Célébration de la Grande guerre patriotique: « Vladimir Poutine a voulu remettre la Russie dans ses droits », Dr Serge Noël Ouédraogo, enseignant-chercheur

L’enseignant-chercheur, Dr Serge Noël Ouédraogo : « D’aucuns pensent que la victoire alliée en Europe est une victoire soviétique ».

La Russie ayant fait partie de l’ex-Union des Républiques Socialistes Soviétiques (ex-URSS) célèbre sa victoire sur l’Allemagne nazie, le 9 mai 1945, à l’issue de la Grande guerre patriotique (juin 1941-mai 1945). Ainsi, le 9 mai 2025, sera l’occasion de rendre hommage aux héros de la patrie. L’enseignant-chercheur en histoire contemporaine au département d’Histoire et Archéologie (UFR Sciences humaines) de l’université Joseph KI-Zerbo, Dr Serge Noël Ouédraogo revient, entre autres, sur la signification de la Grande guerre patriotique et les grands exploits russes durant cette période.

Sidwaya (S) : La Russie s’apprête à célébrer sa victoire du 9 mai 1945 à l’issue de ce qu’elle appelle la Grande guerre patriotique (1941-1945). Dites-nous ce que représente cette partie de la seconde guerre mondiale (1939-1945) pour la Russie ?

Serge Noël Ouédraogo (S. N. O.) : Je vais m’exprimer, assez succinctement, tout en m’efforçant d’évoquer les éléments essentiels pour la compréhension des enjeux par vos lecteurs. La Seconde Guerre mondiale s’est déroulée du 1er septembre 1939, avec l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie, au 2 septembre 1945, avec la capitulation nipponne face à l’armée américaine. L’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) dont la Russie est la principale héritière a été active dans cette guerre mondiale du 22 juin 1941 au 9 mai 1945. La Grande guerre patriotique est l’appellation soviétique de la participation de l’URSS à la seconde guerre mondiale.

Elle a débuté avec le lancement par l’Allemagne hitlérienne de l’opération Barbarossa ou plan d’invasion de l’URSS ou encore l’ouverture du front Est, le 22 juin 1941 et a pris fin avec la capitulation allemande le 9 mai 1945. Le 23 août 1939, l’URSS avait signé avec l’Allemagne un pacte de non-agression et s’était mise à l’écart de la guerre qui a éclaté le 1er septembre 1939. En vertu d’un protocole secret de ce pacte, elle a, cependant, envahi et occupé la partie orientale de la Pologne à partir du 17 septembre 1939. A partir de son entrée en guerre officielle et surprise suite à l’invasion allemande, l’URSS a, dans un premier temps subi les offensives de la Wehrmacht (armée allemande), perdant des territoires sur près de 1 000 km jusqu’aux abords de Moscou, sa capitale. Il lui a fallu être résiliente, ralentir puis freiner l’offensive allemande, passer à la contre-offensive et enfin vaincre l’Allemagne nazie.

S : Parlez-nous des grands exploits russes lors de cette période qui s’est soldée par la victoire

S.N.O. : Au nombre des grands succès militaires de l’Armée Rouge (armée soviétique) figurent d’une part, les coups d’arrêt des offensives allemandes et les débuts des contre-offensives soviétiques, notamment, la bataille de Stalingrad (ex-Volgograd), de septembre 1942 à février 1943, qui a été la première défaite majeure de la Wehrmacht. A travers une guérilla urbaine, les troupes russes du général Joukov ont vaincu celles allemandes du général Von Paulus et remis en cause le mythe de l’invincibilité de celle-ci. La bataille de Koursk (évoqué ces derniers temps dans la guerre en Ukraine), du 5 au 13 juillet 1943, est considérée comme la plus grande bataille de chars de l’histoire (avec plus de 3 000 chars engagés, très majoritairement du côté allemand). Koursk fut, d’ailleurs, surnommée « le tombeau des blindés allemands ».

