Projet entérinant la fin du franc CFA : « La France est en train de se conformer », Pr Taladidia Thiombiano

Le professeur d’économie, Taladidia Thiombiano : « D’un point de vue économique, l’arrimage à une monnaie forte crée de sérieux problèmes »

Le projet de loi du gouvernement français du mercredi 20 mai dernier, entérinant la fin du franc CFA, signe-t-il la fin de la dépendance monétaire des pays de l’UEMOA vis-à-vis de la France ? Cette décision va-t-elle rapprocher ou distancer davantage les pays francophones et les pays anglophones de la CEDEAO ? Ce sont, entre autres, questions auxquelles répond le professeur d’économie à la retraite, Taladidia Thiombiano, dans cet entretien.

Sidwaya (S) : Le 20 mai, le gouvernement français a adopté un projet de loi entérinant la fin du FCFA et sa transformation en Eco. Cette décision constitue-t-elle une surprise ou était-elle attendue ?

Pr. Taladidia Thiombiano (T. T.) : Cette décision du gouvernement français est une suite logique de la conférence de presse animée en décembre dernier par les présidents Alassane Dramane Ouattara et Emmanuel Macron et qui était relative à la volonté des peuples de l’Union économique et monétaire ouest-africain (UEMOA) d’avoir leur souveraineté monétaire, la possibilité d’utiliser leur monnaie comme un instrument de développement. C’est à la suite donc de ces différentes revendications, notamment de la jeunesse, que les présidents français et ivoirien étaient plus ou moins obligés d’opérer un certain nombre de changements en décembre dernier.

Donc ce projet de loi du gouvernement français n’est absolument pas une surprise, elle était plutôt attendue. Il y a eu des manifestations, des marches ; il y a eu des gens qui ont même brûlé le symbole du franc CFA dont un billet de 5000 F. Tout cela montre que la jeunesse africaine n’est plus prête à accepter cette mainmise, ce contrôle de la France sur l’avenir des peuples africains soixante ans après les indépendances

S : Autrement dit, la France est en train de se conformer à la volonté populaire africaine ?

T.T. : La France est en train de se conformer, plus ou moins, à la volonté populaire des pays de l’UEMOA, car l’ensemble des réformes qui ont été énoncées ne nous satisfait pas totalement.

S : En quoi ces réformes ne sont pas satisfaisantes ?

T.T : Lors de la conférence des deux présidents, il a été dit que les pays de l’UEMOA pouvaient transférer leurs réserves qui étaient déposées au Trésor français là où ils veulent, en disposer comme ils veulent. Deuxièmement, il a été consacré plus ou moins officiellement l’abandon du franc CFA au profit d’un autre nom qui est l’Eco. Troisièmement, il a été dit que la France doit retirer ses représentants qui siégeaient dans certaines instances de l’UEMOA. Il a été également souligné que la France va continuer à apporter sa garantie à cette nouvelle monnaie qui est l’Eco, qui continuera à être arrimée à l’Euro. Le dernier point est que la parité sera fixe.

Ce n’est pas satisfaisant parce que premièrement, depuis 1960, les intellectuels africains écrivent, marchent, dénoncent l’attitude de la France vis-à-vis d’une véritable indépendance de ses ex-colonies et le souci d’avoir notre indépendance monétaire. En fait, la France a donné d’une main pour récupérer de l’autre. En effet, il y a le principe même par lequel cette conférence de presse a été tenue à Abidjan. Pourquoi c’est un président français, donc quelqu’un de l’extérieur à l’UEMOA et à la CEDEAO qui fait l’annonce aux côtés du président en exercice de l’UEMOA ?

Je considère que l’élégance aurait voulu que l’annonce soit faite à la suite d’une réunion de l’une de ces organisations sous régionales (UEMOA, CEDEAO). Vous voyez déjà que la procédure pose problème. Deuxièmement, il a été dit que l’Eco sera arrimée à l’Euro. Je crois qu’il fallait laisser le libre choix aux pays de l’UEMOA ou de la CEDEAO de dire à quelle monnaie l’Eco doit être arrimée. Cet arrimage peut être un panier de monnaies regroupant : le dollar, l’euro, le yen, le yuan, etc.

