Administration publique burkinabè: Koudougou, paradis des per diem

Une minorité de fonctionnaires burkinabè se retrouvent régulièrement à Koudougou, par le truchement des séminaires ou des ateliers, pour se partager des per diem. Cette pratique qui a pignon sur rue laisse, cependant, entrevoir une mauvaise gouvernance dans la gestion des fonds publics. Pour cerner l’ampleur du phénomène, une équipe de Carrefour Africain a fait le constat du 12 au 20 novembre 2019 à Koudougou où quelques langues se sont déliées sur le sujet.

117 000 FCFA, c’est le montant que vient de percevoir Moussa (nom d’emprunt), ce lundi 18 novembre 2019, au titre de ses per diem pour un atelier de cinq jours à Koudougou. Sourire en coin, ce fonctionnaire ouagalais se hâte de « fourrer » ses billets dans son portemonnaie. Comme lui, chacun des participants a aussi eu sa part du gâteau. Ce jour-là, plus de trois millions FCFA ont été ainsi distribués. Salif (nom d’emprunt), Médecin-chef de district (MCD), est aux trousses des per diem depuis une semaine. De retour d’une formation de sept jours, il ne rejoindra pas pour autant le service. Il doit prendre part à un autre atelier, pour la même durée. Se faire représenter par l’un de ses adjoints ne lui a jamais effleuré l’esprit. « Il s’agit d’argent, personne ne veut donc déléguer son pouvoir à quelqu’un pour le remplacer dans un atelier », estime Koffi Jean Frédéric Ramdé, coordonnateur régional du Centre-Ouest du Syndicat national des travailleurs de l’éducation de base (SYNATEB). Eric Tapsoba, Infirmier diplômé d’Etat (IDE) en service au district sanitaire, n’est pas « fier » de son patron. A l’écouter, ce dernier, tel un rapace, se rue sur tout atelier de formation rémunéré. « Les agents au bas de l’échelle sont ceux qui souffrent le plus. Quant aux chefs, ils s’arrangent toujours pour se tailler la part du lion», se plaint-il.
M. Tapsoba ne décolère pas au sujet de son patron. Dans sa recherche effrénée du «gombo» (per diem), il accuse, en effet, régulièrement de longues absences au bureau. «Le problème avec ces ateliers, ce n’est pas seulement le gaspillage des ressources ; vous verrez que certains agents en profitent pour disparaître de leurs bureaux, souvent jusqu’à faire plus d’un mois d’absence alors qu’il y a des dossiers qui ne peuvent pas être traités sans leurs signatures », s’indigne M. Ramdé. C’est comme si, fulmine-t-il, l’administration publique ne fonctionne plus, puisque tout se décide à partir des ateliers. « Dans le dernier trimestre de l’année, il y a des gens qui ne vont pas mettre pied dans leur service jusqu’au nouvel an. Pendant qu’ils finissent un atelier donné, l’ordre de mission les rejoint là-bas pour un autre », laisse-t-il entendre.
La course aux per diem est devenue une gangrène qui ronge l’administration publique burkinabè. Pour recadrer les choses, le gouvernement avait adopté, en Conseil des ministres, le décret N°2012-794/PRES/PM/MEF du 21 septembre 2012 portant indemnité de mission applicable aux agents des établissements publics de l’Etat. Cette mesure était censée assainir la gestion des finances publiques. Malheureusement, elle n’a pas produit les effets escomptés.

La morale, morte ou en agonie ?

Chasse aux per diem oblige, Minata (nom d’emprunt), ancienne responsable adjointe du district sanitaire, est pointée du doigt pour sa « gourmandise ». Invitée à prendre part à deux ateliers qui se déroulaient au même moment, elle s’est retrouvée au pied du mur quand il s’est agi de faire le choix, rapporte Eric Tapsoba. Ainsi, explique-t-il, s’imaginant avoir mieux au niveau de l’atelier qui se tenait dans un luxueux hôtel, elle a préféré se faire remplacer par son collègue au deuxième atelier qui avait lieu dans une auberge. Mais mal lui en a pris, fait observer Eric Tapsoba, lorsque les organisateurs ont annoncé que la prise en charge sera de 5000 FCFA par jour. Une offre, à l’évidence, en deçà de ses attentes. Pis, elle apprendra qu’au deuxième atelier, chacun des participants percevra 27 000 FCFA par jour, quel que soit son lieu de provenance. Toute honte bue, elle se rend précipitamment sur les lieux et somme son «remplaçant» d’aller suivre les travaux du premier atelier. Celui-ci prend la route en grommelant, mais que peut-il y faire, face à sa patronne ? « Je lui ai dit qu’à sa place, je n’aurais pas accepté », s’énerve Eric Tapsoba pour qui, « les gens ne veulent pas travailler, ils courent derrière leurs intérêts ». Vu le comportement de cette dame, M. Tapsoba dit être désormais persuadé que la morale n’agonise plus au Burkina Faso, elle est, de son point de vue, morte depuis longtemps.
Au cours de l’année 2019, plusieurs ministères ont tenu au moins un de leur Conseil d’administration du secteur ministériel (CASEM) à Koudougou ou dans d’autres villes, hormis la capitale. Le hic, soutient Kuiliga Stéphane Kaboré, président du comité régional de lutte anti-corruption (REN-LAC) du Centre-Ouest, c’est que généralement, tous les participants viennent de Ouagadougou. «Ils sont dispersés dans la ville et si l’atelier se déroule dans un hôtel donné, les chauffeurs sont obligés chaque matin de faire le tour des auberges pour les ramasser et dès qu’ils finissent les travaux, ils doivent à nouveau les déposer», martèle-t-il.
M. Kaboré doute de la volonté réelle des autorités actuelles à éradiquer la mal gouvernance. « C’est très inquiétant si pour des raisons de per diem, des ministres se déplacent pour présider des CASEM à Koudougou », déplore-t-il. Pour lui, ces délocalisations d’ateliers apparaissent comme un gaspillage des ressources de l’Etat parce qu’elles n’apportent pas une valeur ajoutée aux activités concernées.

