Victime de deux attaques terroristes (15 janvier 2016 et 17 août 2017) l’avenue Kwame-N’Krumah peine à se remettre. Cet endroit, jadis chaud de la capitale burkinabè, semble désormais craint et fui par les populations et surtout les expatriés. Les clients des restaurants, bars, cafés…ne sont plus au rendez-vous. Récit d’une virée nocturne au cœur de Ouagadougou.
Le temps est beau en ce début de soirée du samedi 27 juillet 2019. La pluie a arrosé la capitale burkinabè. Il est environ 20h30. Nous abordons l’avenue Kwame-N’Krumah par le rond-point des Nations unies. Les lampadaires éclairent la voie urbaine de lumières blanches. Une fille en tenue légère, à moto, est devant nous. Le trafic est dense dans le sens opposé. Voitures, motos, vélos quittant la grande avenue. La quatrième vitesse activée, nous sommes obligés de ralentir à la vue d’une barrière de police à la hauteur du commissariat central de Ouagadougou. Virage à gauche pour tous les usagers.
La situation sécuritaire marquée par moult attaques terroristes oblige. Fin du tronçon barré au carrefour suivant. Nous reprenons le sens normal de la circulation. Loin d’être grouillante, l’avenue est timidement fréquentée en ce début de soirée. La haie des filles de joie d’autrefois a disparu. Place, sur les bas-côtés, aux veilleurs de nuit et à des jeunes assis sur des motos. Au café Cappuccino, l’une des cibles de l’attaque terroriste du 15 janvier 2016, un calme plat y règne. A l’entrée, une affiche indique : «Fermé pour travaux. Réouverture le 15 août». Il n’y a personne à qui s’adresser. A un jet de pierre, le maquis Taxi brousse, l’autre victime de l’attentat. Le parking de motos est peu garni. «Cher ami, votre parking ne reflète en rien celui d’un samedi soir sur Kwame-N’Krumah !», nous sommes-nous exclamé. Et le gardien d’engins de nous répondre que c’est ainsi depuis les «événements malheureux». «Je loge à Saaba.
Je continue à venir ici juste pour m’occuper. Ce n’est surtout pas le gain par nuit qui me motive car il a chuté de 20 mille à parfois même moins de 2000 F CFA», se lamente notre interlocuteur. «Partir tuerait davantage l’avenue» La musique est modérée en ce moment de la soirée. Sur la terrasse, il y a moins de dix clients. Harouna Tapsoba est assis devant une bouteille de bière et un plat de soupe de viande. Vêtu d’un costume sombre, il explique l’air gai, que depuis près de dix ans, ce lieu est le seul où il se sent à l’aise. «Même avec les attentats, on est toujours là !», s’enorgueillit-il avec une certaine sérénité et invitant tous à investir la grande avenue. Le gérant, Patrick Guigma, assis seul, pensif, fait savoir que c’est à partir de 22 heures qu’intervient la grande affluence. Ce moment de la soirée étant pour ceux qui sont de passage à Ouagadougou et/ou ceux qui veulent manger. Il nous invite à revenir un peu plus tard. Nous reprenons alors l’avenue pour l’arpenter jusqu’au bout. A quelques 200 mètres, dans la pénombre, se trouve le restaurant Aziz Istanbul, fermé, toujours couverts des stigmates (brûlures, impacts de balles sur le mur, etc.) de l’attaque d’août 2017. Le silence est assourdissant. Halte à la Maison TV5, autrefois prise d’assaut par des noctambules de la capitale, notamment les samedis. Il vient d’être 21 heures. Un homme est assis sur une chaise en plastique près d’une table en fer, au milieu d’un dispositif d’accueil d’éventuels clients qui se font toujours attendre.
Il a cet air abattu, caractéristique de ceux qui sont au bord du découragement. C’est le gérant, Mathieu Zongo. Vêtu d’une chemise marron, tête rasée, il a la main droite à la joue, le regard désespérément rivé sur le poste téléviseur, seul à résonner dans le coin. A notre salutation, il croit avoir le deuxième client de la soirée. Mais hélas ! Nostalgique de l’époque où il faisait de bonnes affaires, Mathieu regrette l’absence des expatriés qui faisaient fonctionner Kwame-N’Krumah. Après un soupir, il révèle qu’il se pose mille et une questions au sujet du retour de la clientèle dans son maquis. «Actuellement, on ne parle même plus de chiffre d’affaires à partir du moment où on ne peut pas vendre une caisse de boisson par jour, y compris les weekends. Ce soir, par exemple, je n’ai vendu que la seule bouteille posée là-bas sur la table», lance-t-il, hébété. Il n’est cependant pas prêt à délocaliser son activité, cela tuerait davantage la vitrine de Ouagadougou. Alors qu’une patrouille de la police passe par là, Mathieu soutient que la sécurité est au rendez-vous sur la voie, mais l’Etat devrait faire «quelque chose d’autre» pour ramener les Ouagalais sur ce symbole de la vitalité de la capitale burkinabè. La mairie a promis d’œuvrer à cela, mais rien jusque-là, avance le patron de Maison TV5.
