Mamadou Cissokho, président d’honneur du ROPPA: « La première souveraineté d’un pays est alimentaire »

Le président d’honneur du ROPPA, Mamadou Cissokho : « pour nous, la première responsabilité d’un Etat est de faire en sorte que sa population puisse produire ce qu’elle mange ».

Mamadou Cissokho est le président d’honneur de la Plateforme des paysans du Sénégal et de la Plateforme des paysans et producteurs agricoles d’Afrique de l’Ouest (ROPPA). Agriculteur, il est connu pour son franc parler quand il s’agit de défendre les intérêts et la cause du monde rural. Dans cette interview accordée à Sidwaya, le 13 juin 2025, à Lomé, au Togo, en marge de la Ire édition des BOAD development days, M. Cissokho, sans langue de bois, analyse les limites du système de financement de l’agriculture en Afrique de l’Ouest, esquisse des pistes de solutions pour un financement durable dudit secteur et pour l’atteinte de la souveraineté alimentaire dans la sous-région.

 

Sidwaya (S) : Quel est votre regard sur le financement de l’agriculture dans la zone UEMOA ? 

Mamadou Cissokho (M.C) :  Dans l’espace UEMOA, il y a eu une politique agricole qui a été adoptée en 2001 par les chefs d’Etat. Et nous avons fait un grand plaidoyer jusqu’à ce que les chefs d’Etat acceptent d’approuver notre proposition qui était de mettre en place un fonds régional de développement agrosylvopastoral et halieutique qui a été opérationnalisé en 2006. Malheureusement, nous n’avons pas été associés dans son processus d’opérationnalisation. Etant donné que nous sommes dans une même région, avec une même monnaie, nous avons pensé qu’il est important que nous ayons le même taux de crédit agricole dans les huit pays de l’UEMOA. C’était notre proposition pour faciliter la compétition entre nous agriculteurs.

Deuxièmement, plusieurs de nos pays souffrent de problèmes de climat. Ce qui fait que déjà en 1973, nos Etats ont créé le CILSS. Nous avons dit qu’il faut mettre aussi en place un fonds de garantie régional contre les calamités, les catastrophes. Troisièmement, nous avons vu que nos institutions de recherche n’ont pas assez de ressources pour pouvoir faire ce qu’on attend d’elles. Nous avons encore demandé que la région puisse appuyer la mise en place d’un fonds régional de mutualisation afin de permettre aux chercheurs de mener leurs travaux de recherches, surtout que nous avons les mêmes produits presque dans nos pays. 

Nous avons demandé également qu’on puisse appuyer la structuration des organisations professionnelles paysannes, car leur implication a un coût. Si, par exemple, le ministère de l’Agriculture invite deux représentants paysans du Burkina à une réunion, ils vont venir donner quelques idées et repartir chez eux. Après, on nous reproche de ne pas faire de compte-rendu des réunions à nos membres. Nous n’avons pas de ressources pour mieux nous préparer, nous organiser avant de venir aux rencontres, alors qu’eux (ndlr : les représentants des ministères), ils sont prêts tout le temps, parce qu’il y a des professionnels.

Normalement, pour venir à une telle réunion, nous devrions avoir la possibilité de demander à chaque plateforme nationale de faire des propositions en fonction des thématiques à l’ordre du jour et pour enfin faire une synthèse des différentes préoccupations. Mais on nous dit que c’est notre rôle et que nous devrions être en mesure de le faire. C’est pour résoudre ce problème que nous avions demandé ce fonds régional. Par deux fois, ils ont accordé un financement pour appuyer nos structures. 

Maintenant, par rapport à la question globale du financement, c’est reconnu que la majorité de toutes les productions sont faites par des petits producteurs. Et qui dit petit producteur, voit tout de suite les limites de ses capacités techniques, financières, etc. Partout où l’agriculture a fait des bonds, elle l’a été à travers des politiques agricoles. Et toute politique agricole aussi est adossée à un fonds important pendant sa durée de mise en œuvre. Malheureusement, c’est ce que nous n’avons pas ici, dans notre région. Jusqu’à aujourd’hui, chaque pays a son propre taux de crédit. En un mot, ce que nous avons dans l’Union n’est pas encore en phase avec ce que nous espérions. Autrefois, on disait que de temps en temps, on a des problèmes de climat. Mais aujourd’hui, ces problèmes climatiques font partie de la vie de tous les jours. Cela veut dire qu’il faut des instruments financiers publics solides pour y faire face. 

