Pratique du lévirat: entre cauchemar et réussite, les enjeux d’une tradition à l’épreuve de la modernité

Sylvie Kombary, 24 ans, a dû quitter le domicile conjugal.

Dans certaines localités du Burkina Faso où tradition et modernité s’entrelacent, une pratique ancestrale suscite à la fois fascination et interrogation : le lévirat. Cette pratique coutumière qui impose à une femme de se remarier au frère ou un autre membre de la famille de son défunt époux comporte des enjeux sociaux majeurs. Si pour certaines femmes, cette seconde union confère une sécurité sociale, pour d’autres, c’est une vie « cauchemardesque » avec tensions entre héritage culturel et émancipation féminine. Pour respecter l’intimité des victimes, des noms d’emprunts et des images d’illustration leur sont attribués. Reportage !

Hortense Bamogo était l’épouse de Jacques, un agent commercial d’une unité industrielle à
Ouagadougou. Le couple vivait maritalement d’une union coutumière depuis 1990 à Saaba. En 2001, son mari Jacques est fauché par la mort, laissant avec elle une fillette de 6 ans et un garçon de trois ans. Le frère aîné de son défunt mari lui exige un contact charnel. Chose qu’elle refuse. C’est le début de son calvaire. Tous les biens lui sont retirés. Elle est sommée de quitter la maison conjugale avec ses enfants. Elle oppose un refus catégorique, mais peine perdue. Elle a été expropriée de force et la maison vendue. « En son temps, j’ai déposé une plainte à la police, au service de l’action sociale et en justice. La procédure était longue et comme je ne disposais pas de moyens financiers, j’ai dû abandonner entre temps pour me consacrer à l’éducation de mes enfants », nous confie la veuve Bamogo, la quarantaine révolue, le visage crispé nous a fait le récit d’une expérience aussi rocambolesque, le mardi 11 mars 2025, aux environs de 11 heures au centre lucie Kaboré à Ouagadougou. Tout comme Hortense Bamogo, Sylvie Kombary conteste la pratique. Ils veulent me remarier de force, surtout à ce monsieur, s’insurge la pauvre dame, aux yeux larmoyants, la voix inaudible, elle peine à conter les péripéties de son cauchemar.

Sylvie Kombary s’est mariée en 2016 à Kien, un village relevant de la commune rurale de Karagasso- Vigué dans la région du Guiriko (Bobo-Dioulasso). Agée de 16 ans au moment de leur union (mariage catholique), Sylvie Kombary et son époux de 22 ans vivaient paisiblement. Ils ont eu trois enfants. Mais ce bonheur sera de courte durée, car elle perd très tôt son mari. La famille impose à la jeune veuve d’épouser le cousin de son défunt époux, un homme de plus de 50 ans. « Celui que ma belle-famille m’imposait est vieux. La cinquantaine révolue, il a une addiction profonde pour des stupéfiants. Il est très violent également », relève-t-elle. Dame Kombay ne compte pas se laisser faire. Elle se confie à l’autorité, (les services sociaux du ministère en charge de la solidarité nationale) de karangasso-Vigué. En attendant le dénouement de l’affaire, le prétendant multiplie les
persécutions. La bonne dame finit par quitter sa maison conjugale, laissant derrière elle, un de ses enfants. Elle regagne sa famille biologique aux encablures de Mogtédo dans la région de Oubri (Ziniaré).

Un lévirat réussi

Contrairement à la différence de ces deux autres, Fatoumata Sawadogo ne regrette pas le lévirat. Agée de 40 ans et résidant dans la commune rurale de Karangasso-Vigué, elle a perdu son mari. Cette mère de quatre enfants a fait le libre choix d’épouser Noufou Tougouma, le frère cadet de son défunt mari. « A l’issue des funérailles, les choses entre adultes matures se font dans la clandestinité jusqu’au jour où vous décidez de porter l’information à la communauté », confie-t-elle.

Et préciser : « Nous avons consacré les liens de notre mariage à la mosquée. A mon niveau, tout comme au niveau de mes enfants, rien n’a changé. Nous sommes considérés au même titre que les autres membres de la famille sauf que par moments les coépouses ne manquent pas de manifester des crises de jalousie », souligne-t-elle. Dame Fatoumata estime que le lévirat n’est pas une mauvaise chose par moments. « Mes enfants ne manquent pas de quoi manger. Ils vont à l’école et quand ils sont malades, ils reçoivent des soins. Que vais-je chercher ailleurs ? », se demande-t-elle. Quant à Noufou Tougouma, mari léviratique, il ne regrette pas son choix. « Je suis musulman. Il m’était difficile de voir partir la femme et les enfants de mon frère qui n’est plus de ce monde. Ses enfants et elle vivront de quoi ? En la reprenant comme seconde épouse, c’était pour moi, une façon d’honorer la mémoire de mon défunt frère », laisse-t-il entendre pour justifier son
lévirat.

