Le phénomène des enfants en situation de rue prend de l’ampleur dans les grandes villes du Burkina et particulièrement à Ouagadougou. En rupture avec leur famille notamment, certains ont déserté les classes pour élire domicile dans la rue. Ils deviennent ainsi des proies faciles à tous les abus, car peu ont accès à l’éducation. Constat en ce mois de mai 2024.
Il est 23h, ce vendredi 17 mai 2024 à Dapoya, un quartier de la ville de Ouagadougou. Un vent léger souffle sur la ville. Le silence de la nuit rythme avec son ombre. Dans l’une des ruelles, la lumière est si éclatante que rien n’est caché à la vue. Alors que la plupart des habitants sommeillent dans leurs demeures, au bord de la voie, un groupe d’enfants se ruent sur un « sachet noir » contenant du riz. Certains se bousculent. D’autres observent et s’en moquent. L’ambiance est folle. L’air affamé, chacun des bambins s’efforce à mettre la main dans le sachet afin d’en tirer le maximum de riz pour calmer sa faim. La scène se transforme très vite en une bataille rangée. Les quelques passants témoins de la scène n’hésitent pas à les séparer.
Ce type de scène est très fréquent dans les rues de Ouagadougou où des centaines d’enfants ont élu domicile. Aboubacar Ouédraogo est l’un d’eux. Teint noir, vêtu en loques, avec des chaussures délabrées inadaptés à ses pieds, cet originaire de Zorgho dans le Ganzourgou a été poignardé au pied par un de ses compères la semaine d’avant. « Il a planté son couteau dans mon pied. La douleur est montée rapidement jusqu’à mon cœur et le sang a giclé », se souvient-il, visiblement encore sous le choc. Le petit Aboubacar doit son salut à l’ONG Samu social qui lui a administré des soins quelques jours après son agression. « La plaie était profonde et insupportable. Je pensais que j’allais mourir. Mais grâce à l’ONG, j’ai eu la vie sauve », confie-t-il. Dans la rue, c’est la loi de la jungle qui prévaut. En plus des violences entre eux, les enfants de la rue sont sujets à des brimades et réprimandes de la part des riverains. Les taxant de délinquants, certains n’hésitent pas à les rouer de coups, estimant qu’ils sont dangereux pour la société.
9 313 enfants recensés en 2016
Le phénomène d’enfants vivant dans la rue est une réalité dans la plupart des grandes villes du Burkina. Le ministère de l’Action sociale a dénombré, 9 313 enfants en situation de rue dont 7 564 garçons et 1 749 filles dans les 49 communes urbains en 2016. Les filles en situation de rue, plus exposées que les jeunes garçons, sont vite récupérées par le système prostitutionnel. Ces chiffres, bien que anciens témoignent de la recrudescence du phénomène.
La situation sécuritaire du pays a contribué à aggraver la situation, selon les spécialistes de la protection de l’enfance. Aboubacar Ouédraogo fut élève jusqu’en classe de CM1 en 2019.
« J’avais 13 ans. Je devrais faire le CM2, mais j’ai été contraint à abandonner les classes pour me rendre en Côte d’Ivoire à la quête de l’or. Mon père m’avait confié à un patron pour mon séjour », relate-t-il. Une fois en terre ivoirienne, ce dernier lui fait subir toutes sortes de maltraitance. Las de supporter, il se débrouilla grâce à ses petits moyens pour revenir dans son Burkina natal.
« J’avais peur de repartir au village. C’est pourquoi je suis resté dans la rue », dit-il. Contrairement à Aboubacar, Aziz Ouédraogo, un autre enfant en situation de rue a quitté l’école par naïveté. Agé de 15 ans, il raconte qu’il vivait avec ses tuteurs dans la ville de Gaoua en 2020 et faisait la classe de CE2.
Puis un jour, sous l’influence de ses amis qui avaient déjà abandonné les bancs, il décida de mettre fin à son cursus scolaire. Sa mère vint alors le chercher pour vivre avec elle à Koubri, dans la province du Kadiogo. Une fois à Koubri et sur proposition d’amis rencontrés sur place, il décide de tenter l’aventure à Ouagadougou à l’insu de sa génitrice. Une décision qu’il dit regretter.
« Lorsque dans mes promenades, je rencontre des écoliers revenant de l’école, j’ai des remords. J’aurais dû avoir au moins le Certificat d’études primaire (CEP) », lance-t-il d’une voix timide affirmant que la vie de « bakoro » (argot signifiant rue) n’est pas aisée. Aziz
Ouédraogo ramasse le fer en rouille qu’il revend pour subvenir à ses besoins. Dès le réveil, il se tourne vers son travail quotidien. Si certains jours, la moisson est bonne pour lui, il est souvent contraint de parcourir de longues distances à la recherche du précieux
« sésame » qu’il ne parvient pas à obtenir.
Des étals comme couchoirs
Dans ce cas, il est obligé de tendre la main aux passants pour avoir de quoi manger. Et quand vient la nuit, Aziz et ses camarades prennent d’assaut les terrasses et étals des commerces qu’ils transforment en couchoirs.
Les conditions difficiles « obligent » certains enfants dans la rue à prendre de la drogue pour « noyer » leurs angoisses. Pour survivre, ils se constituent en bande en vue d’affronter de manière solidaire leur existence. A en croire le directeur des opérations de Samu social, Adolphe Raoul Paré, les maltraitances et violences psychologiques sont les principales causes qui conduisent les enfants dans la rue. Le placement des enfants chez les maîtres coraniques explique également le phénomène, selon lui.
