Mauvaise réalisation des infrastructures publiques: « Il y a parfois une complicité fermée … », Dr Sanou Tahirou, SP/ARCOP

En marge de la cérémonie de clôture de la campagne de renforcements de capacités des acteurs de la commande publique, tenue le mardi 22 juin à Koudougu,  Sidawaya s’est entretenu avec le Secrétaire permanent de l’Autorité de régulation de la commande publique (ARCOP), Dr Sanou Tahirou. Dans cette interview, il se prononce, entre autres, sur le cas des défaillances des infrastructures publiques, évoqué récemment en Conseils de ministres, les actions prévues par le régulateur à cet effet et la professionnalisation des métiers de la commande publique.

Sidwaya (S) : A quoi renvoient les notions de commande publique, marchés publics ?

Dr Tahirou Sanou (T.S) : La commande publique est l’ensemble du processus contractuel qui permet à des personnes publiques, c’est-à-dire l’Etat et ses démembrements, les collectivités, d’acquérir des biens et des services.  C’est un processus contractuel qui fait appel donc à des soumissionnaires, des acteurs privés essentiellement (entreprises ou particuliers) pour répondre à des besoins que les personnes publiques veulent satisfaire, en termes d’acquisitions d’équipements, de fournitures courantes, de réalisations d’infrastructures.

La seule nuance entre commande publique et marchés publics est que, outre les marchés publics, la commande publique comprend le partenariat public-privé (PPP), qui sont deux formes distinctes de contrat. Dans le marché public, l’autorité contractante dispose déjà de l’argent ou d’une inscription budgétaire pour financer ses besoins d’acquisition ; alors que dans le PPP, un tel financement fait défaut. La personne publique va dans ce cas s’appuyer sur le financement de la personne privée pour l’acquisition de son bien ou service.

S : Quelle est la place de la commande publique dans le développement socio-économique d’un pays comme le Burkina Faso ?

T.S : La commande publique constitue un levier important pour le développement d’un pays. Tous les Etats modernes s’appuient sur la commande publique pour réaliser des infrastructures de développement, des prestations, des acquisitions, qui vont profiter aux administrations publiques, aux citoyens et aux acteurs économiques. Les routes qui sont réalisées à travers la commande publique sont par exemple très importantes pour le développement d’un pays. Si elles n’existent pas ou qu’elles sont mal faites, vous mesurez tout de suite l’impact négatif pour un Etat, car au niveau économique, il y aura un manque à gagner.

La commande publique permet également à l’Etat de définir des politiques publiques de promotion des entreprises notamment les petites et moyennes entreprises, pour les accompagner à devenir de grands acteurs économiques. Elle constitue aussi un outil qui permet aux pouvoirs publics de bien gérer les finances publiques ; les acquisitions devant se faire suivant des principes qui garantissent la bonne utilisation des deniers publics.

La commande publique joue un rôle extrêmement important pour un pays comme le Burkina Faso où chaque année des centaines de milliards F CFA du budget de l’Etat ou des collectivités locales sont injectés, par l’entremise de cette commande publique, dans la réalisation des infrastructures sanitaires, éducatives, routières, etc. Dès lors, elle devient un enjeu majeur car c’est par elle que l’Etat passe pour se donner tous les moyens pour propulser son développement. Autrement dit, il n’y pas de politiques de développement sans commande publique.

 S : En tant qu’autorité de régulation de la commande publique, quelles sont les principales missions de l’ARCOP ?

T.S : L’ARCOP est chargée d’abord de la définition des politiques publiques en matière de commande publique, c’est-à-dire l’ensemble des outils de pilotage et de gouvernance, le cadre normatif de la commande publique. La commande publique se met en œuvre dans un environnement concurrentiel et il faut des normes pour encadrer son opérationnalisation dans cet environnement ; et ce, sur la base d’une vision d’efficacité qui est celle de faire de la commande un levier pour les pouvoirs publics.

A côté de cette définition des politiques, l’ARCOP a également pour mission d’aider les acteurs à maitriser l’esprit du cadre normatif de la commande publique. Car, il ne sert à rien d’avoir des textes et des outils bien définis alors que ceux qui sont chargés de les appliquer ne les maitrisent. C’est pourquoi, l’une de nos missions est de former, d’informer, de sensibiliser constamment.

La troisième mission de notre institution, à l’instar des autres autorités de régulation de l’espace UEMOA, est l’audit et l’évaluation permanents du système de la commande afin de l’adapter aux différentes évolutions au fil du temps. L’objectif est de déceler les limites, les faiblesses, les mauvaises pratiques des acteurs afin de proposer des mesures correctives.

C’est dans ce sens, que tout dernièrement, nous avons validé un rapport d’audit commandité par l’ARCOP, qui a permis de sélectionner 128 autorités compétentes avec près de 1800 marchés, 900 pour 2018 et 900 pour 2019, pour les examiner à l’aune de la règlementation, des processus de passation et d’exécution de ces marchés afin de déceler les faiblesses.

