Fabien Rodolphe Sorgho, gouverneur de la région du Sahel : « Il nous est revenu que certains acteurs humanitaires marchandent les inscriptions sur la liste des bénéficiaires »

Le gouverneur de la région du Sahel, le lieutenant-colonel Fabien Rodolphe Sorgho, a accordé une interview au quotidien Sidwaya en vue de préciser les raisons qui ont motivé sa décision de demander aux responsables des agences du Système des Nations unies, ONG, projets et programmes d’arrêter toutes les modalités de distribution de cash au profit des personnes déplacées internes.

Sidwaya (S.): Le 28 novembre dernier, vous aviez adressé une correspondance aux responsables des agences du système des Nations unies, ONG, projets et programmes intervenant dans la région du Sahel leur demandant d’arrêter toutes les modalités de distribution de cash. Qu’est-ce qui a motivé cette prise de décision ?

Fabien Rodolphe Sorgho (F.R.S.) : L’idée est venue du fait que nous avons enregistré plusieurs plaintes des populations hôtes et de certaines Personnes déplacées internes (PDI) des méfaits de la distribution du cash qui met à mal la cohésion sociale et le vivre-ensemble. Nous avons également approché les PDI qui bénéficient de cette distribution de cash et nous nous sommes rendu compte qu’à leur niveau, il y a aussi beaucoup de plaintes. Donc, nous avons essayé de comprendre les choses avant de prendre la décision de mettre fin à cette distribution de cash pour éviter d’autres situations désagréables. Avant la prise de décision, les responsables des agences du Système des Nations unies, ONG, projets et programmes intervenant dans la région du Sahel ont souhaité que nous puissions tenir une rencontre avec l’ensemble des acteurs en vue de diagnostiquer les problèmes engendrés par les opérations de cash pour trouver une solution collégiale. C’est dans ce cadre que la rencontre a été tenue, le vendredi 28 novembre dernier, avec les responsables des agences du Système des Nations unies, ONG, projets et programmes et les personnes-ressources du Sahel. La rencontre a permis de passer en revue les avantages de la distribution du cash et ses méfaits. En réalité, l’idée a germé courant juin 2022 et nous avions demandé à nos partenaires de réfléchir ensemble sur les alternatives. Nous avions voulu mettre fin à la distribution de cash avant le mois de septembre 2022 mais les humanitaires ont estimé que des projets étaient en cours, donc il fallait encore continuer la réflexion. S : Quelle a été la réaction des responsables des agences du Système des Nations unies, ONG, projets et programmes ainsi que des personnes- ressources du Sahel ? F. R. S. : Les personnes-ressources du Sahel se sont alignées sur la décision d’arrêter la distribution de cash. D’ailleurs, les plaintes et les récriminations viennent des populations qui ont été représentées à la rencontre par ces personnes- ressources. En revanche, les responsables des agences du Système des Nations unies, ONG, projets et programmes ont essayé de défendre la distribution de cash en disant que cela fait du bien aux PDI. Cependant, leurs arguments ont été battus rapidement en brèche par les méfaits du cash entre les différentes communautés. Eux-mêmes ont reconnu que du moment où il y a l’argent, il est difficile de maitriser toute la chaine. En effet, il y a des salariés qui bénéficient de la distribution de cash qui est un deal à ciel ouvert.

S : Dans votre correspondance, vous avez fait cas de dérives et de méfaits de la distribution du cash aux PDI et autres personnes vulnérables dans la région du Sahel. Qu’en est-il exactement ?

