A 85 ans, le Trésor humain vivant (THV), Kayè Tintama, est une source de savoir et de savoir-faire, à Tiébélé, dans la province du Nahouri, région du Centre-Sud. Son domaine de prédilection est la peinture et les fresques murales traditionnelles Kassena, encore appelées « dora », en langue locale. Doyenne des dépositaires de cet art réservé exclusivement aux femmes, elle n’a pas seulement la mémoire au bout des doigts. Elle transmet aussi cette flamme artistique et a, à cœur de faire vivre les traditions. Portrait d’une gardienne des fils du temps.
Les rayons du soleil réchauffent, en cette matinée de bonne heure du mardi 13 mai 2025 et cela, visiblement, plaît à Kayè Tintama. Dans la cour royale de Tiébélé où elle réside, à une trentaine de kilomètres de Pô, le chef-lieu de la province du Nahouri, il est difficile de la croiser sans la remarquer. Malgré ses 85 ans, elle dégage une présence singulière autant par ses traits que par son attitude. De taille moyenne, la silhouette affinée par le temps, elle affiche un sourire radieux. Ses lunettes de correction assombries lui donnent encore fière allure dans sa tenue colorée à l’africaine et surmontée d’un foulard bien attaché sur la tête. Exceptées les rides et veines saillantes qui trahissent son âge, elle est toujours pleine d’entrain. Maman Kayè, comme l’appelle affectueusement ses proches, c’est aussi une mémoire vivace, fertile et de hautes valeurs morales. Une « bibliothèque », dirait Hamadou Ampâté Bâ qui désigne, en ce terme, ces sages du troisième âge pétris d’expériences et de connaissances.
Des valeurs cardinales
Née à Douabié, à Guenon, une commune voisine de Tiébélé, elle a grandi dans la pure tradition Kassena dont elle a gardé les principes et les valeurs morales comme le respect des ainés, la politesse, l’intégrité, l’honneur et la tolérance. Ces valeurs, elle s’est aussi efforcée à les inculquer à ses proches, surtout son fils et sa fille, ses deux enfants qui lui sont restés après six maternités. Pour elle, conseiller, guider et former humainement la jeune génération, sont à la fois un devoir et un plaisir dont elle ne se prive pas. De nature enjouée et joviale, elle s’irrite donc face à des écarts de comportements comme le vol, le mensonge et l’impolitesse, confie sa petite-fille de la classe de Seconde, Véronique Kougnirpé. Les confrontations verbales et les situations tendues ne sont pas également son rayon, ajoute sa belle-fille, Martine Alampoua qui prétend l’avoir rarement vu dans des joutes verbales.
A Tiébélé, Kayè Tintama, n’est pas seulement une « bibliothèque » de savoir et de savoir-être. Produit d’une période où les coutumes et les traditions locales régentaient suffisamment la vie et la société, elle s’est forgé un savoir-faire particulier qu’elle a su faire passer à travers les âges : le « dora ».
Cœur d’artiste

« Dora » ! C’est l’appellation en langue Kassem de cet art pictural consistant à réaliser des motifs et des fresques sur les parois des murs et des cases d’habitations. Un travail minutieux, réservé exclusivement aux femmes et qui se fait à partir de matériaux locaux : argile, basalte, calcaire, kaolin, bouse de vache, écorces de néré ainsi que des galets pour le polissage et des plumes de poulets pour les dessins. La fonction du dora est multiple, selon maman Kayè. D’abord, esthétique, car il représente des figures géométriques, des symboles et des représentations d’objets et d’animaux. Ensuite, éducative, parce qu’il sert à l’instruction des plus jeunes sur le passé et la culture locale. Enfin, architecturale, étant donné qu’il permet de renforcer la solidité des constructions face aux intempéries. Kayè Tintama commence son initiation au dora toute petite, chez elle, à Douabié. A ses 10 ans, alors qu’elle est désignée pour accompagner sa grande sœur nouvellement mariée dans un autre village, elle se familiarise avec les techniques de l’art, en accomplissant à ses côtés, d’abord les tâches secondaires puis les principales. Mariée plus tard, dans la cour royale de Tiébélé, elle trouve d’autres femmes qui s’y connaissent et elle affine encore ses techniques, au fil des ans. Aujourd’hui, Kayè Tintama est un baobab de talent de l’art pictural Kassena. C’est elle aussi la doyenne de celles qui le maitrisent et l’enseignent. Le ministère de la Culture, en reconnaissance à son poids et son apport culturels, l’a gratifiée, en 2015, du titre de Trésor humain vivant (THV), aux côtés de 16 autres personnalités culturelles à travers le pays.