L’autre élément qui me fait mal, est que chaque pays négocie avec la BOAD, la BIDC, la Banque mondiale, la BAD, les Coopérations internationales, des financements sur les sujets qui nous concernent. Et souvent, il y a quatre, cinq projets dans chaque pays qui traitent des mêmes problèmes.  Ce qui n’est pas mauvais, mais il n’y a pas de coordination entre ces projets. Ce que nous demandons à nos gouvernements, c’est de réunir ces différents projets, avec nous aussi autour de la table pour que nous puissions bien travailler ensemble. Pour nous, le gouvernement doit jouer trois rôles : coordonner, faciliter la mutualisation et faire jouer la subsidiarité. Ce qui peut être fait à gauche, à droit ou au centre, etc. qu’on laisse ceux qui y sont de le faire. Mais, impossible de faire jouer cette subsidiarité. On assiste plutôt à une course à l’élaboration des projets. Et maintenant, une fois que cela est fait, on se soucie peu de nous, par rapport à nos observations pour que le projet soit une réussite. 

Nous avons demandé également à l’UEMOA…de nous aider à sortir dans les détails la part des 10% des budgets alloués à l’agriculture, signés dans les accords de Maputo et Malabo. Car, nous n’avons pas de lisibilité par rapport à ce qui est fait par nos Etats dans le cadre de ces conventions. Mais, ils se réunissent pour dire un tel a fait plus de 10%, l’autre moins de 10%, etc. Mais, concrètement l’argent a servi à faire quoi ? Peut-être qu’ils ont mis l’achat des véhicules, des ordinateurs, le carburant pour leurs services techniques dans les 10%. Nous n’en savons rien. Pourquoi ils ne peuvent pas faire une présentation claire de ce que le budget a prévu pour le secteur agricole ? Cela nous laisse perplexes. Ils sont juges et parties. Si, l’Etat sort dire qu’il a alloué 10%, puis 12% de son budget à l’agriculture, qu’est-ce que nous pouvons faire pour vérifier ou contester ?  Nos Etats n’ont pas de mécanisme de financements en phase avec les besoins des petits exploitants, qui sont la majorité.

 

S : Voulez-vous dire que de 1960 à aujourd’hui, nos Etats n’ont pas de politique de financement adaptée aux réalités du monde paysan ?

M.C :  Il n’y en a pas. Les paysans étaient encadrés  au niveau national par les fonctionnaires, qui contrôlaient tout. C’est à partir des Programmes d’ajustement structurel qu’ils nous ont dit que nous sommes assez majeurs  pour être responsables.  C’est à partir de là que nous avons commencé à nous mettre ensemble pour créer ce que nous appelons les mouvements paysans autonomes. Mais le développement est une question nationale. Et nul ne peut remplacer l’Etat. Pour nous, la première responsabilité d’un Etat est de faire en sorte que sa population puisse produire ce qu’elle mange. Car, la noblesse, la fierté, l’orgueil et la liberté d’un homme c’est quand il est capable de se nourrir. Comme on le dit si bien, ventre affamé n’a point d’oreille . La première sécurité, la première souveraineté d’un pays est alimentaire. Cela est bien mentionné dans nos politiques, mais la grosse question est comment y arrivé ?

 

S : Pendant votre intervention au cours du panel, vous avez relevé une des limites de nos modèles de financement du secteur agricole qui est basée sur des projets financés par des pays étrangers ou des bailleurs extérieurs… 

M.C :  C’est plus qu’une limite, c’est un défaut. Si tu conviens que c’est la nourriture qui est ta première priorité, la condition de ta souveraineté, tu dois la faire porter par tes propres moyens.  Car tout peut attendre sauf la nourriture. On peut faire 20 kilomètres pour aller se soigner, cinq jours sans lumière. Mais l’alimentation, mérite tout, car c’est elle qui nous permettra de réaliser le reste. Mais, si 70% des financements de l’agriculture viennent des partenaires techniques et financiers comme le FIDA, l’Union européenne, la Banque mondiale, la BAD, même si ce sont des prêts que l’on doit rembourser, il y a problème. La preuve aujourd’hui, Trump est venu mettre fin à tous ces accords de prêts en disant qu’il ne s’occupe pas des autres mais de son pays.

