Exclusion sociale dans le Kourwéogo : les « faubourgs », dernier refuge des « mangeuses d’âmes »

L’exclusion sociale de présumées « mangeuses d’âmes » est une pratique persistante au Burkina Faso. En dépit des nombreuses actions entreprises pour lutter contre le phénomène, il a encore la peau dure dans certaines provinces, notamment dans le Kourwéogo. Mises au ban de la société, ces femmes, réfugiées dans les non-lotis de Boussé appelés « faubourgs », tentent, dans des conditions difficiles, de se reconstruire une nouvelle vie.

N.T., malgré son âge avancé, ramasse du gravier pour survivre.

Mère de sept enfants, N.S.O. a fui son Bolgo natal, localité située dans la province du Kourwéogo, pour s’installer au secteur 2 de Boussé. Assise sur un tabouret, le visage terne, elle réfléchit déjà aux moyens d’assurer son repas, du moins sa pitance du jour. Vêtue d’une robe multicolore communément appelée « mandrillère » qui laisse entrevoir ses côtes, elle semble perdue dans ses pensées. Seule, sans soutien et dénuée de tout, N.S.O. ne cesse de maudire les siens qui ont fait d’elle une exclue sociale. Accusée d’avoir « mangé l’âme » d’un enfant de sa belle-famille, elle a été bannie et contrainte à l’exil, loin de ses enfants … Ce jour-là, alors qu’elle est occupée à la préparation de la nourriture du soir, son attention est attirée par des huées venant de l’extérieur. Inquiète, elle abandonne sa marmite au feu et se dirige vers le seuil de la porte de la maison pour comprendre ce qui se passe. Elle y est accueillie par une foule en colère qui fait irruption dans sa cour. Le « siongo » (fétiche présumé doté de pouvoir de détection de mangeuse d’âme), porté par deux hommes, se dirige tout droit vers la porte de la quadragénaire et la cogne à plusieurs reprises. Cet acte mystérieux est, selon la tradition, la preuve de la culpabilité de N.S.O. Le verdict est irrévocable : elle est sommée de quitter illico presto le village.

N.S.O n’aura pas le temps de retourner à sa case pour emporter quelques affaires personnelles. Avec pour seul vêtement, un pagne noué à la poitrine, elle quitte le village sous les railleries de la population, scandant en chœur « sorcière, sorcière » ! Pendant deux jours, N.S.O., tel un animal sauvage, erre ici et là sans direction précise. Tenaillée par la faim et la soif, elle trouvera finalement refuge à la Direction provinciale (DP) de la Femme, de la Solidarité nationale, de la Famille et de l’Action humanitaire du Kourwéogo. Là, elle est reçue et prise en charge par les agents sociaux qui lui offrent le gîte et le couvert. Des démarches sont alors entreprises pour le retour de N.S.O. Peine perdue ! Ces initiatives vont se heurter à un refus catégorique de la famille. Déboussolée, N.S.O. est obligée de louer auprès d’un particulier une maison à 18 000 F CFA l’an, soit 1 500 F CFA par mois. « L’Action sociale veut nous aider mais elle n’a pas de logement pour nous accueillir. Nous devons donc nous débrouiller pour trouver un endroit où dormir », soutient-t-elle. Pour payer son loyer, elle enchaîne les petits boulots : agriculture, collecte et commercialisation de fruits de neemier, etc. Grâce à ces activités et avec l’appui de la DP de la Solidarité nationale qui lui offre périodiquement des vivres, N.S.O. arrive à « survivre ». Cependant, les « blessures » de son exclusion et la séparation d’avec ses enfants sont encore vivaces dans son esprit. « Aucun membre de ma famille ne vient me rendre visite, même pas mes enfants », déplore-t-elle.

