L’économiste, le professeur Mahamoudou Diarra, directeur du laboratoire d’Economie régionale et internationale de l’Université Norbert- Zongo à travers cette interview décrypte les réformes annoncées par le président en exercice de l’UEMOA pour le passage des 8 pays de l’Union dès 2020 à une nouvelle monnaie, l’Eco. Il lève un coin de voile sur les conditions à remplir pour que l’intégration économique serve effectivement les ambitions de développement de l’Afrique.
Sidwaya (S.) : Que vous inspirent les réformes annoncées par le président de la Côte d’Ivoire concernant le passage des pays de la CEDEAO à l’ECO en 2020 ?
Mahamadou Diarra (M.D.) : Les réformes annoncées par le président Alassane Dramane Ouattara, président en exercice de la conférence des chefs d’Etat et de gouvernements de l’UEMOA s’inscrivent dans le respect des engagements pris par les dirigeants de l’Union, mais dans le cadre de la CEDEAO, de passer à une monnaie unique pour les quinze pays de cette organisation en 2020. L’échéance s’annonçant à grands pas, il était de bon ton que les pays de l’UEMOA, s’inscrivent dans cette logique de la monnaie unique, car, lors de leur 55e session ordinaire, tenue le 29 juin 2019, les autorités de la CEDEAO avaient confirmé l’échéance de 2020 pour le lancement de la monnaie unique ouest-africaine en suivant l’approche progressive. A ce titre, comme les pays de l’UEMOA respectent une bonne partie des critères de convergence, contrairement aux pays membres de la CEDEAO hors UEMOA, on comprend aisément que ce soit eux qui adoptent l’Eco à cette échéance
Aussi, dans le sillage des débats en cours sur le franc CFA, il était important que les chefs d’Etat rassurent certaines couches de la société sur l’avenir monétaire de cette zone d’intégration.
S. : Pourquoi la France assure-t-elle toujours la garantie de la convertibilité de la monnaie ?
M.D. : Dans le cadre des accords monétaires de la Zone Franc, les principes du compte d’opération assuraient la convertibilité illimitée du F CFA. A partir du moment où ces principes seront abolis avec les réformes annoncées, il convient de procéder à une sortie, je dirais, en douceur pour ne pas éroder la crédibilité du F CFA et de la future monnaie, car celle-ci est, avant tout, un instrument de confiance entre agents économiques. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre cette garantie donnée par la France d’assurer la convertibilité de l’Eco des huit (8) pays de l’UEMOA, garantie qui devra être transitoire, car dès lors que des pays de la CEDEAO hors UEMOA rejoindront l’Eco, elle sera levée puisqu’aucun mécanisme de ce type n’est envisagé dans le cadre de la feuille de route consacrée à la mise en place de l’Eco des quinze pays.
S. :L’Eco sera arrimée à l’Euro avec une parité fixe. Pourquoi ?
M.D. : Au même titre que la garantie de convertibilité, le choix du régime de change fixe pour l’Eco des huit pays de l’UEMOA est transitoire. Ici également, dans les décisions prises par les chefs d’Etat et de gouvernements le 29 juin 2019, il est ressorti qu’à terme, c’est le régime de change flottant qui est retenu. Maintenant, nous connaissons les avantages et les inconvénients du régime de change fixe. Et comme les chefs d’Etat l’ont exprimé à maintes reprises, ce régime permet d’asseoir la stabilité macroéconomique (faible volatilité des prix intérieurs, du taux de change etc.), condition nécessaire au développement économique.
S. :Pensez-vous que les Etats sont prêts pour la nouvelle monnaie ?
M.D. : En regardant les conditions qui doivent être remplies pour que la monnaie unique soit viable, nous pouvons dire qu’aucun pays de la CEDEAO hors UEMOA ne peut rejoindre l’Union monétaire en 2020. C’est pourquoi les chefs d’Etat et de gouvernement, en s’inspirant de l’expérience de l’intégration monétaire européenne, ont décidé de construire l’Union monétaire de la CEDEAO de façon dynamique. Et c’est ainsi qu’en 2020, les pays qui respectent en 2019 les critères établis, notamment les huit pays de l’UEMOA, pourront adopter l’Eco.
S. Qu’est-ce que cela change fondamentalement pour les économies de l’ancienne zone Franc ?
M.D. : D’un point de vue technique, rien ne change fondamentalement pour les économies de la zone Franc, au regard des réformes transitoires annoncées. Mais de façon symbolique, le retrait des représentants de l’Etat français des instances de gestion de la monnaie et l’abolition des accords de coopération monétaire contenant les principes du compte d’opération constituent une avancée notable pour les contempteurs idéologiques du FCFA.