S : Est-ce que vous voulez dire que l’arrimage de l’Eco à l’Euro a été imposé aux pays de l’UEMOA ?

T.T. : Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais la manière dont les choses se sont présentées nous oblige à être réservés sur certains points. On peut se poser la question sur la marge de manœuvre des pays de l’UEMOA. Si vous vous souvenez bien, l’Eco était une monnaie de la CEDEAO et non de l’UEMOA seule. Alors, pourquoi cette décision unilatérale qui équivaut à une scission ? Le fait que l’Eco soit arrimée à l’Euro pose problème. D’un point de vue économique, l’arrimage d’une monnaie faible à une monnaie plus forte pénalise les exportations des pays faibles, puisque celles-ci vont coûter plus cher.

L’arrimage à l’Euro et le fait que la parité soit fixe n’offre pas de marge de manœuvre aux pays de l’UEMOA de manipuler leur taux de change en fonction de leurs intérêts, c’est-à-dire de dévaluer ou de réévaluer leur monnaie. Par conséquent, leurs exportations sont toujours pénalisées. Par contre, les nationaux auront tendance à acheter à l’extérieur parce que les marchandises importées sont souvent moins chères. Cela veut dire que les productions nationales ne seront pas concurrentielles.

S : Le ministre français des Affaires étrangères, Yves Le Drian, a indiqué que le rôle de la France va évoluer pour devenir celui d’un « strict garant financier de la zone » jusqu’à ce que l’Eco se mette en place. Qu’est-ce que cela veut dire ?

T.T. : Déjà la France était garante du FCFA. Dans ces conditions, quelle est la différence lorsqu’il s’agit maintenant de l’Euro ? On peut estimer premièrement que les pays de l’UEMOA ne sont pas suffisamment forts sur le plan économique, qu’ils ne présentent pas un certain nombre de garanties quant à leur monnaie ; par conséquent, il peut y avoir des hésitations à faire le change. Deuxièmement s’il s’avère que l’on veut avoir des prêts sur le marché international ou auprès d’un certain nombre d’institutions, compte tenu du fait que nous avons des réserves faibles, la France va se porter garante pour un des pays ou pour toute l’Union. Il y a d’autres considérations, entre autres.

S : Avec ce projet de loi, la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) n’a plus l’obligation de déposer la moitié de ses réserves de change auprès de la Banque centrale de France. Est-ce une bonne nouvelle ? A quand l’entrée en vigueur de la disposition ?

T.T. : C’est une très bonne nouvelle. Supposons que vous êtes devenu chef de famille et de ce fait, vous venez de quitter vos parents. Si vous faites des opérations et que vous avez des revenus, vous n’allez pas retourner pour que la famille gère ces revenus ! Si vous avez quitté la maison familiale, c’est que vous êtes désormais responsable.

Si nous avons décidé de prendre l’indépendance, cela veut dire que nous estimons que nous sommes responsables pour prendre notre avenir en main, y compris la gestion économique, la gestion financière et monétaire. C’était même un anachronisme de se retrouver en train de déposer une partie de son argent dans le Trésor d’un autre pays, alors que vous avez votre propre Trésor et Banque centrale.

Je ne suis pas dans le secret des dieux concernant l’entrée en vigueur. Mais je suppose que depuis que les présidents Macron et Ouattara ont annoncé la nouvelle à Abidjan, un travail est en train de se faire. Apparemment, les deux parties sont censées se concerter, partant au sein de l’UEMOA, les gens ont pris toutes les dispositions pour que la BCEAO puisse recevoir ces devises, comme chaque pays peut décider aussi de reprendre ses devises pour le compte de son Trésor ou de sa banque centrale nationale.

S : Ce projet de texte, signe-t-il enfin la mort de la dépendance monétaire entre les pays de l’UEMOA et la France ou est-on encore loin du compte ?

