Cofondateur du cabinet Awalé Afrika Finances spécialisé dans la mobilisation des financements, ex-directeur du centre de recherches pour le développement du Canada pour les 24 pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, Dr Sibry Tapsoba est un ancien cadre de la Banque africaine de développement (BAD) où il a occupé plusieurs postes de responsabilité, notamment de directeur de l’Institut africain de développement, de Représentant de la BAD en Egypte, de Directeur pour les pays fragiles (22 pays). Dans cette interview accordée à Sidwaya, M. Tapsoba livre son analyse sur les facteurs déterminants de l’élection du nouveau président de la BAD, Dr Sidi Ould Tah, les défis auxquels il sera confronté, ses priorités à la tête de l’institution, ainsi que les conditions de succès de son mandat.
Sidwaya (S) : L’ancien président de la BADEA, Dr Sidi Ould Tah, a été élu nouveau président de la BAD, le 29 mai dernier, face à quatre candidats de taille. Quels ont été les facteurs déterminants de son élection ?
Sibry Tapsoba (S.T.) : Dans le milieu des dirigeants des institutions de financement du développement, le Dr Sidi Ould Tah est réputé pour son humilité et sa simplicité. Très accessible, il a mis à profit son poste de ministre des Finances de son pays et par la suite son rôle de président de la BADEA pour bien orchestrer sa campagne. Il faut aussi souligner qu’il s’était fait accompagner par des personnes compétentes qui connaissent le fonctionnement de la BAD. Il importe de mentionner qu’il a commencé sa campagne tôt. Donc, si vous combinez humilité, compétence professionnelle et celle de son équipe de campagne, vous voyez que le Dr Sidi Ould Tah avait une longueur d’avance sur les autres candidats.
S : Y a-t-il des régions du continent qui ont pesé dans l’élection du président Sidi Ould Tah ?
S.T. : Il importe de souligner qu’il n’y a pas que les pays africains qui votent pour l’élection du président de la BAD. Cependant, les pays non-africains suivent par courtoisie les tendances et évitent de voter parmi les premiers, laissant ainsi le leadership aux pays africains. Il faut aussi préciser que les candidats sont choisis par région et on pourrait penser que c’est l’Afrique du Nord qui a pesé dans l’élection du président Sidi Ould Tah. L’élimination du candidat sénégalais Amadou Hott a donné au président Sidi Ould Tah l’opportunité d’être élu.
S : Pour certains, le passage de Dr Sidi Ould Tah à la présidence de la BADEA a aussi joué dans son élection…
S.T. : Même si par la taille, la BAD et la BADEA ne sont pas comparables, il reste que la BADEA offre l’opportunité à son président d’être confronté à une échelle moindre aux mêmes défis de financement des projets de développement. Mieux, le temps passé à la tête de la BADEA lui a permis de rencontrer les ministres africains et les responsables des institutions européennes dont certains siègent au conseil d’administration de la BAD.
S : Donné pour favori, il a fallu aller jusqu’au troisième tour où il a été élu avec un score de 76 % qui ressemble à un plébiscite. Dans l’histoire de la BAD, est-il de coutume de voir l’élection du président avec de tels scenarii ou de tels nombres de voix favorables ?
S.T. : Je pense qu’il ne faut pas juger les candidats élus par le nombre de tour, car le principe était celui du compromis et du consensus tel que ce fut le cas de l’élection du 1er président, le Soudanais Mamoun Beheiry en 1964. Ce sera la même procédure en 1970 pour les autres élections qui suivront, du Tunisien Abdelwahab Labidi en 1970, du Ghanéen Kwame Donkor Fordwor en 1976, du Zambien Willa Mung’Omba en 1983, Babacar Ndiaye du Sénégal en 1985 et 1990, Omar Kabbaj du Maroc en 1995 et 2000, Donald Kaberuka du Rwanda en 2005 et 2010, puis de Akinwumi Adesina du Nigéria en 2015 et 2020. Pour mémoire, en 2015, il a fallu six tours de scrutin pour arriver à un consensus sur le candidat Akinwumi Adesina qui a été élu avec 58,1% des voix.
S : Avec un capital de la BAD qui est passé du simple au triple, plus précisément de 93 milliards de dollars en 2015 à 318 milliards aujourd’hui, pour certains, l’un des plus gros défis auquel le nouveau président va devoir faire face est la mobilisation conséquente des ressources pour répondre aux engagements de la Banque et aux pressants besoins de financement du développement du continent, surtout à un moment où le Président Donald Trump a annoncé la suspension de la contribution des USA au Fonds africain de développement. Etes-vous de cet avis ?