Seule et handicapée

La situation de N.S.O., bien que difficile, semble moins pénible que celle de L.O., une autre exclue pour allégation de sorcellerie vivant à Boussé. En plus de digérer difficilement le rejet de sa famille, elle doit désormais mener une vie en solitaire. L.O. a été accusée de sorcellerie il y a 17 ans et bannie, car elle aurait, grâce à des pouvoirs mystiques, provoqué accidentellement la mort d’une jeune commerçante de Temnaoré, un village situé dans la province du Boulkiemdé. Fort heureusement, elle est recueillie par les siens pendant 7 ans. Mais, le traumatisme est encore présent. Ainsi, de peur d’être accusée dans sa propre famille d’être une sorcière, elle va louer une petite maisonnette au secteur 1 de Boussé. Abandonnée et sans soutien, elle ramasse du bois qu’elle revend pour subvenir à ses besoins. Mais, l’année dernière, au cours d’une sortie en brousse, elle est blessée au pied. « Je pensais qu’il s’agissait d’une simple égratignure mais la blessure est devenue avec le temps, une grosse plaie béante et infectée. Des asticots y sortaient », raconte-t-elle. Elle devra son salut au Chef de service de la solidarité nationale et de l’action humanitaire du Kourwéogo, Aristide Yaméogo, qui, lors d’une visite de routine, s’était rendu compte de la dégradation de son état de santé.

« L’odeur qui se dégageait de la plaie était si insupportable qu’il était difficile de rester pendant de longues minutes à ses côtés », se souvient-il. Pris de compassion, M. Yaméogo, après plusieurs tentatives vaines pour joindre ses enfants, la conduit à l‘hôpital pour des soins appropriés. La septuagénaire échappera ainsi à une amputation de sa jambe. Toutefois, elle va en perdre l’usage. Elle est désormais obligée de se déplacer à l’aide d’une canne. Celle qui avait fait de la collecte du bois, sa principale activité doit désormais passer ses journées à la maison, car ne pouvant plus se déplacer. Pour se nourrir, se laver ou même faire ses besoins, elle fait appel à de bonnes volontés. Mais souvent, elle doit se débrouiller toute seule.

M.T., une autre victime d’exclusion sociale, a vécu une situation plus tragique. Soupçonnée d’avoir « mangé » le nourrisson de l’une de ses coépouses, elle est chassée malgré une grossesse à terme. Violentée par la population en furie, M.T reçoit des coups au ventre.

« Mon mari vient me voir en cachette »

La plupart des femmes exclues dans le Kourwéogo ont trouvé refuge dans des maisons d’emprunt.

Le bébé, une fille, naîtra avec des séquelles. Elle est handicapée au pied. Loin de s’apitoyer sur son sort, la jeune femme se bat pour subvenir aux besoins de sa fille, T.O. qui fait actuellement la classe de CE2. La collecte et la vente de bois est la principale activité de M.T. Très bien intégrée dans son quartier, elle occupe une maisonnette en briques confectionnées de ses propres mains. Elle gère également une pompe à eau publique où viennent se ravitailler les habitants du quartier. Malgré cette intégration « réussie », la quadragénaire souffre de la séparation d’avec ses trois premiers enfants. Ayant assisté impuissant à son expulsion, son époux continue néanmoins de lui rendre visite à Boussé. « Il vient de temps en temps me voir, mais en cachette. Ses sentiments amoureux à mon égard n’ont pas changé. S’il le pouvait, il n’hésiterait pas à me reprendre. Mais que peut-il face à un village entier ? », s’interroge-t-elle.

Vendre du gravillon pour survivre

Autre femme exclue pour allégation de sorcellerie, N.T., malgré ses 86 ans, tire sa pitance quotidienne du ramassage de gravillon. Les mains rugueuses, elle peine à maintenir l’équilibre avec le plat rempli d’agrégats sur sa tête. Loin de se décourager, N.T. ne compte pas arrêter cette activité de sitôt. « Je vais m’asseoir et manger quoi ? », se questionne-t-elle, l’air hagard. Bien que menant de petites activités pour subvenir à leurs besoins, la majorité des femmes exclues de Boussé doivent également leur survie au ministère de la Femme, de la Solidarité nationale, de la Famille et de l’Action humanitaire qui leur offre régulièrement des vivres.