T.T. : La France a donné d’une main et récupéré de l’autre. Au niveau des intellectuels africains, en demandant l’indépendance monétaire, on ne disait pas de changer simplement le nom de la monnaie. Si on change de nom de franc CFA à Eco et que la garantie continue à être assurée par la France, il n’y a pas de différence. Quelle est la différence entre le franc CFA et l’Eco si la parité est la même et surtout fixe?

La seule différence est qu’on ne parle plus de franc CFA qui donne un caractère néocolonial d’autant plus que le franc français même n’existe plus. Vous voyez dans quel paradoxe se trouvent les pays africains, vu que le franc français a été aboli au profit de l’Euro. Vous vous souvenez sans doute que le président Ouattara avait déclaré que le franc CFA est très bien et qu’il a permis la bonne croissance des pays de l’UEMOA, par conséquent il n’y a pas de raison de changer. Et voilà le même président qui fait une conférence de presse un mois plus tard avec son homologue français pour dire que le franc CFA est aboli au profit de l’Eco. Mais, monsieur Ouattara ne sait pas ce qu’il veut ou ce qu’il dit !

S : Vous êtes donc de ceux qui dénoncent la parité entre l’Eco et l’Euro ?

T.T. : Ah oui ! Et depuis le début. Cette opposition n’est pas un point de vue idéologique. D’un point de vue économique, l’arrimage à une monnaie forte crée de sérieux problèmes, il freine les exportations des pays à économie faible, entre autres. De plus, pourquoi vous voulez que la parité soit fixe ? L’économie de la France et les économies des pays de l’UEMOA n’évoluent pas au même rythme.

Il y a des fluctuations, il y a des moments où il y a un écart sensible entre les deux et il faut que cela se traduise par des politiques monétaires à travers une appréciation ou une dépréciation de l’une des deux monnaies. Si la parité est fixe, quelles sont les marges de manœuvre dont nous disposons. Une des garanties est qu’on ne peut pas émettre de monnaie sans l’aval de la France. De plus, où cette nouvelle monnaie l’Eco va être battue ? En France comme c’était le cas avec le franc CFA ou dans un pays librement choisi par nos Etats ?

S : En quoi une parité flexible ou flottante est-elle plus avantageuse ?

T.T. : La fixité entre l’Euro et l’Eco fait que les progrès que vous réalisez ne peuvent pas se traduire à travers la revalorisation ou la dépréciation de votre monnaie. Vous ne pouvez pas faire votre politique monétaire dans le sens de votre développement. L’histoire économique des pays développés, de même que celle de la pensée économique ainsi que la théorie économique sont là pour montrer qu’à des moments donnés, un pays peut recourir à une multitude de politiques monétaires pour financer son développement. Mais il faut être assez vigilant pour savoir jusqu’à quel moment, pour éviter une dépréciation totale de sa monnaie pouvant créer une crise financière entraînant une crise économique.

S : L’une des critiques est que les pays de l’UEMOA ne sont pas suffisamment préparés pour gérer leur propre monnaie…

T.T. : L’enfant qui est né et qui ne marchait pas, qui est resté longtemps couché, ne rampe même pas, ses parents vont-ils lui dire de ne pas se lever parce qu’il va tomber ? Il tombe et se relève jusqu’à ce qu’il puisse se tenir debout. Si au départ, depuis 1960, on avait pris nos responsabilités en gérant notre propre monnaie, en s’exerçant à la politique monétaire, je crois que cette question ne devrait pas se poser aujourd’hui. Il ne faut pas que la France continue de nous infantiliser.

Deuxièmement les pays comme la France, l’Allemagne, l’Espagne, … ne sont pas nés en gérant une monnaie. Ils ont créé leur propre monnaie avec toutes les difficultés possibles, et finalement ils se sont adaptés, habitués. Troisième point, à côté de nous, il y a d’autres pays africains notamment anglophones qui ont leur propre monnaie depuis longtemps. Les économies de ces pays sont-elles mauvaises ? Ont-elles fait des dépôts de bilan ? Les taux de croissance de ces pays sont-ils plus faibles que ceux des pays de l’UEMOA ? Où se trouve donc le problème ?