Au-delà de l’art
L’apprentissage du dora pour Kayè Tintama a relevé plutôt du devoir que de la passion. Dans la tradition, avant la modernité introduite par le contact avec l’Occident, une femme Kassena, sans maitrise de l’art du dora, passait pour une inculte et perdait en estime aux yeux de la société, selon elle. Si la construction des cases est réservée aux hommes, aux femmes revient la tâche de la décoration, de façon permanente, chaque deux ou trois ans, lorsque les réalisations perdaient leur éclat à cause des intempéries comme la pluie, le vent et le soleil. Et, il en était ainsi dans toutes les habitations. Le travail du dora se faisait de façon collective et généralement à la fin des récoltes.
Un véritable tremplin pour maintenir la cohésion, l’entraide et l’harmonie entre toutes les femmes et les familles, se rappelle Kayè Tintama. Grandir au rythme de cette activité artistique saisonnière et la voir perdre son lustre d’antan rend maman Kayè nostalgique des temps anciens. Dans le Nahouri, outre la Cour royale de Tiébélé, le dora « authentique » est aujourd’hui quasi introuvable. C’est aussi pour cette raison que le gouvernement burkinabè s’est battu pour l’inscription du palais de Tiébélé sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Chose faite depuis le 26 juillet 2024 à New Delhy en Inde. Une annonce qui a fait vivre, en son temps, à Kayè Tintama et aux autres habitants de la cour royale, une journée entière avec allégresse, se rappelle-t-elle.
Elle, qui n’imagine pas sa vie sans le dora, se réjouit aussi qu’il soit devenu plus qu’une simple activité de vie courante. Le dora, selon ses termes, lui rapporte personnellement de la notoriété, du respect et de l’argent quelquefois. Sur ces points, elle ne manque pas d’anecdotes qu’elle dit conserver parmi ses plus beaux souvenirs. Comme ces fois quand

elle a perçu son premier billet de 1000 F CFA des mains d’un admirateur après un travail de décoration ou quand elle a été félicitée par un groupe de touristes qui ont mis les femmes au défi de décorer une nouvelle case en un temps record « d’une journée », ou encore quand elle a foulé, pour la première fois, le sol dans la capitale burkinabè, Ouagadougou.
Transmettre la flamme
Même si aujourd’hui le dora jouit d’une notoriété nationale et internationale, Kayè Tintama a les pieds sur terre. Elle est consciente que, comme plusieurs traditions, son art est menacé de disparition. La modernité prend continuellement le pas sur les traditions mais c’est aussi la problématique de la relève qui l’inquiète. Cette crainte de voir le dora mourir à petit feu la motive davantage à transmettre ce qu’elle sait et sait faire en la matière aux plus jeunes. Elle le fait pour des femmes de la cour royale ou provenant d’autres familles de Tiébélé et d’ailleurs. Mais la majorité de ses apprenantes sont des adolescentes et des jeunes filles qu’une structure, l’Association pour l’entretien et la sauvegarde de la cour royale de Tiébélé, a su mobiliser en organisant annuellement à leur endroit une compétition dénommée « concours dora ». A chaque séance, Kayè Tintama est là, alerte, pour montrer, corriger et féliciter. Il s’agit de veiller surtout à l’authenticité des reproductions pour que le dora reste fidèle à ses formes originelles. Sa joie de vivre d’octogénaire s’amplifie autour de ces activités, dit-elle. « Nous ne devons pas laisser nos traditions mourir ni les transformer. Ce serait la pire des choses pour nous », se plait-elle à répéter. Mais pour Maman Kayè, la tradition ne se limite pas seulement au dora.
Elle vit dans la tradition au quotidien. Sa case particulièrement et son contenu constituent un musée d’objets d’art authentique Kassena. L’entrée réduite à moins d’un mètre-carré de type défensif traditionnel, la chambre, la cuisine, le cheminée, la lampe d’éclairage, les ustensiles, le lit … et dehors les escaliers pour accéder au toit. Tout de l’habitat de maman Kayè est resté authentique. Elle se plait dans ce mode de vie et n’a pas la moindre velléité de le changer ni de s’en éloigner. Excepté bien-sûr quand elle le cède, le temps d’une visite guidée, aux visiteurs qui défilent continuellement, attirés par ce lieu singulier de l’aire moderne. Ces excursions touristiques dans son intimité ont beau se répéter plusieurs fois dans la même journée, maman Kayè est toujours d’humeur accueillante et prompt à satisfaire ses hôtes. C’est un peu sa façon de promouvoir autrement sa culture et sa tradition. Elle est, pour ainsi dire, la gardienne de la richesse culturelle Kassena … et du dora.
Mamady ZANGO
mzango18@gmail.com