F. R. S. : Les populations hôtes estiment qu’elles sont devenues plus vulnérables que les PDI dans la mesure où c’est une partie de leurs champs qui est attribuée aux déplacés. Par conséquent, elles estiment que leur capacité productive est diminuée. En plus, elles disent que les PDI reçoivent du cash, des vivres, en un mot tout le nécessaire pour subvenir à leurs besoins tandis qu’au sein des populations hôtes, il existe des personnes vulnérables qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Lorsque les PDI reçoivent leur argent, elles se retrouvent chez les mêmes commerçants pour les achats tandis que les populations hôtes négocient les prix, les PDI viennent et achètent à tour de bras parce qu’elles sont nanties du fait de la distribution du cash. Au niveau des PDI également, nous avons compris que certaines font deux à trois ans sans être enrôlées et pendant ce temps, d’autres ont été enrôlées et bénéficient du cash. Lorsque nous avons approché les responsables des agences du Système des Nations unies, ils nous ont fait comprendre que ce sont des programmes d’urgence. On ne peut pas être en urgence pendant deux ou trois ans. Si ce sont vraiment des programmes d’urgence, ils doivent s’arrêter peut-être au bout de trois mois durant lesquels les bénéficiaires auront de quoi à faire pour se stabiliser. Nous avons des PDI qui bénéficient de cash depuis plus de deux ans tandis que d’autres n’en reçoivent pas du tout, ce n’est pas juste. Nous en connaissons dans la ville, si les gens veulent des noms, nous allons les leur donner. Certains hommes inscrivent leurs épouses alors que ce sont eux qui détiennent le téléphone portable où se fait le transfert. Donc, la femme qui a son nom sur la liste des bénéficiaires ne reçoit rien. Il nous est revenu également que certains acteurs humanitaires marchandent les inscriptions sur la liste des bénéficiaires. En clair, ils inscrivent des gens et prennent un pourcentage sur l’argent reçu. A cela s’ajoute le fait que les femmes qui reçoivent l’argent directement ont des problèmes avec leurs époux qui réclament ce qu’elles ont reçu au risque de se faire répudier. Si elles remettent l’argent, le mari se permet de prendre une autre femme. Les montants reçus par les bénéficiaires dépendent des ONG et autres projets. Il y a des bénéficiaires qui reçoivent de l’argent de plusieurs structures. Pour ce que je sais, tout dépend du budget et de l’envergure du projet. Il y a des structures qui donnent 35 000 F CFA, 60 000 F CFA, 100 000 F CFA ou 200 000 F CFA et ce par mois, tous les deux mois, par trimestre ou de façon semestrielle. Les bénéficiaires sont à la fois des PDI, des populations hôtes vulnérables et des réfugiés. Quand on propose du travail à certaines PDI, elles refusent pour la simple raison qu’elles reçoivent 60 000 CFA sans fournir des efforts. Personnellement, j’ai vécu des situations de ce genre. Tôt ou tard, cette distribution de cash prendra fin. Comment allons-nous gérer nos populations à qui nous avons habitué à avoir de l’argent sans effort. Pour éviter de faire face à une situation intenable dans le futur, nous avons préféré prendre le taureau par les cornes dès maintenant. A analyser de fond en comble, la distribution de cash met à rude épreuve la cohésion sociale et déchire le tissu social.

S : La distribution du cash est-elle une source de financement des groupes armés qui sévissent au Sahel ?

F. R. S. : Elle peut contribuer d’une manière ou d’une autre parce que nous ne maitrisons pas tous les mouvements des PDI qui bénéficient de ce cash. Comme les humanitaires le disent, s’ils le savent, ils ont un principe de neutralité et d’impartialité.

S : Vous avez exhorté les acteurs à réorienter leurs financements vers le renforcement des capacités des groupements, associations ou coopératives, à privilégier les projets à caractère communautaire ainsi que les investissements structurants. Dans un tel contexte, comment se fera la prise en charge des PDI sur le terrain, vu que certaines localités du Sahel sont inaccessibles ?

F. R. S. : Le problème a été posé lors de la rencontre du 28 novembre dernier. Les humanitaires disent que certaines localités sont inaccessibles, ce qui est une triste réalité, et malgré cela ils envoient de l’argent. Ils savent bien que les vivres ne peuvent arriver dans ces localités, mais je me demande à quoi sert cet argent ? Puisque les bénéficiaires ne peuvent pas acheter des vivres. C’est pourquoi, nous avons demandé aux responsables d’essayer d’organiser les PDI en groupements, associations ou coopératives et les former dans des domaines précis en vue de créer des chaines de valeur. Par la suite, ils pourront les soutenir en matériel, en formation afin que ces PDI fassent quelque chose dans la société. Pour ce faire, il est prévu la semaine prochaine une rencontre avec l’ensemble des acteurs humanitaires pour encore réfléchir sur les alternatives. Ce que nous proposons n’a aucunement l’intention de contrarier une ONG ou une agence des Nations unies. Au contraire, notre décision vise à travailler en synergie pour le bien-être des populations pour lesquelles nous sommes tous engagés au Sahel.

Interview réalisée par Souaibou NOMBRE Snombre29@yahoo.fr

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