Offrande lyrique : Mensonge et politique

S’il est vrai que le mensonge est indissociable de la vie politique, peut-on aller jusqu’à dessiner les contours d’un « art de mentir » ou bien de « dissimuler la vérité » ?

Injonction héritée du Décalogue, nous avons établi en règle morale universelle le « tu ne mentiras pas ». Pourtant, à peine dicté par l’Eternel à Moïse sur le mont Sinaï, ce précepte est déjà mis à mal par les grands héros des textes bibliques : à commencer par Moïse lui-même. Lui et bien d’autres ont menti. Plus récemment, Kant explique que « le mensonge est toujours odieux quand on en profite », quand Proudhon relègue au rang de délit le mensonge le considérant comme un « assassinat de l’intelligence ».

Si chacun d’entre nous se défend d’avoir déjà menti, mettons-nous au défi de trouver, ne serait-ce qu’une seule personne qui n’aurait jamais menti. Le mensonge prend une dimension bien plus importante dès lors qu’il rentre dans la sphère politique. La dualité entre vérité et mensonge en politique bien que consubstantielle à cet environnement n’en est pas moins préoccupante puisqu’elle peut aboutir au ministère de la Vérité (Miniver) dans la dystopie « 1984 » de George Orwell.

Le mensonge est indissociable de la vie politique

Tout comme le mensonge a toujours fait partie de nos vies quotidiennes, il est au cœur de la vie politique. Probablement parmi les mensonges politiques les plus contemporains celui du président George W. Bush concernant la prolifération d’armes de destruction massive au moment du régime de Saddam Hussein: « the threat comes from Iraq. It arises directly from the Iraqi regime’s own actions, its history of aggression and its drive toward an arsenal of terror » (discours du 7 octobre 2002, Cincinnati). Bien que considéré comme immoral par le commun des mortels, le mensonge, ou tout du moins la dissimulation de la vérité peut s’avérer utile sinon nécessaire dans la conduite de l’Etat qui fait face à une foule d’injonctions parfois inconciliables.

Le mensonge a été dressé au rang d’art par la pensée politique. « Toutefois, il est bon de déguiser adroitement ce caractère, d’être parfait simulateur et dissimulateur. Et les hommes ont tant de crédulité, ils se plient si servilement aux nécessités du moment que le trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper […] » (Le Prince, chapitre XIII). C’est cette même capacité à dissimuler la vérité qui est vantée par Baltasar Gracian considérant le mensonge comme le « plus grand art de dissimuler ». Il s’agit selon lui d’une science de l’agilité. Somme toute, la vie à la cour n’est-elle pas faite de dissimulations ?

Si au sein du régime absolutiste le monarque ne ment pas puisqu’il ne parle pas publiquement, n’ayant de comptes à rendre qu’à Dieu, les courtisans sont plongés dans des intrigues et doivent recourir à des stratagèmes afin d’attirer l’attention du souverain. Cela est peut-être encore plus vrai pour les femmes, relayées à la sphère de l’intériorité dont la puissance politique a pu se résumer à la couture. C’est toute l’histoire de Pénélope qui coud et découd en attendant le retour d’Ulysse. D’ailleurs, le mot pelote en anglais se dit « plot » et désigne également l’intrigue. Dans l’histoire, la puissance politique s’est souvent résumée à ruser (Delphine Horvilleur).

L’art de mentir, ou l’art de dissimuler la vérité

Bien après les écrits de Machiavel, « L’art du mensonge » a fait l’objet d’une brochure publiée en 1733 à Amsterdam. Faite notamment d’« instructions aux domestiques » afin de « bien voler les maîtres », cette brochure bien qu’incomplète a élevé le mensonge au rang d’art. Volontairement provoquant, ce titre rappelle que la politique n’est pas sans le mensonge. Cela ne veut pas pour autant dire que l’on est en droit d’attendre du personnel politique qu’il mente à sa convenance. C’est d’ailleurs l’une des raisons d’être des contrepouvoirs et des élections libres qui dotent l’électorat du pouvoir de sanctionner son personnel politique.

C’est en ce sens qu’il est nécessaire de dessiner les contours de « l’homme adroit ». Dans la vie de tous les jours nous savons que la gestion de l’Etat nécessite la dissimulation de la vérité. Que serions-nous sans le « secret défense » ? Le mensonge et la dissimulation font peser une tension qui oppose, encore davantage aujourd’hui, les gouvernants et les gouvernés. De fait, le peuple n’a aucun droit sur la vérité politique. Il n’en a pas le monopole. En revanche, il a la capacité de répondre en calomniant. Somme toute, le gouvernement ment au peuple et le peuple le lui rend bien en le calomniant.

Nous n’avons pas meilleurs exemples que la vague de « fake news » qui éclaboussent les régimes politiques, ainsi que la crise sanitaire que le monde traverse qui met un coup de projecteur sur des franges de la population qui dénoncent les mensonges des décideurs publics. Swift, influencé par la tradition protestante, a d’ailleurs dressé les contours d’un art de gouverner dans lequel le mensonge a toute sa place et même celui d’art, lui faisant paradoxalement dire qu’il est plus difficile de dire la vérité au peuple que de lui mentir. D’ailleurs, à la suite de la publication de son œuvre, certains responsables politiques s’en sont inspirés dans le recrutement de leurs collaborateurs. Ces derniers étaient en partie choisis sur leur capacité à ne pas trahir la dissimulation d’une vérité.

Ces pratiques sont autant passionnantes qu’inquiétantes puisqu’elles nourrissent un imaginaire allant de la dystopie de George Orwell au panoptique de Bentham. In fine, la vérité et le mensonge nourrissent l’un des éléments-clés de la sphère politique : la confiance entre gouvernés et gouvernants. Cette confiance déjà bien abîmée dans nos démocraties, parmi elles, les plus vieilles et celles que l’on croit les plus solides, est encore mise à mal par la pandémie que nous subissons. Encore une fois, la politique tient à un difficile mais nécessaire équilibre entre vérité et dissimulation. Nous ne pouvons-nous satisfaire d’espaces politiques dans lesquels le mensonge étouffe tout, ni d’espaces dans lesquels la toute transparence règne en maître. Cet équilibre pourra être atteint si la politique laisse la place à l’humilité, au « je ne sais pas » et au doute, qualités sans lesquelles aucun espace démocratique sain ne peut respirer et prospérer.

Mamadou Banakourou TRAORE

P.S.
« Tout le monde ment, Le gouverne(ment) Ment énormé(ment) Le physique(ment), le mental(ment), Le vulgaire(ment) et le poli(ment), Le béat te (ment) et le triste(ment) Et le sage(ment) et l’idiot te ment. […] Le docile ment, l’affranchi se ment, Le laïc ment, le dévot te ment, L’éternel ment mais le diable ment, […] Le terrible ment et le gentil ment, Le brutal ment et le doux se ment, Le tranquille ment, le féroce ment, L’héroïque ment, l’ordinaire ment. Ordinairement, bien sûr l’arme ment Et, au régiment, le général ment, Le stupide ment, pas de traitement, Le médical ment, il n’y a pas de calmant »
(Tout le monde ment, Massilia Sound System 2000)

Laisser un commentaire