Par Madame la Ministre Euphrasie Kouassi Yao, Ancienne Ministre, Titulaire de la Chaire UNESCO « Eau, Femmes et Pouvoir de Décisions », Pionnière du PAN 1325 en Côte d’Ivoire.
La trajectoire de ma vie — d’enseignante d’histoire et de géographie au Lycée Sainte-Marie, à la tête de la Chaire UNESCO “Eau, Femmes et Pouvoir de Décisions”, en passant par mes fonctions de Ministre de la Femme, de Conseillère spéciale du Président de la République puis du Premier Ministre, chargée du Genre, sans oublier mon quotidien avec les femmes Compendium des Compétences Féminines de Côte d’Ivoire — m’a enseigné une vérité fondamentale : la paix n’est pas un silence, ni une simple trêve.
Elle est un souffle vital, le fruit d’une volonté sans faille et d’une conscience éveillée. Au fil des années, dans les salles de classe comme dans les salles de crise, j’ai appris que la paix n’est pas un état que l’on décrète, mais une énergie que l’on cultive. Elle est au développement ce que la respiration est au corps : invisible parfois, mais indispensable à toute vie collective.
Je suis une femme de conviction. Et ma plus profonde conviction est celle-ci : l’égalité des chances femmes-hommes n’est pas une faveur, ni un geste de bienveillance. C’est la condition même de toute stabilité durable. Car la vraie paix, celle que nous espérons pour nos enfants et pour l’Afrique, ne se mesure pas à l’absence de conflits, mais à la présence du bien-être, de la sécurité et de la dignité pour toutes et tous.
Et à travers toutes mes expériences, une certitude s’est gravée en moi : sans les femmes, aucune paix ne peut être complète. Quand une femme parle de paix, elle parle d’avenir. Elle parle de survie.
L’impératif de 2008 : l’Acte fondateur ivoirien
Il faut se souvenir de 2008.
La Côte d’Ivoire se relevait, certes, mais la précarité politique demeurait palpable, alors que nous mettions en œuvre l’Accord politique de Ouagadougou. Les violences basées sur le genre (VBG) constituaient un fléau exigeant une action étatique urgente. C’est dans ce contexte incertain que nous avons décidé d’oser.
Je me souviens d’une de ces réunions préparatoires, dans un bureau exigu du Ministère, sous la pression constante des discussions sécuritaires. Certains partenaires doutaient :
« Est-ce vraiment le moment de parler des femmes ? » demandaient-ils.
Ce jour-là, alors que le soleil se couchait sur Abidjan, j’ai montré à mon équipe le rapport d’une femme médiatrice de paix qui avait réussi à résoudre un conflit communautaire de plus de deux décennies que ni les autorités villageoises, ni celles préfectorales n’avaient pu résoudre. Cela a confirmé et conforté ma conviction que la paix devait avoir un visage féminin, elle devait être inclusive et communautaire. Nous ne pouvions plus cantonner les femmes au rôle de victimes ; elles étaient déjà les ingénieures silencieuses de la résilience locale.
C’est cette conviction qui m’a poussé à conduire, de 2006 à 2008, avec d’autres femmes et hommes, avec l’appui du gouvernement et de partenaires techniques et financiers, dont le PNUD, l’ONUCI, ONUFEMMES…. à l’élaboration du Plan d’Action National (PAN) pour la mise en œuvre de la Résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU faisant ainsi de la Côte d’Ivoire le premier pays d’Afrique à s’en être doter.
Cet acte, bien au-delà d’une conformité diplomatique, fut un engagement solennel à reconnaître le potentiel des femmes comme actrices de paix et de sécurité. Cet acte fut l’expression d’un courage politique immense, une marche forcée vers l’inclusion et l’égalité des chances femmes-hommes.
Un rôle universel : les Bâtisseuses de l’espoir mondial
L’expérience ivoirienne n’est qu’un prisme illustrant une vérité universelle : partout où le tissu social s’est déchiré, les femmes ont recousu les fils. Elles sont l’irremplaçable force morale et sociale de reconstruction.
Qui peut oublier l’exemple des femmes libériennes menées par les doubles prix Nobel de la paix , Leymah Gbowee et SEM Ellen Johnson Sirleaf, première femme Présidente d’Afrique, dont la mobilisation pacifique mit fin à une guerre civile dévastatrice ?
Qui peut ignorer la résistance digne des « Mères de la Place de Mai » en Argentine, opposant à la dictature le seul pouvoir du souvenir et de l’amour maternel ?
Et, plus près de nous, SEM Catherine Samba Panza, ancienne Présidente de la République centrafricaine, qui a conduit avec courage la transition politique permettant à son pays de se pacifier. De même, les femmes rwandaises, centrafricaines et maliennes sont devenues des médiatrices essentielles : des ponts humains entre des communautés fracturées.
Elles nous rappellent que la table de la paix doit refléter la société qu’elle prétend sauver. Les mères, les épouses, les agricultrices …portent une perspective unique : celle de la survie collective et de l’avenir des enfants, au-delà de l’orgueil des belligérants.
Mais l’inadéquation entre le cadre légal (la 1325) et la réalité (la sous-représentation persistante des femmes dans les négociations) nous a montré que la paix ne se décrète pas. Elle s’enseigne, se pratique et se partage. Car, comme je le dis souvent : « La paix n’est pas un mot, c’est une responsabilité partagée. »
De la 1325 à CREA-PAIX : Ancrer la Non-Violence
Le Plan d’Action National 1325, adopté en 2008, a constitué notre socle stratégique et opérationnel. Il a donné une orientation claire à notre vision : faire des femmes des actrices incontournables de la paix et du développement.