A son avis, le concert de janvier 2019, à la date anniversaire de l’attaque de café Cappuccino, en a rajouté à la faible fréquentation de l’avenue. «A cette occasion, la voie était barrée. Une fois que les gens voient une barrière, ils se disent qu’il y a encore un problème et se détournent», se désole-t-il. Comment voit-il l’avenir de l’activité économique sur Kwame-N’Krumah? «Pas comme nous le percevions avant les attaques», soupire Mathieu. Alors que ses affaires «ne marchent pas du tout», il s’offusque de l’attitude du fisc qui exige à cor et à cri le paiement des impôts. En attendant une reprise de ses affaires, c’est l’espoir qu’avec le temps, il pourra remonter la pente qui le fait vivre. Difficile de payer les salaires à temps Au Paradis des meilleurs vins, il est 21h30. Les tables et chaises sont empilées dans un angle de la terrasse, faute de clients. Un homme vêtu d’un costume gris est assis, seul, au milieu des tables inoccupées. Il ne souhaite pas se prêter à nos questions. A l’autre bout de la terrasse, un groupe de cinq hommes et femmes consomme du vin, rigolant par à-coups. Il n’y a pas d’ambiance. «La clientèle n’est plus là. Contrairement au passé où elle venait à chaque instant, nous pouvons actuellement passer trois heures sans recevoir quelqu’un. Du reste, les quelques rares clients qui viennent ne consomment plus sur place», pleurniche l’employé Seydou Ali Mandé. Il n’en revient pas que le chiffre d’affaires passe de 800 mille à moins de 150 mille F CFA par jour. Ce qui compromet le paiement des salaires à bonne date. Il confie que, pour raison de mévente, le restaurant «Chez Simon» a quitté Kwame-N’Krumah qui, actuellement, se vide de ses usagers à partir de 22 heures. De ce fait, la cave à vins est obligée de fermer à 23 heures au lieu de 3 heures. Nous poursuivons notre randonnée, de la cave à vin jusqu’au croisement de la route conduisant à l’entrée de l’aéroport. Cette partie de l’avenue ne connait que les va-et-vient d’usagers de la voie et la présence des veilleurs.
Il est 22h30. Retour au maquis Taxi brousse. Les parkings sont beaucoup plus bondés d’engins, une quarantaine de motos du côté Ouest, presqu’autant au Nord, sans compter les voitures dont certaines sont parquées un peu loin du maquis. L’ambiance musicale est assourdissante. La terrasse est quasiment pleine de monde. Les décibels montent. Assis en couple ou en groupe de 4 ou 5 personnes, les clients se veulent discrets et refusent d’être interviewés. Seul le gérant Patrick accepte de lâcher quelques mots. Mais, à une condition : pas de photo. «Les données ont beaucoup changé. Les gens ont peur de venir sur l’avenue. Nous sommes obligés de subir la situation», confie-t-il, nostalgique de la période d’avant 2016. Il explique qu’après les deux attaques terroristes, il ne gagnait que 10 à 15% de ses revenus journaliers des années antérieures. Il considère alors que les 35 à 40% de gain actuel ne sont pas mal comme signe d’une certaine reprise des affaires. Il invite l’Etat, à soutenir cette reprise à travers des facilités pour les opérateurs économiques désireux d’investir pour ranimer Kwamé N’Krumah. Car, se convainc-t-il, s’il y a beaucoup d’investissements, la nuit les gens viendront. Pas question pour Patrick de délocaliser le maquis pour «faire plaisir aux terroristes». Déterminé et fataliste, il conclut : «On va continuer à vivre sur l’avenue. De toute façon, c’est le destin. S’il doit y avoir une attaque, cela arrivera». Entre nostalgie et espoir d’une reprise de l’activité économique, les tenanciers des commerces sur l’avenue Kwame-N’Krumah comptent avec l’effet du temps pour reprendre du poil de la bête.
Jean Philibert SOME