« La plupart de nos donations proviennent du Fonds national de solidarité (FNS) et de certaines bonnes volontés qui soutiennent énormément ces femmes », informe le chef de service de la solidarité nationale. Même si ces donations sont sporadiques, les victimes d’exclusion sociale arrivent à subsister grâce aux dons de l’Action sociale et de ses partenaires. Toutefois, leur principale difficulté demeure le logement. La province ne dispose pas d’un centre d’accueil pour ce type de « cas sociaux ». Elles sont donc obligées pour la plupart de se louer un petit local dans les quartiers non-lotis de Boussé. D’où le terme « faubourgs » (qui signifie non-lotis) utilisé par le ministère de l’Action sociale pour les désigner.

Des préjugés d’un autre âge

Si au moment de leur exclusion, beaucoup de femmes ont été abandonnées par leurs proches, de nombreux enfants commencent à revenir vers leurs génitrices. Selon les témoignages des victimes, certaines d’entre elles reçoivent de façon permanente la visite de leurs enfants et même de leurs petits-enfants. C’est le cas de P.V.S. , 66 ans, originaire de Niou, chassée il y a une trentaine d’années de son village. Après avoir passée une vingtaine d’années au centre Delwendé de Tanghin (aujourd’hui Centre Delwendé de Sakoula), elle a été obligée de revenir à Boussé, à la suite des inondations du 1er septembre 2009. Informés de la situation, ses enfants, partis à l’aventure en Côte d’Ivoire, réuniront de l’argent afin de lui offrir une maison. Quoique restreinte, cette maison est considérée comme un palais par son occupante locatrice. « Il n’y a rien de mieux que d’être dans sa propre maison. Le centre n’était certes pas mal, mais je suis plus proche de mes enfants ici et je me sens bien », se réjouit-elle. Par coïncidence, nous avons assisté, lors de notre passage, à une visite inopinée de son fils aîné, revenu, depuis peu, de la Côte d’Ivoire. Visiblement ému de revoir sa génitrice, il regrette néanmoins de ne pas pouvoir la ramener au village. La grande famille y oppose toujours un refus catégorique. « Dans le village, les préjugés d’une autre époque sont encore en vigueur », regrette-t-il.
La réinsertion sociale des femmes exclues se heurte jusqu’à présent au poids de la tradition et au refus du pardon. Aux dires de M. Yaméogo de l’Action humanitaire, leurs efforts pour un retour en famille des victimes d’exclusion restent vains dans la majorité des cas.

Les avocats du diable

En effet, lorsqu’une femme est exclue et qu’elle a recours aux services sociaux, ceux-ci procèdent d’abord à un entretien pour en savoir davantage sur les causes de son exclusion. Après cela, ils tentent dans la mesure du possible de lui offrir une prise en charge dans l’urgence avant de se tourner vers sa famille pour recueillir également leur version de l’histoire et essayer de mener la médiation pour un retour en famille de l’intéressée. Une mission « suicidaire » pour ces agents, souvent perçus par la famille de la victime, comme des « avocats du diable ». Pire, certaines populations les considèrent comme étant de mèche avec les exclues. « Il y a des endroits où nous avons failli être lynchés », se souvient-il. Une situation qui prouve selon lui, l’ancrage de la pratique dans la localité. « Les gens ont tellement confiance au siongo que lorsqu’il désigne quelqu’une comme étant une sorcière, il est inconcevable pour eux qu’elle revienne encore dans le village une fois chassée, au risque qu’elle commette encore d’autres meurtres », explique-t-il.

Des cas de retour à la maison

Toutefois, grâce aux actions de la DP de l’Action sociale et de certains organismes tels que la Commission épiscopale justice et paix (CJP) créée en 2003, quelques-unes ont pu regagner leurs foyers. Aux dires de Adèle Ouédraogo, para juriste, membre de la CJP de la paroisse de Boussé, une trentaine de femmes ont ainsi pu retourner en famille dans le Kourwéogo, de 2013 à nos jours, grâce à leur médiation. « Nous essayons d’aller vers les familles pour demander leur indulgence afin que les victimes retrouvent leur foyer », fait-elle savoir non sans mentionner les difficultés qui émaillent une telle mission. Parfois, les conditions de retour exigées par la famille dépassent l’entendement. Mme Ouédraogo se souvient encore de cette journée de médiation à Toéghin (commune rurale située à une quarantaine de kilomètres de Boussé) où le patriarche de la famille a donné son accord pour le retour de la femme exclue, mais à une seule condition : qu’elle ressuscite la défunte. Des paroles qui ont laissé perplexes les membres de la commission qui n’ont eu d’autres alternatives que de rebrousser chemin.