S.T : Comme vous le dites si bien, la multiplication par trois du capital de l’institution est un défi, mais je dirai que c’est surtout une opportunité. Le défi majeur réside dans la capacité de la BAD à attirer des investissements importants pour financer des projets structurants à même de créer des chaînes de valeur pour transformer les économies des pays individuellement et collectivement. Dans cet optique, il y a lieu de transformer la jeunesse en agents du changement. Dans les pays fragiles que je connais bien, même les pistes rurales contribuent de manière significative à la croissance économique et au bien-être des populations. Lors d’une mission en Somalie, j’ai échangé avec des femmes qui puisaient de l’eau, sur leurs besoins pressants : ma surprise fut totale lorsqu’elles identifièrent l’absence de routes praticables comment étant le plus grand handicap à leur épanouissement : “nous voulons des routes qui nous permettent d’amener nos enfants au dispensaire quand ils sont malades, de vendre nos fruits et céréales et surtout de ne plus compter sur nos époux pour nos petits besoins”. A cela, s’ajoute le financement de l’électrification et l’industrialisation pour offrir des emplois à cette jeunesse oisive qui ne demande qu’à s’occuper.
S : Le président Tah est aussi attendu sur le terrain des réformes institutionnelles pour le renforcement de la gouvernance de la BAD. Quels sont les défis qu’il doit relever à ce niveau ?
S.T : La BAD est une grande institution qui a besoin de réformes, mais comme un gros paquebot, elle tourne difficilement pour ne pas dire lentement. Avec la réduction du financement des Etats-Unis d’Amérique, la BAD sera de toute évidence, assaillie par les institutions internationales et/ou sous régionales qui subiront l’effet des coupures financières pour offrir des prestations de service. A court terme, cela est une très bonne option, mais à long terme les questions de développement des compétences et de manque de capacité resurgiront. Il faut donc persister sur les réformes qui confirmeront les domaines où la BAD a des avantages comparatifs et où elle accompagnera les pays “main dans la main” avec des timelines bien définis.
Les réformes institutionnelles devront renforcer les capacités de l’institution, tout en accélérant le suivi des projets sur le terrain. L’institution dispose de tout un arsenal pour identifier les mauvaises utilisations des ressources qui continue de faire ses preuves. Il est évident qu’il ne faut pas tomber dans un laxisme, mais un mécanisme devrait être crée et mis en place pour le respect des dates de fin de projet.
S : Face à un continent où tout urge en matière de développement, quelles devraient être les grandes priorités du nouveau président de la BAD ? La question de la jeunesse, de l’autonomisation des femmes… devrait-elle figurer au rang de ses priorités ?
S.T. : Bien sûr, car les femmes et les jeunes représentent environ deux-tiers de la population africaine. A mon avis, le président Sidi Ould Tah devrait mettre en place un département qui sera chargé non seulement du financement des projets en faveur des femmes dans les pays, mais aussi et surtout au niveau régional afin d’enclencher une dynamique de partage de résultats des projets à succès. Permettre à l’Afrique d’apprendre et tirer les leçons des projets en Afrique qui donnent des résultats doit être un must.
S : Certains pays du Sahel font face à une crise sécuritaire. Le président Sidi Ould Tah devrait-il avoir une attention particulière vis-à-vis de ces Etats ?
S.T. Oui. Le financement de certaines infrastructures peut permettre de libérer des lignes de ressources qui seront affectées au renforcement de la résilience des pays en proie à des conflits armés.
S : Elu dans un contexte mondial marqué par des guerres commerciales entre les grandes puissances économiques, des tensions géopolitiques, une reconfiguration géostratégique de la scène internationale et où certains blocs régionaux africains comme la CEDEAO sont en voix de dislocation, etc., visiblement la tâche ne sera pas facile pour l’ancien président de la BADEA pour les cinq prochaines années ! Comment doit-il naviguer dans ces environnements complexes pour atteindre ses objectifs à la tête de la BAD et quelles sont les conditions de succès de son mandat ?
S.T. : La façon dont il a conduit sa campagne confirme qu’il est entouré par des cadres compétents venus de plusieurs milieux. Il doit continuer à écouter son équipe tout en se réservant le dernier mot car, après tout c’est lui qui assumera les conséquences. Le rythme frénétique des réunions du conseil d’administration, des demandes de rendez-vous avec certaines exigences que ce soient avec lui et lui seul pourrait émousser ses capacités. De même, savoir choisir ses batailles sera la clef du succès de son mandat.
Interview Réalisée par
Mahamadi SEBOGO