nous ne serons pas capables de cela ? Nous avons appris la politique auprès de ceux qui nous dominaient hier. Ces derniers sont capables de se retrouver entre eux, de sauver les intérêts supérieurs de la nation française. Et chez nous, on est prêt à tout déchirer, casser. Il y a comme une sorte de nihilisme qui quelquefois habite notre manière de vivre la politique. Il faut absolument faire attention, et revenir à une politique réfléchie, mieux pensée et une politique du respect. Respect des divergences, respect de la diversité, mais surtout capitalisation des énergies différentes qui secouent notre pays pour que des compétences nouvelles se développent et qu’on puisse aller loin ensemble.

Interview réalisée

par Karim BADOLO

3 Commentaires

  1. La vie se construit se réalise autour des réseaux sociaux… On ne peut se défaire mais tout compte ayons raison gardée par rapport à cette nouvelle forme de communication.

  2. En voilà  »un philosophe, mieux, une philosophie qui va de la terre au ciel ». Le professeur a su, a pu imprimer à la philosophie une dimension utilitaire qui ne lui enlève absolument rien à son caractère désintéressé. Toutes ses sorties nous servent tout à la fois de lumière et de repères dans ce monde sens dessus sens dessous. Vivement que son exemple soit suivi parce que Facebook représente aussi cet espace public, tout à la fois sève nourricière et condition de possibilité de toute democratie véritable.

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