La fin de la société !

On a tous ou presque tous déjà mangé dans le plat de l’autre, chez le voisin ou chez un ami. Parfois, le plat du voisin ou de l’ami n’était pas forcément le meilleur, mais nous nous sommes régalés. Nos petits doigts peuvent témoigner des coups de langues reçus et nos papilles gardent toujours le souvenir succulent de ces moments dépassés. Aujourd’hui, les gens ne mangent plus chez les gens. Les voisins se connaissent à peine pour se frotter et se côtoyer, de surcroît, manger chez l’un et l’autre. Quand j’étais petit, je voyais nos mères se partager leur plat du jour. Chacune apportait à l’autre son repas et vice-versa. Chacun goutait au menu de l’autre et en fin de compte chacun savourait le bon voisinage, l’amitié et la fraternité dans la simplicité des cœurs et dans l’humilité des âmes. De nos jours, dans nos familles, nous ne mangeons plus dans le même plat.

Chacun mange dans son assiette dans un tintamarre de cuillères et de fourchettes. Chacun a son verre d’eau devant lui et chacun mange sans toucher ni regarder l’autre. Parfois, l’appétit nous joue des tours et nous abandonnons notre plat à moitié plein. Le restant sera jeté à la poubelle pour le bonheur de personne. Parce que la société s’est morcelée en mètre carré et chaque parcelle d’habitation est un lopin d’individualité intouchable, entouré et bouclé à double tour, parfois barricadé de barbelés électriques. Pour y entrer, il faut montrer patte blanche. On te regardera avec une caméra avant de t’ouvrir ou ne pas ouvrir. Nous vivons comme de captifs pigeons dans des cages de confort, loin des autres qui nous dérangent, nous font peur. Aujourd’hui, nous ne mangeons plus chez les uns les autres pas parce que les autres vont nous empoisonner, mais parce que nous sommes devenus égoïstes, arrogants. Nous ne mangeons plus chez les autres, pas parce que nous sommes rassasiés, mais plutôt parce que nous avons perdu quelque chose en nous ! Qu’est-ce qu’une société sans partage, sans fraternité ?

Qu’est-ce qu’une humanité délimitée sans sensibilité, sans empathie ? On a tous ou presque tous déjà dormi chez quelqu’un, un voisin, un ami et même un aimable inconnu. Certains ont même déjà vécu chez des gens et pendant des années. Ils ont dormi sur la natte des autres sans pour autant que les autres ne leur marchent dessus. J’ai vu mon père descendre et céder son lit au respectable étranger pour dormir presqu’à même le sol sur la natte de causette. Le sommeil de l’étranger était plus cher que la veille de l’hôte et c’était une tradition d’honorer celui qui vient en paix dans notre maison. Aujourd’hui, on ne vit plus chez les autres. Il y a des familles qui vivent dans des duplex aux multiples chambres avec deux ou trois enfants, mais, il n’y a pas de place pour accueillir un écureuil. On vous accueillera les bras croisés et fermés, le regard répulsif. Parce que l’étranger d’hier est devenu un intrus, un occupant de trop qui grignote notre liberté, notre indépendance. L’individu est au centre de la communauté, la société n’est plus rien d’autre qu’un assemblage de fébriles nombrils à peine visibles et d’égos démesurés. La dynamique de groupe s’est effritée, le sentiment d’appartenance en vacances dans notre société, mêmes membres d’une même famille peinent à honorer le sang de l’hérédité sacrée.

Nous avons tous ou presque tous hébergé ou élevé un enfant d’autrui. Comment l’avons-nous traité ? On aimera son enfant, rien que son enfant de même sang et on oubliera l’enfant de l’autre en détresse. Ainsi, on prendra l’enfant de son propre défunt frère comme fille de ménage ou garde bébé loin des bancs de classe et on enverra ses enfants à l’école sans penser à l’avenir de l’innocente déshéritée. Elle grandira dans l’obscurité à côté des brillants mômes privilégiés de l’oncle tuteur sans cœur. Elle fera la lessive et la vaisselle, la cuisine et même le lit pendant que la maîtresse de maison joue à l’impératrice en aiguisant ses faux ongles sur le canapé de l’oisiveté. La pauvre orpheline devra se lever avant 5h du matin pour balayer la cour et essuyer le plancher, laver les voitures, arroser les fleurs, chauffer l’eau de bain et le repas, sans oublier de faire des va-et-vient à la boutique. Ses moindres méprises sont traitées de traitrises, pour un verre cassé, elle sera tabassée, quand une pièce de monnaie se perd dans la maison, sa culpabilité est une triste formalité.
Quand elle aura quatorze ans, elle passera à la casserole aux crudités sautées pour avoir commis l’erreur d’être en puberté. Parfois, c’est le pervers oncle qui donnera le clap d’ouverture d’une timide intimité saignante. Et un beau jour, elle décide de voler de ses propres ailes en rôdant sur un trottoir pour troquer ce qu’elle a de plus cher avec les pourboires du déboire de l’enfer. A qui la faute ? Société moderne, où est ta gloire, où est ta victoire ?

Clément ZONGO
clmentzongo@yahoo.fr

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