D’autre part, les victoires successives durant la troisième phase de la guerre qui est la victoire finale de la Grande Alliance (Alliés occidentaux et URSS). Depuis le succès, en 1943, de l’Armée Rouge lors de la bataille de Stalingrad, consi-dérée comme le tournant de la deuxième guerre mondiale sur le front Est en Europe, l’Armée Rouge est passée de la défensive à la contre-offensive. Elle s’est inscrite dans un cercle vertueux qui l’a conduite, progressivement, à libérer toute la partie orientale de son territoire, puis l’Europe orientale et balkanique. A partir de mars-avril 1945, tant sur le front Est que sur celui Ouest, les combats se sont, petit à petit, déportés sur le territoire allemand. Du 16 au 24 avril 1945, l’Armée Rouge a engagé la bataille de Berlin et a pénétré dans la capitale du Reich, assailli le bunker du Führer Adolf Hitler, constatant ce qui a été considéré comme étant ses restes calcinées (expertisés grâce à sa denture).

S : L’Allemagne nazie a déclaré une guerre à l’URSS qu’elle a regrettée puisque cela l’a amenée à signer l’armistice avec l’URSS, aujourd’hui la Russie. Ne peut-on pas dire que cette capitulation de l’Allemagne hitlérienne a sonné la victoire des Alliés qui est en réalité une victoire soviétique ?

S.N.O. : Comme indiqué, tout à l’heure, l’Armée Rouge a combattu et vaincu seule l’Allemagne hitlérienne sur tout le front oriental de la guerre en Europe. De plus, au bilan humain (en faisant abstraction de ceux économique et moral), l’URSS a payé le plus lourd tribut humain : 21 à 22 millions de morts sur le total de 50 à 60 millions de morts, un déséquilibre important du ratio des sexes en faveur des femmes, des classes d’âge creuses au niveau des enfants, des jeunes et des adultes, d’importants déplacements forcés de population, etc. A ce titre, la Russie, principale héritière de l’URSS (disloquée en 15 républiques souveraines le 26 décembre 1991), peut se targuer d’avoir le plus grand mérite dans la défaite allemande.

C’est ainsi que d’aucuns pensent que la victoire alliée en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale a été, d’abord et avant tout, une victoire soviétique. Romain Ducoulombier s’est permis de titrer, ainsi, un chapitre d’ouvrage : « Staline a gagné la Seconde Guerre mondiale. ». Pour marquer les esprits et revendiquer la place de l’URSS, après la capitulation allemande au quartier général du général Dwight D. Eisenhower à Reims en France, le 7 mai 1945, Staline a exigé une deuxième capitulation à Berlin, au quartier général du général Joukov, le 8 mai 1945. Mais, du fait du décalage horaire, cela correspond au 9 mai 1945 à Moscou, à 23h 01mn.

S : Il est également question du 80e anniversaire du début de cette guerre sanglante appelée Grande guerre patriotique, qui sera célébrée le 22 juin 2025. En référence à l’histoire, à qui la Russie veut concrètement rendre hommage ?

S.N.O. : Habituellement, ce sont les dates de victoires qui sont remémorées et commémorées. C’est, de prime abord, assez curieux que ce soit la date d’un début de guerre qui soit mis en exergue. Mais, au regard de l’issue « heureuse » de cette guerre, en termes de victoire finale et d’« insertion » de l’URSS sur la scène internationale en qualité de superpuissance de l’après-guerre, il peut s’agir de célébrer ce qui a conduit à une ère nouvelle. C’est peut-être en faisant allusion aux évènements d’Ukraine, notamment la non application des accords de Minsk qui « a contraint » la Russie à envahir et ramener la Crimée en 2014 (rattachée à l’Ukraine, en 1954, sous la Présidence de Nikita Khroutchev, dirigeant soviétique d’origine ukrainienne) dans la nation russe, à la guerre en Ukraine et à l’annexion des régions orientales du Dombass et de Louhansk à la Fédération de Russie à partir de 2022. Ainsi, comme en 1941, les évènements d’Ukraine apparaissent comme finalement salutaire pour l’hégémonie russe.