Un nom sur deux ordres de mission

A en croire le président régional du REN-LAC, des cas de mauvaise gouvernance sont récurrents. Pour preuve, une haute autorité du ministère de l’Economie et des Finances a ouvert un atelier à Koudougou, avant de continuer le lendemain à Kaya pour présider un autre. Ce responsable de l’administration publique, se convainc M. Kaboré, sera doublement pris en charge tout le temps que durera chacun de ces deux ateliers, parce que son nom figure dans les deux ordres de mission. Au niveau régional également, ces mêmes tares de l’administration publique burkinabè se laissent aisément découvrir. En effet, le responsable du REN-LAC évoque le cas d’agents de la Direction régionale de l’éducation et de la promotion des langues nationales (DREPLN) qui se sont déportés à Réo pour effectuer de simples affectations. « Ils avaient du mal à trouver une salle adaptée pour leur réunion », dit-il. De même, poursuit-il, des agents de la DPEPLN du Sanguié se sont retrouvés, eux aussi, à Koudougou en vue de former leurs responsables de service, chose qu’ils avaient l’habitude de faire sur place. Des propos corroborés par Koffi Jean Frédéric Ramdé, responsable syndical, qui explique comment les choses se passent. « Au fond, il n’y a rien, puisque Koudougou-Réo, c’est seulement 15 km qui les séparent. Mais, le changement de province donne droit à des per diem », constate-t-il. Des agents du ministère en charge de la communication ont élaboré leur manuel de procédures à Koudougou. C’était du 4 au 13 novembre 2019, à la suite d’un atelier. Au cours de la même période, ceux du ministère de l’Agriculture prenaient part à un séminaire dans la même ville. Quid des agents du ministère de l’Education et ceux de l’Economie qui se rendent régulièrement dans la troisième ville du Burkina pour les multiples séminaires qu’ils organisent? Pour M. Ramdé, en termes de proportions, le nombre de séminaires et d’ateliers au niveau du MENAPL est beaucoup plus élevé que les autres ministères. « Du début à la fin de l’année, je ne pense pas qu’il se passe un mois sans que le ministère en charge de l’éducation ne vienne à Koudougou pour au moins un atelier ; il y a des moments où on peut trouver trois ou quatre ateliers du même ministère à Koudougou », avoue-t-il.
Le dernier trimestre de l’année est considéré comme une période cruciale pour les ministères et institutions. De ce fait, la plupart des activités sont délocalisées dans cette ville, qui pour un séminaire de réflexion, qui pour une formation, qui pour d’autres rencontres dont la pertinence des thématiques reste très souvent à prouver. « J’ai eu l’occasion de voir certains contenus d’ateliers, et je vous assure que même étant sur place, on pouvait les traiter sans rassembler un certain nombre d’acteurs, a fortiori les déplacer à une centaine de kilomètres pour recueillir leurs avis », croit savoir Koffi Jean Frédéric Ramdé. C’est vrai que les textes permettent de vous déplacer, mais, dénonce-t-il, il faut souvent voir le côté moral de la chose. Le budget de l’Etat, rappelle-t-il, n’est pas de l’argent qu’il faut dilapider. Si on n’arrive pas à tout dépenser, conseille M. Ramdé, il faut reverser le restant au trésor public. D’ailleurs, la délocalisation des ateliers, souligne-t-il, est, en réalité, difficilement justifiable. Pour lui, la «recherche d’un cadre propice au travail et à la réflexion» évoquée par les uns et les autres ne tient pas la route. « Même s’il y a d’autres raisons, je ne pense pas qu’elles puissent surclasser celle du partage des per diem », peste Stéphane Kaboré. « On réfléchit mieux à Koudougou », ironise un journaliste de la région qui indique, en sus, que ces ateliers leur permettent néanmoins d’avoir de quoi s’occuper. Qu’à cela ne tienne, la plupart des autorités, aux dires M. Kaboré, ne participent qu’à l’ouverture et la clôture des travaux. Pour nos interlocuteurs, ces ateliers et séminaires organisés à coup de millions FCFA peuvent cependant servir à autre chose.
« Ces quantités d’argent qui vont dans les poches des individus peuvent être utilisées pour financer des projets afin d’améliorer la santé de notre économie », renchérit Kuiliga Stéphane Kaboré.
Au final, une question brûle les lèvres dans la « Cité du Cavalier rouge » : « Que font les fonctionnaires dans les services ? ».