« Les maîtres contraignent parfois les enfants de rapporter telle ou telle somme le soir. Si l’enfant n’a pas eu la somme exigée, il préfère rester dans la rue », argumente-t-il. A ces raisons, l’inspecteur d’éducation spécialisée et agent au Service de l’assistance éducative et des placements à la direction de la lutte contre les violences faites aux enfants et de la protection de l’enfant en situation d’urgence (SAEP-DLVE-PESU) du ministère en charge de l’action sociale, Alpha Idrissa Diallo, a ajouté la double crise sécuritaire et humanitaire que traverse le pays. Hamado Younga Hamado en est un exemple.
Elève en classe de 6e, le natif de Titao dans la région du Nord, a vu sa famille déplacée de force et dispersée du fait de l’insécurité. S’étant retrouvé seul, il dit n’avoir eu d’autres choix que d’élire domicile dans la rue. Au regard de l’avenir sombre qui se dessine pour ces enfants, l’action sociale, à travers ses centres que sont la Maison de l’enfance André Dupond de Orodara (MEADO) et l’institut d’éducation et de formation professionnelle tente tant bien que mal de leur assurer des lendemains meilleurs.
« Aucune structure ne peut remplacer la famille »
A travers ces centres, ils bénéficient de formation professionnelle devant conduire à leur réinsertion socioprofessionnelle. Diallo Idrissa indique que les années 2018, 2019 et 2021, leur service a mené une opération à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso qui a permis de retirer 2 376 enfants en situation de rue et 785
talibés qui ont déserté la cour des maîtres coraniques pour une prise en charge. « Dès le retrait, nous les amenons dans nos centres pour faire le tri afin de repérer ceux qui ont leur famille à côté pour les y accompagner, car aucune structure ne peut remplacer la famille », confie M. Diallo.
Ceux qui ont perdu les traces de leur famille sont gardés dans les centres d’accueil, précise-t-il. « Les enfants d’au moins 15 ans, ayant entamé une scolarisation sont ramenés à l’école et ceux qui ont plus de 15 ans et qui n’ont pas de niveau suivent des cours du soir ou des formations préprofessionnelles en soudure, mécanique, menuiserie », détaille Alpha Idrissa Diallo. La prise en charge assurée par l’action sociale est éducative et psychologique.
« Plusieurs d’entre eux ont subi des traumatismes au point que, s’ils ne sont pas pris en charge, ils pourraient constituer un danger pour leurs proches s’ils regagnent le cercle familial », atteste-t-il.
10 admis au CEP et 8 au BEPC
Selon les données de l’action sociale, 376 enfants ont été pris en charge dans les internats éducatifs jusqu’à ce jour. 120 ont été scolarisés à Ouagadougou de 2018 à 2021 et 106 enfants en atelier d’apprentissages. Au cours de l’année scolaire 2020-2021, ce sont 16 enfants qui ont été présentés au CEP et 10 ont été admis. 12 ont participé au BEPC et 8 ont été admis.
Dans son combat pour la réinsertion sociale des enfants en situation de rue, l’Etat peut compter sur des structures associatives telles que l’ONG Samu social et l’Association des enfants du Sahel (AES). L’ONG parvient chaque année, foi de ses premiers responsables à prendre en charge environ 60 enfants tant dans le volet social à travers des insertions et des suivis familiaux que de la scolarisation.
« Nous avons actuellement des étudiants et des policiers qui, au départ étaient des enfants en situation de rue, mais que nous avons réussi à ramener dans la société et cela constitue une fierté pour nous », se réjouit Raoul Paré.
L’AES quant à elle œuvre à travers des causeries éducatives à la réinsertion des enfants en situation de rue.
« Nous avons réintégré 16 enfants dans leur familles respectives et 26 enfants dont nous ne retrouvons pas les familles ont été orientés vers l’Action sociale et à Samu social pour une prise en charge éducative et sociale parce que notre association est jeune et ne dispose pas de centres d’hébergement », relève-t-il.
L’argent, le nerf de la guerre
En dépit des efforts de l’Action sociale et des structures privées, le phénomène perdure. Le manque de ressources (financières, matérielles) est le véritable défi auquel font face les acteurs dans la prise en charge de ces enfants. « Nous sommes parfois limités dans nos actions, mais la plus belle femme ne peut donner au monde que ce qu’elle a », souligne Idrissa Diallo. Il invite les ministères en charge de l’éducation, de la justice et la société civile à les épauler.
« Cette situation n’honore personne », soutient-il. Au-delà du manque de ressources financières et matérielles, Adolphe Raoul Paré indique que l’autre grande difficulté est l’« invisibilité » du phénomène. « Nous côtoyons tous les jours ces enfants, mais ce qui est marrant c’est qu’ils sont invisibles aux yeux de la société. Nous leur sommes indifférents. Marginalisés et stigmatisés, personne ne s’intéresse à leur histoire », regrette-t-il. L’autre obstacle majeur à l’éradication du phénomène est la « démission totale de certains parents ».
Lors des médiations en famille, certains pères renient catégoriquement leur enfant, déplore-t-il. « Ils disent ne plus vouloir entendre parler de lui. Certains en arrivent à dire que si ce n’est pas à leur mort, ils ne veulent plus les voir », relate M. Paré. Comment amener les parents à jouer pleinement leur rôle afin de prévenir le phénomène ? Quels sont les dispositifs éducatifs supplémentaires à mettre en place afin qu’il y ait moins d’enfants dans la rue ? Voilà autant de questions
qui méritent qu’on s’y penche afin d’éradiquer le phénomène.
Jacqueline Wêndengûudi OUEDRAOGO
(Stagiaire)