Comme pour dire « à quelque chose, malheur est bon ». Ce serait à la fois, un message des autorités russes destiné tant à l’intérieur, pour saluer les sacrifices de tous ordres consentis par la nation, qu’à l’extérieur, pour rappeler que la Russie sait toujours braver les adversités, être résiliente et sortir victorieuse. La Russie rend ainsi hommage à son peuple et, singulièrement, à ses forces combattantes. L’invitation des dirigeants partenaires de la Confédération des Etats du Sahel (AES) serait alors une sorte d’appel à l’espérance, adressé à eux et à leurs peuples, dans le contexte de l’hydre terroriste qui leur a été imposée. Ces analyses demeurent toutefois des hypothèses, il faut être dans « les secrets des dieux » pour en connaître les tenants et les aboutissants, sinon compter sur le temps.

S : Aujourd’hui, bon nombre de pays qui étaient dans l’URSS ont épousé des civilisations occidentales. N’est-ce pas un grand intérêt pour la Russie qu’ils retournent au bercail afin de consolider la fédération russe et de renforcer la célébration des évènements comme celui de la Grande guerre patriotique ?

S.N.O. : Il faut fortement nuancer vos propos lorsque vous évoquez l’adoption de la civilisation occidentale car la plupart des peuples de l’ex-URSS, de même que ceux de l’ex-Europe de l’Est sont des Slaves, tout comme la majorité des Russes. Il est plus question de choix politiques que civilisationnels. Les péripéties de l’histoire contemporaine, dont l’échec de la « Pérestroïka » (réformes économiques) et de la « Glasnost » (transparence et ouverture politique) du dernier Président soviétique, Mickail Gorbatchev, le vent de l’Est, les manœuvres du rival américain, ont conduit à la dislocation de l’URSS.

Quinze républiques souveraines dont la Fédération de Russie en sont issues, du fait de l’autodétermination de leurs peuples. Des peuples ont manifesté leur droit à l’autodétermination, il faut le respecter. Si d’aventure, une volonté de regroupement sur des bases, nécessairement nouvelles, prospère de part et d’autre, ce sera leur libre choix. Pour la Russie, ce sera un enjeu de puissance, pour ces pays, l’enjeu serait, certainement, d’une autre nature.

S : Est-ce que ce pan de l’histoire russe du 20e siècle ne justifie-t-il pas la guerre en Ukraine pour préserver la nation russe ?

S.N.O. : La guerre actuelle en Ukraine a aussi des causes lointaines ou indirectes, liées à la volonté de l’Ukraine d’intégrer l’OTAN, survivance de la guerre froide et dans une moindre mesure l’Union européenne. Les vicissitudes de l’évolution de l’URSS justifient l’existence de minorités russophones à l’Est de l’Ukraine, en particulier dans les provinces du Dombass et de Louhansk, le retrait, en 1954, de la Crimée de la République socialiste soviétique de Russie et son rattachement à la République socialiste soviétique d’Ukraine sous la présidence d’un dirigeant soviétique d’origine ukrainienne, la présence à Sébastopol en Crimée, de la base de la flotte soviétique de la Mer Noire, devenue flotte russe de la Mer Noire, etc.

Tout comme les Etats-Unis de John F. Kennedy avaient refusé la présence de base de missiles soviétiques à Cuba à 150 km des côtes de Floride, orientés sur les territoires, la Russie de Vladimir V. Poutine n’a jamais caché son opposition farouche à l’extension de l’OTAN vers l’Est, en particulier en Ukraine. Cela a même été présenté comme une ligne rouge à ne pas franchir.