S : Le 16 janvier dernier, à Abuja, au Nigéria, les pays anglophones avaient dénoncé l’accord entre les pays de l’UEMOA et la France dans le cadre de la création de la monnaie commune Eco. Le projet de loi français va-t-il rapprocher les deux parties ?

T.T. : Cela relève d’un point de vue politique, mais pas économique. Effectivement, ces pays ont raison parce qu’au départ, la CEDEAO s’est entendue pour créer une monnaie appelée Eco et il y a une feuille de route qui a été tracée. Par la suite, ça a été une surprise pour l’opinion que les pays de l’UEMOA annoncent leur Eco avec un calendrier. De ce point de vue, c’est une impolitesse de la part des deux présidents, Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, doublée d’une trahison de la part du président Alassane Ouattara.

Cela veut dire aussi que les Africains ne sont pas murs, il faut qu’on leur tienne toujours par la main. Quand l’Union européenne s’est formée, est-ce que ce sont les Américains qui sont venus leur dire ce qu’il fallait faire ? Pourtant, ils sont des alliés. Les décisions n’ont pas été prises de façon conjointe, encore moins à Washington. Les Européens ont créé leur monnaie de façon souveraine. Dans le cas de l’Eco, ça n’a pas été le cas. Ce sont les deux présidents qui ont décidé de ce qui va se faire, ce qui pose problème.

Les pays anglophones n’ont pas eu tort de dénoncer cette position cavalière.
Personnellement, en tant qu’économiste, je n’ai jamais appris que l’Eco devait se créer au sein de l’UEMOA. Peut-être que cela relève de mon ignorance ? On a toujours dit qu’il devrait avoir dans un premier temps deux sous-groupes avec d’un côté les pays de l’UEMOA avec ses critères de convergence et de l’autre côté les pays qui ont leur propre monnaie qui devraient se tabler aussi sur un certain nombre de mécanismes de convergence et après il y aura la fusion.

J’estime d’ailleurs que la protestation des pays anglophones et de la Guinée a été trop timide ; elle devrait être plus ferme pour que les peuples sachent quelle est la position de ces pays anglophones. Or, j’ai l’impression que la position est ambiguë parce qu’à un moment, on a appris que le Ghana ou tel autre pays était prêt à entrer dans l’Eco des pays de l’UEMOA. Où se trouve la sincérité de nos chefs d’Etat ?

S : Mais, vu que ce projet de loi entérine les réformes entreprises au sein de l’UEMOA, est-ce un divorce ou un renforcement des liens entre pays de la CEDEAO ?

T.T. : Ça peut distancer davantage les pays de la CEDEAO. Je crois que la France a créé ce « schisme » pour pouvoir contrôler toujours ses ex-colonies. Imaginons le Nigéria dans le cadre de la CEDEAO, quel diktat la France peut faire ? Rien du tout ! Le Nigéria c’est la première puissance économique africaine, il n’a pas besoin de la France pour organiser son économie. Prenons l’exemple du terrorisme, vous avez vu le Nigéria demander le soutien de la France ?

Ce que je peux dire est que c’est regrettable que les Africains continuent toujours d’évoluer dans l’enfance. On se pose la question de savoir quand est-ce que nous allons être mûrs pour prendre notre destin en main après 60 ans d’indépendance.

S : A qui la faute ?

T.T. : Les responsabilités sont partagées entre les dirigeants et les peuples. Mais on dit aussi que chaque peuple mérite ses dirigeants ! Les dirigeants qui sont là n’ont pas fait un coup d’Etat, ils ont été élus démocratiquement pour la plupart par leur peuple même si on sait, ce que valent les élections en Afrique.

Pour moi, la faute incombe aux peuples et une partie de l’intelligentsia qui a des comportements opportunistes. Si les intellectuels ne regardaient pas leurs petits avantages, leur confort, ils auraient travaillé à éclairer les peuples. Aujourd’hui, les gouvernements africains ne sont pas constitués de paysans et d’ouvriers, mais d’intellectuels, d’universitaires qui ont opté de maintenir le continent dans le sous-développement !

Interview réalisée par
Mahamadi SEBOGO

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