Sankara entre ombre et lumière

Trois décennies après sa mort tragique, le leader de la révolution d’août 1984 suscite toujours des débats vifs et contradictoires entre ses admirateurs et ses contempteurs, les premiers l’encensant jusqu’à l’idolâtrie tandis que les seconds n’ont pas de mots assez durs pour qualifier celui qui, affirment-ils, voulait remettre en cause l’ordre « fondamental » burkinabé, en s’attaquant à certaines valeurs sociétales relevant du sacré dans leurs esprits. A l’image donc de cette révolution qui a suscité un immense espoir en Afrique et au-delà au sein de la diaspora noire, mais qui n’a pas manqué de faire des malheureux pour ne pas dire des martyrs tout au long des quatre années qu’elle a durée, Thomas Sankara renvoie une image contrastée au sein de l’opinion publique nationale. C’est que, et n’en déplaise à ses pourfendeurs, Sankara et ses compagnons du 4 août 1983 ont réussi, en un peu plus de quatre ans, à situer le Burkina Faso sur la carte du monde et à faire connaître au pays, des avancées significatives sur le plan socioéconomique avec, comme crédo, le fait que « Tout ce qui sort de l’imagination de l’homme est réalisable par l’homme ».

Promotion du monde rural (maîtrise de l’eau et émancipation des femmes rurales), valorisation du capital humain (campagnes intensives d’alphabétisation et érection d’infrastructures scolaires et sanitaires), préservation de l’environnement (lutte contre la coupe abusive du bois, les feux de brousse et la divagation des animaux), maîtrise des grands agrégats macroéconomiques (gestion rigoureuse des deniers publics et réduction drastique du train de vie de l’Etat ), les révolutionnaires d’Août ont fait progresser le pays dans des nombreux domaines, en optant pour une voie de développement endogène qui a séduit et continue de séduire bien de dirigeants et de peuples africains. Comme toute médaille a un revers, il y a eu aussi ceux que l’on peut appeler les déçus pour ne pas dire les martyrs de la Révolution. Au premier rang de ceux-ci, la chefferie traditionnelle et coutumière, clouée au pilori à travers des slogans méprisants au grand dam d’une grande partie de la population, fortement attachée à ses racines et qui supportait mal cette mise au ban de ses référents moraux. Et que dire de ces syndicats, eux aussi, traités de tous les noms d’oiseaux avec des leaders condamnés à la clandestinité, tandis que certains militants étaient « dégagés » sans ménagement pour avoir osé exercer leurs droits légaux. Avec les dérives constatées dans la gestion quotidienne des Comités de défense de la révolution (CDR) qui en étaient arrivés à s’arroger certaines prérogatives juridictionnelles et policières, force est de constater que la société burkinabé était divisée pour ne pas dire plus, et que les deux camps se guettaient le couteau entre les dents, avec l’objectif d’en découdre violemment un jour ou l’autre.

Avec les contradictions internes au Conseil national de la révolution (CNR), une « avant-garde hétéroclite » si tant est qu’il était composé de courants politiques progressistes certes, mais avec des entendements différents de ce « progressisme », les ingrédients d’une déflagration étaient réunis, l’inconnue restant de savoir quand et surtout quel camp sortirait vainqueur de cette confrontation. Le 15 octobre 1987 est donc la somme de tous ces amalgames et malentendus, balayant l’espoir pour les uns et restaurant l’ordre sociétal pour les autres. Une tragédie grecque en plein Sahel, qui continue de déchirer la société burkinabé si tant est que la réconciliation nationale qui devait découler de ce tragique dénouement a été une succession d’occasions manquées, avec le contentieux des crimes économiques et de sang qui reste toujours pendant et dont seule la résolution pourra permettre d’enterrer définitivement nos vieux démons et de renouer avec la vieille tradition de tolérance et de pardon propre aux Burkinabè. C’est cela la contradiction principale que les élites politiques et morales actuelles doivent résoudre en faisant appel au génie créateur d’un peuple qui s’est toujours appuyé sur des ressorts puissants pour rebondir dans les moments les plus difficiles.

Pour en revenir à Thomas Sankara, à l’image de tous les grands hommes, il restera dans la mémoire collective entre ombre et lumière, mais demeurera à jamais dans le panthéon burkinabé aux côtés d’hommes valeureux de la riche histoire multimillénaire du Burkina Faso  comme Naaba Oubri, Tiéfo Amoro,  Yendabri, Ouezzin Coulibaly, Zinda Kaboré et Joseph Ki-Zerbo. L’histoire en tous les cas reconnaîtra les siens.

Boubakar SY

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