Les dix années qui ont suivi ont été celles d’une transformation institutionnelle profonde. Guidés par l’impératif de faire des femmes des partenaires égales, nous avons impulsé des réformes majeures — notamment celle des lois sur la famille — et consacré le quota de 30 % de femmes dans les nominations publiques. Ce n’est pas une faveur. C’est un levier de transformation qui garantit que le savoir-faire, l’empathie et la vision des femmes irriguent les sphères de décision.
Mais au-delà de ces avancées normatives, le PAN 1325 a également servi de boussole stratégique pour la conception de programmes structurants traduisant les quatre axes prioritaires d’intervention : i) la protection des femmes et des filles contre les violences sexuelles, y compris les mutilations génitales féminines, ii) l’intégration du genre dans les politiques et programmes de développement, iii) la participation des femmes et des hommes aux processus de reconstruction et de réinsertion nationale, iv) le renforcement de la participation des femmes à la prise de décision.

De cette matrice ont émergé plusieurs initiatives devenues emblématiques tels que le Centre PAVVIOS, premier centre pour la prévention et l’assistance aux victimes de violences, le Compendium des Compétences Féminines de Côte d’Ivoire (COCOFCI) — reconnu par le PNUD comme meilleur programme africain de promotion des femmes —, la Formation en Ingénierie du Genre (FIG), la Banque d’Amour et de Solidarité Efficace (BASE), le Label Genre et Compétitivité des Entreprises (GECE), et enfin le programme CREA-PAIX, symbole de la consolidation sociale par la non-violence active.
Grâce à ces efforts, la Côte d’Ivoire a obtenu, selon le rapport SIGI 2023 de l’OCDE, le titre de Championne d’Afrique de l’Égalité femmes-hommes — une reconnaissance qui consacre notre engagement collectif.
De la prévention des crises à la culture de paix
Mais face à la montée des violences internes et à la manipulation des jeunes, j’ai compris qu’il fallait agir en amont des crises. C’est ainsi qu’est né, en 2019, le programme CREA-PAIX (Communautés Régionales pour l’Autonomisation et la Paix), sous l’égide de la Chaire UNESCO “Eau, Femmes et Pouvoir de Décisions”.
CREA-PAIX est un appel à la conscience active. Il repose sur l’outil COFA — Conscientisation, Formation et Action — qui structure notre pédagogie de la paix. Nous enseignons la non-violence active comme une compétence de vie, un art de relation et une force de transformation.
A ce jour plus de 2000 bénévoles, majoritairement jeunes et femmes, ont été formés et sont engagés dans 18 pays sur 4 continents (Afrique, Europe, Asie, Amérique). Je pense souvent à Marie-Laure, une jeune médiatrice CREA-PAIX, qui, quelques semaines après sa formation, a désamorcé un conflit familial. Elle m’a confié : « J’ai simplement mis en application ce que vous nous avez appris, Madame la Ministre : j’ai écouté. Vraiment écouté. »
Et comment oublier l’année 2020, marquée par notre médiation historique conduite avec ONU Femmes et l’Union africaine, sous le thème : “Parce que la paix est non négociable, les femmes et les jeunes se positionnent.”
Nous avons réuni à huis clos des femmes leaders de partis politiques et les épouses des principaux responsables politiques. Ensemble, dans un climat d’écoute et de bienveillance, nous avons décidé de bannir les dérives langagières, d’appeler nos leaders et nos enfants au dialogue, et de restaurer un climat de respect mutuel. Le résultat fut immédiat : aucune dérive verbale majeure et une crise post-électorale résolue sans violence.
« Quand les femmes et les jeunes se lèvent, la paix devient possible »
Ces gestes, ces victoires locales, sont la véritable substance de la consolidation de la paix. Transformer les femmes et la jeunesse en artisans de paix, c’est faire de la paix une compétence sociale et citoyenne. Et lorsque les femmes se lèvent, la paix cesse d’être un rêve : elle devient possible.
L’appel à l’action collective pour une paix inclusive
De l’audace de 2008 à la mobilisation de CREA-PAIX en 2019, la Côte d’Ivoire a démontré que la marche vers la paix est inséparable de celle vers l’égalité des chances femmes-hommes.
La paix n’est pas un idéal lointain : c’est le fruit de la justice sociale et de l’intégration des voix longtemps marginalisées. C’est pourquoi j’en appelle aujourd’hui à tous les dirigeants africains : reconnaissez cette interconnexion vitale. Investissons massivement dans le leadership des femmes et des jeunes.
Institutionnalisons la non-violence active comme principe de gouvernance. Faisons de l’accès équitable aux ressources et au pouvoir une priorité stratégique. Aux femmes, je dis : votre rôle dans la médiation et la prévention de l’extrémisme est essentiel. Votre résilience est la fondation de la nation. Aux jeunes filles et aux jeunes garçons, je dis : vous êtes l’héritage vivant de la 1325 mais aussi de la 2250.
Rejetez la passivité et le fatalisme. Osez la conscience active et construisez, là où vous êtes, le monde juste que vous souhaitez habiter. La paix est notre œuvre collective. Il est temps d’unir nos voix et nos volontés pour bâtir un monde où le respect, l’équité et la dignité humaine sont non négociables. C’est là que réside la promesse d’une Afrique forte, d’un monde durablement pacifié. L’heure n’est plus à l’hésitation ; elle est à l’action surtout non-violente
