Une autre mission est la mise en place d’un système d’information qui consiste à constituer des bases de données et de les mettre à la disposition des chercheurs, des acteurs opérationnels.  Car on ne peut pas maitriser le système si on ne dispose pas d’informations fiables et de statistiques pertinentes sur la commande publique. Cela est même nécessaire pour le régulateur qui a besoin de ces éléments pour ajuster les politiques.

La dernière mission est le règlement des différends. Avant le règlement juridictionnel à travers la justice classique, on permet à l’ARCOP de recevoir les plaintes, de les examiner et de trancher.  Après ce règlement administratif, si une partie n’est pas satisfaite, elle a la possibilité de saisir le juge. Au règlement non-juridictionnel se greffe donc une mission de répression disciplinaire qui consiste à sanctionner les acteurs indélicats de la commande publique.

S : Dans un récent conseil des ministres, il a été question d’une centaine d’infrastructures publiques mal réalisées. En tant qu’autorité de régulation de la commande publique, comment vous réagissez à cette actualité qui défraie la chronique ?

T.S: C’est toujours un sentiment de regret qui nous habite à chaque fois qu’il y a de l’argent public qui est dépensé pour des infrastructures qui se retrouvent dans un état pareil ! Surtout, au regard du contexte actuel de notre pays où nous devons mobiliser des ressources pour relever le défi sécuritaire. C’est triste de constater que dans ce même contexte difficile, les derniers publics sont dépensés dans des conditions que l’on peut considérer comme de l’argent jeté à la porte !

S : Avez-vous le sentiment que l’ARCOP prêche dans le vide ou un sentiment d’impuissance ?

T.S: Peut-être que ce n’est pas le mot qu’il faut ! Mais, il faut avouer que la tâche est immense. Certes, il y a des efforts qui sont fournis par l’ARCOP, mais quand on les confronte avec la réalité du terrain, on se rend compte qu’il y a encore beaucoup à faire ! Nous devons en être conscient et travailler dans le sens de l’intensification des actions pour se sortir de cette situation qui n’honore pas, je dirai même, qui fait honte aux acteurs de la commande publique.

S : A qui donc la faute ?

T.S: La faute nous incombe à tous. En tant que journaliste vous avez un rôle à jouer ! Il y va de la responsabilité de tous pour que l’argent de l’Etat soit dépensé convenablement.Je suis cependant d’accord que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il faudrait que chacun agisse conformément à ses responsabilités !

La commande publique est un processus contractuel qui commence depuis la définition du besoin en passant par la mise en concurrence. Ces phases incombent à l’autorité contractante qui doit bien définir ses besoins et se donner les moyens d’organiser la mise en concurrence conformément à la règlementation. A partir de là, des failles peuvent intervenir.

Ensuite, il y aura un entrepreneur pour la construction de l’infrastructure et un bureau d’étude pour le suivi-contrôle. La responsabilité de ces acteurs devient importante car ils sont tenus d’exécuter les travaux conformément aux obligations contractuelles qui sont mises à leurs charges. Le contrôleur doit surveiller l’entrepreneur. Même à ce niveau, l’autorité contractante a l’obligation de suivre ces acteurs pour qu’ils s’exécutent convenablement aux obligations inscrites dans le contrat.

Mais il y a aussi le fait que l’entreprise va utiliser du matériel qu’il ne fabrique pas notamment le fer, le ciment…Si ceux-ci ne sont pas de bonne qualité, l’entreprise n’est pas nécessairement coupable. Certes, il peut y avoir des cas des fraudes, mais il peut arriver que l’entreprise se soit conformée aux normes de fer définies dans le dossier d’appel à concurrence ! Et si ce fer n’est pas de bonne qualité ! Dans ce cas, l’entreprise n’est pas responsable mais celui qui a fabriqué le fer ou le ciment de mauvaise qualité. Les responsabilités sont à plusieurs niveaux.

Si l’entreprise réalise mal l’ouvrage et le contrôle ferme les yeux ou que l’autorité force pour réceptionner bien que le contrôle ait signifié que l’infrastructure est mal faite, il y a un problème ! Ou si l’entreprise est véreuse, tournée vers une recherche effrénée de l’argent, exécute mal les travaux au vu et au su du citoyen lambda qui remarque mais qui ne parle pas… A qui la faute ?

Ces différents niveaux de responsabilités font que quand une infrastructure est mal réalisée, on ne peut pas tout de suite savoir qui est coupable ! Surtout qu’il y a parfois une complicité fermée qui rend difficile l’exercice de la sanction ! C’est pourquoi, au niveau de l’ARCOP, nous ouvrons des enquêtes pour situer les responsabilités. Mais j’avoue que le sujet est complexe.