Cette problématique semble n’avoir pas bien été comprise par les dirigeants occidentaux et le Président ukrainien, Volodymyr Zelensky, au nom du droit à l’autodétermination des Ukrainiens. Dans le même temps, Vladimir V. Poutine s’est mué en défenseur intrépide des droits des minorités russophones d’Ukraine, qui ont, par ailleurs développé des velléités sécessionnistes et/ou d’insertion à la Russie. Considérant le don de la Crimée russe à l’Ukraine sous l’ère soviétique, comme « une erreur de l’histoire », Vladimir V. Poutine a voulu « remettre la Russie dans ses droits ».

La suite de tous ces désaccords, nous la connaissons. Une confrontation pour la quête de puissance est en cours. Le Président Vladimir V. Poutine aspire à une renaissance de la puissance russe (comme à l’époque de l’URSS), alter ego des Etats-Unis. Apparemment, les Occidentaux ne l’entendent pas de cette oreille et veulent confiner la Russie au rang de puissance de second rang. Pourvu que l’humanité ne soit pas conduite à une troisième guerre mondiale ou à une confrontation qui en soit proche.

S : N’est-il pas moralement acceptable que le monde entier reconnaisse à l’unanimité la victoire de la Russie lors de la Grande guerre patriotique qui a permis à l’humanité toute entière d’éviter le pire que voulaient Adolf Hitler et ses partisans?

S.N.O. : Il ne faut pas se leurrer en recherchant une unanimité sur ce type de considération. Cependant, pendant longtemps, l’important mérite de l’URSS dans la fin du nazisme a été, plus ou moins, reconnu au sein des opinions publiques, mêmes occidentales.
Mais avec le temps qui passe, la guerre en Ukraine et les récents relents de retour à la Guerre Froide, les mérites soviétiques (attention à ne pas tout ramener à la Russie, quand bien même elle a été la principale république de l’union) ont tendance à être minorés voire gommés. Cela s’apparenterait à du révisionnisme ou à une tentative de falsification de l’histoire.

Qu’on le veuille ou pas, « les faits sont têtus », l’URSS a été pour beaucoup dans la victoire alliée en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est d’ailleurs l’Armée Rouge qui a pris Berlin, la capitale du principal pays de l’Axe qu’est l’Allemagne nazie. La Grande Guerre patriotique des Soviétiques a servi leur aspiration à la liberté, de même que celle du reste du monde. Son succès a facilité la poursuite victorieuse de la guerre contre le Japon en Asie, donc l’issue finale en faveur des Alliés.

S : Des pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) dont le Burkina Faso, sont attendus très prochainement à Moscou pour participer à la célébration de cette victoire. Quelle est la touche que ces pays pourront apporter à cet évènement ?

S.N.O. : De prime abord, l’historien s’intéresse, quasi-exclusivement, à l’analyse du passé et à ses probables répercussions présentes. Le courant historiographique de l’histoire immédiate ou histoire du temps présent admet que le passé proche puisse être ausculté par l’historien à travers une démarche appropriée. Mais le futur sort du champ de l’historien. C’est à d’autres de tirer des enseignements du passé et des analyses de l’historien pour mieux envisager le futur. Je ne peux donc pas être à l’aise pour répondre à ce type de question. C’est aux dirigeants de trouver la touche qui leur paraîtra la plus appropriée.

S : Tant que cette victoire s’inscrira dans les annales de l’histoire, la Russie ne cessera de la perpétuer. Quels sont, selon vous, les défis futurs à relever pour la Russie dans ce sens, au profit de ces générations futures ?

S.N.O. : Je réitère ma réponse antérieure sur le malaise de l’historien à évoquer le futur.
Par ailleurs, d’une manière générale, il ne faut jamais cesser de penser que la guerre soit une mauvaise chose. Très souvent, son issue reste incertaine ou peut réserver des surprises.
Tant qu’elle peut être évitée, il faut que toutes les énergies et intelligences humaines convergent à cette fin. Le préambule de l’acte constitutif de l’UNESCO a, d’ailleurs, si bien observé que « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent
être élevées les défenses de la paix ».

Interview réalisée par Boukary BONKOUNGOU

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