Depuis longtemps, nous avons attiré l’attention sur cette limite. Car, comme on le dit chez nous, celui qui te prête des yeux, t’indique la direction dans laquelle tu dois regarder. Certes, nous aurons besoin aussi des prêts pour faire des rails, des routes, des échangeurs, etc. Mais ne mettons pas trop de l’appui extérieur dans le ventre.

 

S : Quel modèle de financement faut-il pour que notre région atteigne la souveraineté alimentaire ? 

M.C :  D’abord, la mutualisation. Il faut que les gouvernements de l’UEMOA demandent à la BAOD de mutualiser avec les banques, qui sont autonomes, pour voir ensemble leur capacité de mobilisation financière et comment créer des mécanismes de financement qui vont passer par ces banques. Nous voulons que dans chaque pays, il y ait une banque agricole, et que les Etats, avec la BCEAO se battent pour que ces banques soient spécifiques. C’est ce que tout le monde a fait partout. Prenons l’exemple des mutuels qui doivent aller chercher l’argent n’importe où. Le taux d’emprunt étant cher, on leur permet de faire des prêts à 2% par mois. 

Imaginons 60% de la population se trouvent dans les activités agrosylvopastorales, avec une capacité de se nourrir. Les économistes n’ont qu’à nous dire combien cela représente comme impact, bien-être financier pour un pays. Quand un Etat a 60% de sa population qui ne l’emmerde pas, qui est tranquille, gagne sa vie par son travail, qui peut chiffrer ce bien-être ? Il faut faire aussi ces genres d’études économiques, sur l’impact de la stabilité, du bien-être social. Tout le monde soutient que tant qu’il n’y a pas la sécurité, on ne peut rien faire. Si on avait bien réussi les politiques agrosylvopastorales, avec des financements peut-être qu’on ne serait même pas dans cette situation sécuritaire. C’est pourquoi, il ne faut pas regarder le taux mais l’impact. Il y a l’exemple de l’Union européenne, qui est très riche. Elle a mis en place sa politique agricole avec 45 milliards d’euros pendant 35 ans. Il n’y avait pas de crédits, mais rien que des dons.

Ils ont financé pour produire, surproduire, stocker, pour déstocker, faire des achats…. Evidemment, il ne s’agit pas pour nous de mettre même un milliard de dollars dans le financement de notre agriculture. Il faudrait donc que les politiques mettent dans leur système de réflexion que la stabilité, le bien-être des paysans dans leurs terroirs est la base du développement et de la croissance d’un pays. Les paysans sont avant tout des consommateurs. Quand le paysan gagne de l’argent, qu’est-ce qu’il fait avec ? Il essaie d’améliorer son habitat, de s’acheter un vélo ou une moto… ! Et il y a la TVA de 18% qui est appliqué sur tous ses achats. C’est donc une question économique d’avoir des mécanismes financiers qui puissent permettre à ces gens de produire. 

Regardez les marchés hebdomadaires. Il y en a combien au Burkina ou partout dans nos pays ? Et combien de milliards F CFA tournent dans ces marchés chaque mois ?  Mais s’il pleut, les gens dans ces marchés sont sous la pluie. Il faut donc investir pour faire de ces marchés des endroits humainement fréquentables, avec des toilettes… Et ce sont des financements publics qu’il faut pour réaliser ces infrastructures marchandes avec les commodités. Car cela permet de donner aux gens l’envie d’être bien chez eux. Il y a beaucoup de gouvernements qui disent qu’il faut faire des stades dans les communes, parce qu’ils savent que les jeunes veulent faire du football. Ce n’est pas mal. Mais il faut prendre des dispositions pour accompagner les productions, les transformations et faciliter les échanges entre les villages avec des routes bien faites. Malheureusement, la majeure partie des ressources qui appartiennent à tout le monde sont utilisées pour développer quelques villes du pays. Il y a problème. Et après, on est étonné. Le pétrole, l’or n’appartiennent pas à une ville. On peut affecter aux villes 35 ou 40% des ressources et 60% pour les ruraux, pour qu’ils puissent se sentir aussi dans le pays. Ce sont des questions liées.

 

S : Après les banques, les institutions de microfinances ont-elles un rôle à jouer dans le financement du monde agricole ? 