Pour le citoyen lambda, si une école s’écroule, c’est l’entrepreneur qui est fautif et il faut le mettre en prison !  Ce qui n’est pas nécessairement le cas. Il faut d’abord établir sa faute avant de le sanctionner sans quoi devant le juge, il sera blanchi. C’est pourquoi, les enquêtes sont longues, et l’opinion publique pense que rien n’est fait !

S : L’opinion a-t-elle tort de penser qu’il n’y a pas de sanctions pour les fautifs ?

T.S : Il y a des cas de sanctions et cela peut se vérifier sur le site web de l’ARCOP. Pour le cas de Dandé, il y a une mission d’enquête en cours qui va situer les responsabilités. Au sein de l’ARCOP, il y a un dispositif interne pour prononcer les sanctions disciplinaires. Le rapport d’enquête est validé par le conseil de régulation, ensuite l’organe de règlement des différends qui exerce le pouvoir disciplinaire est saisi. Sauf que nos sanctions sont d’ordre administratif. Ce qui veut dire qu’elles peuvent être attaquées en justice ! C’est pour cela que l’ARCOP ne doit pas se précipiter pour prendre des sanctions.

S : Il y a aussi le cas des entreprises sanctionnées, suspendues qui reviennent sous d’autres noms…

T.S: Je ne dis pas que cela n’est pas une réalité ! Mais nous avons quand même essayé d’atténuer le poids de cette nuisance. Car, quand on sanctionne une entreprise, ce n’est pas seulement l’entreprise mais aussi le gérant. Pendant toute la période de l’exclusion, vous ne pouvez pas créer une autre entreprise. Maintenant je suis d’accord avec vous que le fautif peut créer une entreprise en mettant le nom de son épouse, son fils ! En pareille situation, la loi est impuissante puisque de façon parfaite, il s’agit de l’entreprise d’une autre personne. Mais ce qui est constant est que lorsqu’une telle entreprise est créée, vous ne pouvez pas venir postuler pour les appels d’offres parce qu’on va demander des références, des marchés similaires, une capacité financière. Cette nouvelle entreprise peut être éligible dans les cotations, les demandes de prix mais pas dans les appels d’offres qui demandent des moyens importants. Quand il s’agit des marchés de travaux, c’est à partir de 75 millions F CFA, à partir 50 millions F CFA pour les équipements.

S : Pour les cas cités en Conseil de ministres, concrètement qu’est-ce qui est fait au niveau de l’ARCOP ?

T.S: Dans ces cas de figure, il faut situer les responsabilités. Ce que la loi nous donne comme prérogative, c’est de mener des enquêtes pour situer ces responsabilités et en tirer toutes les conséquences. C’est ce que nous sommes en train de faire. Ces enquêtes peuvent donner lieu à des poursuites judiciaires. Si on estime qu’il y a des violations de la règlementation susceptibles d’être qualifiées d’infraction pénale, on transmet le rapport d’enquête au juge.

Le deuxième levier que nous avons, ce sont les études ! Et nous avons commandité une étude pour comprendre les raisons majeures qui expliquent ces cas répétés d’infrastructures publiques mal réalisées. Est-ce que les failles résident dans la règlementation, dans la qualité des matériaux de constructions (ciment, fer), dans les enveloppes financières allouées aux marchés publics ? Voilà un certain nombre de points sur lesquels, il faut approfondir la réflexion !

Le troisième point majeur sur lequel il faut également agir, c’est la professionnalisation des acteurs. Car, en réalité nous avons plus de problèmes avec les hommes qu’avec les textes. Et au niveau des hommes, il y a deux problèmes : déficit des compétences ou d’expertise et manque d’éthique !

Pour le manque d’éthique, il faut sanctionner dans une logique de synergie d’actions. Les sanctions administratives, pour les acteurs administratifs, les sanctions politiques pour les acteurs politiques et les sanctions judiciaires. La sanction est le remède approprié face à ce manque d’éthique auquel nous faisons face.

Maintenant face au manque de compétences, il n’y a pas d’autre choix à faire que le renforcement des capacités. Mais il faut aller au-delà des formations continues classiques qui sont inefficaces face à la problématique de la mobilité des agents et à la politisation des fonctions de la commande publique. Il faut aller vers la professionnalisation des acteurs et nous sommes dans cette réflexion. Nous sommes assistés par un cabinet, grâce à l’appui de la Banque mondiale, pour évaluer les compétences internes des acteurs et ensuite passer à un mécanisme d’accréditation de certifications et nous préparer à aller vers la professionnalisation. C’est l’une des pistes audacieuses que nous devrons encourager et chacun doit s’investir pour réussir ces réformes, si nous ne voulons pas continuer à tourner en rond, à tenir des discours face à la problématique.

Interview réalisée par

Mahamadi SEBOGO

Windmad76@gmail.com

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