Une protection sociale de la veuve et des orphelins

Selon le Bend-Naaba Djiguimdé de Gounghin (Ouagadougou), le lévirat est une pratique
coutumière et traditionnelle qui visait à donner une continuité à la progéniture du défunt et assurer une protection sociale à la veuve et aux orphelins. Aussi, poursuit-il, le lévirat évite de gaspiller les biens du défunt. Tout cela, précise le chef coutumier, est dû au fait que dans le passé, les femmes étaient rares. « Pour se marier, la procédure était longue et pénible », rappelle-t-il. De ce fait, détaille-t-il, quand l’époux meurt, les hommes éligibles de la famille courtisent la veuve sans aucune forme de pression. « Si la femme fait son choix parmi les prétendants, la famille envoie un coq à la belle-famille pour signifier que la veuve dispose désormais d’un nouveau répondant », laisse entendre le Bend-Naaba. Et d’apporter une nuance : « La chefferie coutumière est souvent accusée d’encourager cette pratique. Mais le lévirat originel n’oblige personne. En plus, les candidats
éligibles sont parmi les frères cadets du défunt ». Cependant, déplore-t-il, cette pratique, autrefois salvatrice, a connu des changements et laisse maintenant la place à des visées malsaines, stratégiques et économiques.

La princesse Yabré Juliette Kongo, promotrice du musée de la femme à Ziniaré ne dira pas le contraire. « Le lévirat fait partie des valeurs culturelles et traditionnelles qui se perpétuent de génération en génération. Aujourd’hui, par manque de connaissances ou par calculs pervers, des personnes de mauvaise foi posent des actes et l’assimilent à des faits coutumiers ou traditionnels », regrette-t-elle. Dans le lévirat, poursuit-elle, il est aussi permis à la femme de choisir un petit enfant. « Cela voudrait dire tout simplement que la veuve veuille rester juste pour s’occuper de ses enfants. J’approuve cette option qui respecte le choix de la veuve », avise-t-elle.

Du point de vue sociologique, Docteur Missida Blandine Ouédraogo, sociologue-anthropologue à l’université Joseph-Ki-Zerbo rappelle que le lévirat n’est pas une pratique mauvaise en soi. « Elle préserve la sécurité de la veuve et de ses enfants », apprécie-t-elle. Traditionnellement, le lévirat, dans sa forme originelle, n’est pas une occasion de spoliations, de violences ou d’imposition d’un mari à la veuve, explique Dr Ouédraogo. D’ailleurs, précise-t-elle, les candidats plus âgés que le défunt ne sont pas éligibles. « Lorsque la veuve consent et choisit un nouveau époux, la notion du veuvage prend fin. Egalement, il n’y a plus d’orphelins. Une protection psycho-sociale et économique leur est dévolue », relève Dr Blandine Bila Ouédraogo.

Quid des religions dites révélées ?

Pour leur part, les religions dites révélées ont une autre perception de cette pratique. Le curé de la paroisse universitaire Saint-Albert Le Grand de la Rotonde (Ouagadougou), l’abbé Justin Zangré donne sa lecture : « Lévirat, étymologiquement, vient de lévire, qui signifie beau-frère ou frère du mari ». Selon lui, le catholicisme a toujours prôné la liberté de consentement en matière matrimoniale et la Bible dispose que la liberté de la femme doit être sauvegardée. « Lorsqu’on demande à la femme, est-ce que tu consens à ce mariage ? Si elle dit oui, le problème est réglé.
En revanche, si elle dit non, elle doit poser des actes. D’abord elle doit déchausser le prétendant et ensuite cracher sur lui pour consacrer l’irréversibilité de sa décision. Le symbole des crachats est bien fort », laisse-t-il entendre. Estimant tout de même que nul ne peut être heureux seul, mais