M.C :  Mais, il faut rediscuter pour qu’elles sortent de ce système de 2% au moins ou bien de 15% par an. Et tout cela demande des régulations qui sont possibles avec un chef de file, et la BOAD peut jouer ce rôle. 

 

S : Le secteur de l’agriculture a besoin des subventions aussi….

M.C :  Il n’y a rien à faire, cela doit être automatique. Il faut subventionner l’eau agricole, les intrants et la formation agricole. Il faut construire des lycées, des collèges agricoles. Quand le petit qui va à l’école primaire arrive en 6e, il va directement dans un collège ou lycée agricole. Il est ainsi préparé pour l’agriculture. Mais quand il rompt avec son milieu rural pour Ouagadougou ou Bobo-Dioulasso, il est difficile après de le convaincre qu’il doit venir à la terre. 

 

S : Pendant les panels, la question de l’assurance agricole est revenue sur la table des échanges. Constitue-t-elle une alternative pour le monde agricole ? 

M.C :  C’est une solution à 100%. Au Sénégal, nous avons investi dans l’assurance agricole. Dans les négociations que nous avons eues avec le gouvernement, il subventionne 50% de l’assurance nationale agricole. Et nous, organisations paysannes, sommes actionnaires dans la Société nationale d’assurance avec 200 millions F CFA. L’assurance agricole est incontournable. Aujourd’hui, on trouve des milliers de paysans surendettés avec 40 000 F CFA. Ils ne peuvent plus aller prendre un autre crédit. Et puis le système de crédit solidaire n’est pas bien compris. Les gens ont pris un crédit 10 millions F CFA au nom de la coopérative. Mais au résultat, 20% n’ont pas eu de bonnes récoltes. Les 80% disent qu’ils ne peuvent pas rembourser. Il n’y a pas de travail d’information, d’éducation au crédit et au financement.

Les gouvernements, à travers la BOAD et les banques, doivent expliquer aux gens. Et cela va être facile, si on arrive à mettre en place des interprofessions. Par exemple au Burkina, le coton a une bonne interprofession. Les autres sont en train de vouloir le faire. L’interprofession est portée par le collège des producteurs. Et les prélèvements sur le prix décidé après concertation peuvent permettre de faire face à des situations de non-paiement et la vie continue. C’est ce qui se passe dans tous les pays où l’agriculture a été développée. Et tout cela se fait avec l’Etat, car dans les interprofessions, l’Etat est observateur.

 

S : Autrement dit, les Etats doivent investir conséquemment dans l’assurance agricole….

M.C :  Les Etats doivent beaucoup investir dans l’assurance agricole. Au Maroc, c’est 90% de subventions de l’assurance agricole. Dans chaque pays, il faut qu’il y ait une banque agricole, de l’assurance agricole et également des appuis pour la structuration professionnelle qui va aboutir aux interprofessions. Cela constitue un premier paquet qui va permettre d’aller plus loin. Et tout cela se fait avec l’Etat. Car, il n’y a rien qui se fera sans l’Etat : dans la réflexion, l’action, le financement. 

 

S : Auriez-vous un appel à lancer à qui de droit ?  

M.C : Je voudrais informer que nos organisations ont quatre principes. Le premier, c’est que nous reconnaissons et respectons l’autorité de l’Etat. Car, l’unique partenaire des paysans est l’Etat. Deuxièmement, malgré que nous soyons nombreux, il y a d’autres groupes, comme les artisans, les commerçants, etc. Nous les respectons et les reconnaissons aussi. Troisièmement, contrairement au syndicat classique, nos armes sont le dialogue et la concertation. Mais, quatrièmement, nous refusons d’être une charrette, à la remorque des autres. Nous ne sommes plus d’accord que des gens nous connaissent mieux que nous-mêmes ou qu’ils nous aiment mieux que nous. Ce n’est pas normal et ce n’est pas possible. Nous voulons que tout ce que vous pensez faire pour nous, on commence par s’asseoir et qu’on en parle, qu’on clarifie les rôles et les responsabilités pour que nous puissions ensemble aller loin.

 

S : Vous venez de participer au forum sur le financement de l’agriculture et de l’énergie organisé par la BOAD. Comment appréciez-vous cette initiative ? 

M.C : C’est une bonne chose, mais comme il y a des recommandations, on va voir s’il y a des traces de mise en œuvre . 

Mahamadi SEBOGO

Windmad76@gmail.com

(De retour de Lomé, Togo)

 

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