S. : Quels avantages ces pays pourraient tirer du changement de l’Eco ?
M.D. : Théoriquement, l’introduction de l’ECO offrira aux pays de la CEDEAO, une belle opportunité de mutualiser leurs moyens monétaires et de promouvoir leurs objectifs communs. Aussi, une monnaie supranationale accroît la crédibilité, assure une meilleure stabilité financière et favorise les échanges commerciaux.
S. :Au-delà de l’émotion, quels efforts ces pays devraient faire pour que l’ECO serve leurs ambitions de développement ?
M.D. : L’approfondissement du processus d’intégration en Afrique par la signature d’accords commerciaux et monétaires ne changera rien à notre pauvreté tant que nous n’aurions pas associé à ces accords de véritables stratégies d’industrialisation et de développement. En effet, l’un des canaux le plus sûr par lequel ces accords peuvent agir sur le développement est l’accroissement des échanges commerciaux qui en résultent. Or, qu’est-ce que le Burkina Faso et le Niger vont échanger si les deux économies sont à l’étape de la production de produits de base ? Pratiquement rien ; et cela, même si on venait à construire une autoroute ou un chemin de fer reliant les deux capitales. L’intégration économique et monétaire ne peut conduire au développement de l’Afrique que si le processus s’accompagne de politiques d’industrialisation.
S. : Le changement de monnaie résout-il fondamentalement les problèmes économiques des pays qui utilisent actuellement le FCFA.
M.D. : Les changements opérés auront des effets limités parce que pour le moment on a l’impression qu’ils l’ont été pour répondre à des préoccupations beaucoup plus psychologiques que techniques. En effet, les réformes annoncées sont beaucoup plus symboliques, puisque d’un point de vue technique, l’essentiel des caractéristiques techniques du FCFA a été conservé (Régime de change fixe et garantie de la convertibilité).
Par ailleurs, fondamentalement, Il convient de rappeler que la monnaie prise de façon isolée ne peut pas être considérée comme un levier de développement d’un pays. J’ai coutume de dire que le fait de mettre 2.000 étudiants dans un amphi de 1.000 places pour leur enseigner les sciences sociales n’a pratiquement rien à avoir avec la monnaie. De même, le fait de consacrer plus de 90% de vos ressources propres publiques au fonctionnement courant de l’Etat au détriment des investissements dans l’innovation, dans la construction d’infrastructures devant soutenir la production, dans l’énergie, etc. n’a rien avoir avec la monnaie. Tout ce que je viens de citer, s’appelle l’économie réelle, la monnaie ne vient que pour faciliter les rouages du système. En la matière, je voulais attirer l’attention de vos lecteurs sur la différence à opérer entre la finance et la monnaie.
S. : Justement quels sont les problèmes et comment envisageriez-vous ces solutions ?
M.D. : Les problèmes résident dans l’économie réelle. Il y a un adage populaire qui dit que nul ne peut pourchasser deux lièvres à la fois et réussir à les attraper tous ! Je vous explique, dans une économie de marché, l’Etat à deux instruments d’action (la monnaie et le budget) pour deux objectifs (assurer la stabilité et maintenir un rythme soutenu de croissance en vue de réduire la pauvreté). Et en sciences économiques, il y a un consensus qui est qu’à long terme, la monnaie soit affectée à la réalisation de l’objectif de stabilité tandis que le budget se charge de poursuivre le développement. C’est ce choix stratégique qui est fait dans l’UEMOA. Aux résultats, quand nous regardons ce qui se passe dans la zone UEMOA, nul ne peut remettre en cause l’efficacité de la politique monétaire dans la poursuite de son objectif de stabilité des prix ; mais là où il y a problème, c’est au niveau de nos Etats qui doivent utiliser efficacement le budget pour créer les conditions de développement de nos économies. Et c’est pour cela que j’ai cité les exemples plus haut, relatifs à nos choix stratégiques en matière de politique budgétaire et de la gouvernance de façon générale. En effet, ce sont les Etats qui doivent créer les conditions nécessaires à la rentabilité du capital en mettant en place un climat des affaires et des investissements favorables. Ce sont eux qui doivent également former des jeunes capables de monter des projets innovants. Comme ces projets innovants sont en général bancables, la formation technique devrait permettre d’atténuer les contraintes de financement que d’aucuns attribuent à tort à la monnaie.
Au total, ce sont ces conditions relatives à l’économie réelle qui vont permettre d’accroître sensiblement les investissements à travers la création d’unités de production qui sont les sources d’emplois décents pour nos jeunes. Et ce sont ces emplois décents qui leur permettront de sortir de la pauvreté.
Interview réalisée par
Nadège YE