dans une famille, avec les autres, le curé Justin Zangré questionne sur la finalité du lévirat : « Est- ce qu’on cherche véritablement ce qui va conduire l’individu à sa plénitude, à son épanouissement, à son bonheur ou bien c’est l’intérêt général de la famille que l’on recherche ? ».
Imam, Dr Ismaël Tiendrebeogo est plus formel. Selon lui, la femme ne peut être considérée comme un patrimoine d’héritage. « Après le décès de son homme, la femme dispose de 4 mois et 10 jours lunaire, l’équivalent de 130 jours avant de retrouver sa liberté matrimoniale. A l’épuisement de ce temps, elle est libre de rester si la famille le veut. A défaut, elle peut partir, mais avec une partie de l’héritage de son défunt mari pour se prendre en charge, elle et ses enfants », explicite-t-il. Il ajoute qu’un mariage est nul lorsque le consentement de la femme n’est pas obtenu, avant de conclure qu’il n’y a pas d’éléments qui relient la pratique du lévirat aux croyances spirituelles notamment en Islam.

Une violence faite aux femmes

Au Burkina Faso, le Code des personnes et de la famille (CPF) est catégorique en son article 234 qui interdit le mariage forcé dont le lévirat. La présidente du Réseau international des femmes avocates, Me Marthe Habi Ouattara, est également claire et sans équivoque : « Le droit prohibe le lévirat, l’interdit. Le mariage par principe, c’est un consentement mutuel des époux. Dans le lévirat, il n’est pas évident que le consentement de la femme ne soit pas influencé », confie Me Ouattara.

Le lévirat constitue pour elle, une violence faite aux femmes et cette violence peut être physique, psychologique, morale et même financier. Cependant, elle dit être indécise. « J’ai un sentiment mitigé. D’un côté, je suis contre le lévirat, parce que c’est une forme de violences, une atteinte aux droits de la femme. De l’autre côté, sur le plan social et économique, c’est une solution qui permet d’aider une femme veuve », nuance-t-elle. La pratique, à l’entendre, permet souvent à une jeune veuve de ne pas se retrouver dans la rue, de ne pas être démunie. Elle offre l’occasion aux orphelins de grandir dans un environnement familial pour leur épanouissement. Se prononçant sur le droit de succession, Me Ouattara regrette une grande contradiction avec la pratique du lévirat et
le droit moderne. « Si le défunt n’est plus, son frère prend la femme et les biens », déplore-t-elle.

Plusieurs politiques et mécanismes

Le gouvernement du Burkina a adopté plusieurs politiques et mécanismes de protection de la femme, dont la veuve. Directeur de la promotion du genre au ministère de l’Action humanitaire et de la Solidarité nationale, Sakré Moussa Sawadogo, précise qu’en matière de protection et de promotion des droits de la femme, outre le Code des personnes et de la famille, il y a la Constitution de 1991 qui garantit l’égalité entre les sexes et interdit toute discrimination fondée sur le genre. A cela, il ajoute la loi (n°061) portant prévention, répression et réparation des violences à l’égard des femmes et des filles. Au regard de ces textes de loi, dit-il, le lévirat comme le sororat sont des formes de mariage forcé. M. Sawadogo déplore que le fait que, malgré les sensibilisations et parfois la répression, la pratique du lévirat persiste. En 2024, précise-t-il, les services sociaux du ministère ont enregistré 762 cas de mariages forcés dont des cas de lévirat.

Pour Sakré Moussa Sawadogo, la sensibilisation, l’éducation et la législation jouent un rôle crucial dans la transformation des pratiques culturelles, afin d’évoluer vers un respect accru des droits individuels tout en conservant les éléments fondamentaux de l’identité culturelle. Convaincu que la synergie entre tradition et modernité demeure essentielle pour construire une société plus juste, équitable et respectueuse de chaque individu, il estime que l’autonomisation économique des femmes pourrait être l’une des solutions à cette pratique perçue comme une violence faite sur la femme. Pour y remedier, soutient-il, le gouvernement a mis en place le Fonds d’appui aux activités rémunératrices des femmes pour parer à cette difficulté d’autonomisation économique. C’est aussi
l’avis de la présidente du Réseau international des femmes avocates, Me Marthe Habi Ouattara.

Comme solution, elle pense que l’autonomisation économique demeure un préalable pour les victimes consentantes et celles non-consentantes du lévirat. L’éducation des femmes sur leurs droits, la sensibilisation des leaders coutumiers et religieux, paraissent utiles aux yeux de la juriste. En attendant, informe Sakré Moussa Sawadogo, un numéro vert, le 80 00 12 87, a été mis en place pour dénoncer les cas de violences basées sur le genre.

Emmanuel BICABA

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