Ces cas de figure, même s’ils sont légion, n’empêchent pas Mme Ouédraogo de poursuivre son œuvre à l’égard des exclues sociales. Dans leurs missions, les paras juristes sont appuyés par les prêtres et le ministère de l’Action sociale avec lesquels ils mènent des activités en amont pour prévenir d’éventuelles exclusions. « Nous organisons souvent des causeries-débats et des projections de films en vue de sensibiliser les populations aux conséquences de l’exclusion sociale », indique-t-elle. Pour elle, l’impact de leurs activités est palpable sur le terrain en ce sens que la pratique est en train de régresser dans la province. De 2015 à 2017, l’effectif des femmes exclues pour allégations de sorcellerie tournait autour de 100, selon les statistiques de la DP de l’Action sociale. Mais depuis 2018, la tendance connaît une baisse avec un effectif de 40 victimes. Ces chiffres, bien qu’encourageants, restent interpellateurs et appellent à plus d’actions pour qu’aucune femme ne soit encore exclue pour des allégations de sorcellerie au Burkina Faso en général et dans le Kourwéogo en particulier.

Une loi inefficace ?

Selon le droit positif burkinabè, toute personne accusée de pratique de sorcellerie peut déclencher l’action publique avec constitution de partie civile pour demander réparation du préjudice qu’elle aurait subi du fait de cette accusation. Toutefois, selon les témoignages recueillis sur le terrain, la plupart des cas d’accusations de sorcellerie sont traités à l’amiable entre les victimes et les auteurs en dépit de l’existence de la loi. Ignorance ou peur ? Pour Abdoulaye Bambora, secrétaire général (SG) de la section du Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples (MBDHP) du Kourwéogo, les deux raisons peuvent être évoquées. En effet, indique-t-il, la plupart des victimes d’accusations de sorcellerie sont des vieilles femmes analphabètes. Elles ignorent donc l’existence de la loi portant accusation de sorcellerie. Toutefois, confie M. Bambora, le MBDHP, une fois informée d’un cas d’exclusion sociale pour allégation de sorcellerie, tente dans la limite de ses possibilités de faire connaître aux victimes les recours pénaux dont elles disposent. Mais, regrette-t-il, la plupart, malgré les informations reçues, refusent de porter plainte par crainte d’aggraver leur situation. En effet, même si elles venaient à obtenir gain de cause sur le plan judiciaire, elles craignent pour leur réinsertion dans la société. Et ce, d’autant plus que la majorité des accusateurs sont des membres de leurs familles.

Depuis 2012 qu’il est en service à Boussé, Abdoulaye Bambora a eu vent d’un seul cas d’accusation de sorcellerie qui a fait l’objet d’une action judicaire. Il s’agit de celui de M.N., un jeune artisan accusé de sorcellerie sur son voisin en 2014 et qui a vu son atelier saccagé et fermé par la famille du défunt qui menaçait d’en finir avec lui pour venger leur frère. L’affaire sera portée devant le Tribunal de grande instance de Koudougou et le verdict rendu. La victime est alors autorisée par la justice à rouvrir son atelier. Toutefois, bien qu’ayant eu l’autorisation du tribunal, le jeune artisan, par crainte d’être une fois de plus victime de la « barbarie » de la population, opte de migrer vers Koudougou où il ouvre un nouvel atelier. Aux dires de M. Bambora, le cas de M.N. est un cas isolé dans la localité. En effet, s’il a eu le courage d’entamer une action judiciaire, la plupart des victimes refusent de porter plainte. Un constat qui nous amène à nous interroger sur l’efficacité de la loi dans la lutte contre l’exclusion sociale au Burkina Faso. La loi est-elle la solution au problème ? Ou faut-il miser sur d’autres facteurs tels que la sensibilisation et le plaidoyer ?

Nadège YAMEOGO

 

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