Les uns friment, les autres triment

La mauvaise gestion des avantages est souvent source de tension entre des responsables de l’administration et leurs agents. Pendant que les uns friment à travers colloques, séminaires ou ateliers bien rémunérés, les autres triment pour joindre les deux bouts. Eric Tapsoba qui a piloté un projet du ministère de la Santé au compte de la région du Centre-Ouest, avoue qu’il a perdu tout sens du sacrifice ou de conscience professionnelle. « Il m’est arrivé de remettre à des agents ma moto et celle de ma femme pour des activités sur le terrain. Car, ils ont refusé d’utiliser leurs propres engins pour travailler. Et je n’ai reçu aucune compensation financière de la part de ma hiérarchie», se souvient-il, amer. Dans le cadre de ce projet, relate-t-il, il a obtenu une semaine de formation avec des agents de santé. En tant que formateur, indique M. Tapsoba, il n’a bénéficié que de 30 000 FCFA. Par contre, se désole-t-il, ses responsables restés dans le confort douillet de leur bureau ont touché six (6) à dix (10) fois plus que lui. Il cite le directeur régional de la santé qui a perçu 200 000 FCFA, les participants venus de Ouagadougou qui ont empoché chacun 300 000 FCFA et 100 000 FCFA pour le Médecin-chef de district (MCD). « Je détiens toujours les preuves par devers moi», affirme-t-il, tout en précisant que son nom ne figurait pas dans les rapports. «Ceux à qui ces documents étaient destinés n’étaient donc pas au courant de moi », s’étonne-t-il encore.

Ces ateliers juteux, source d’injustice

Comme ils sont réguliers à Koudougou, certains responsables ont jugé bon de ne plus dormir à l’hôtel. Ainsi, ils ont fini par louer des maisons pour se loger. Eric Tapsoba en connait quelques-uns. « Il y en a qui ont meublé leurs villas avec tout le confort qu’il faut à Koudougou à cause des séminaires », relève-t-il.
En somme, ces pratiques créent un sentiment de frustration chez les fonctionnaires locaux ou du moins chez ceux qui n’ont pas la chance de participer à ces séminaires «juteux».  Cela contribue grandement, foi de M. Tapsoba, à démotiver certains agents. «Nous nous privons de notre sommeil pour le travail et en fin de compte, nous nous retrouvons les poches vides», marmonne-t-il. Stéphane Kaboré du REN-LAC plaide pour la réparation de cette «injustice». Selon lui, si l’exemple est donné au sommet de l’Etat, il serait inutile de faire des spots publicitaires pour demander aux gens d’être civiques, de respecter la loi, d’être des travailleurs et de bien accomplir leurs tâches. Par ailleurs, ces séminaires délocalisés ne sont pas perçus d’un mauvais œil par certains opérateurs économiques de la région. Les prestataires de service, par exemple, s’en tirent à bon compte. François Yaméogo, président régional de l’Association des professionnels de la restauration et de l’hôtellerie du Burkina (APRHB) estime, pour sa part, qu’il ne faut pas stigmatiser Koudougou à cause de ces séminaires. Au contraire, il pense qu’ils doivent se multiplier pour permettre à la ville de se développer. Même le Premier ministre Christophe Joseph Marie Dabiré, fait-il remarquer, s’oppose à la délocalisation de ces séminaires coûteux.
A ce sujet, M. Yaméogo se veut on ne peut plus formel : « Nous sommes aussi des Burkinabè…L’autorité doit se mettre au-dessus de la mêlée et laisser les acteurs du secteur privé gérer leurs problèmes ». Après la célébration de la fête de l’indépendance en 2012 à Koudougou, le secteur de l’hôtellerie a connu un boom. De 22 structures hôtelières à cette époque, la ville en compte 65 actuellement, déclare M. Yaméogo. « Mon souhait est que la région du Centre-Ouest soit le centre de gravité des séminaires au Burkina, comme l’est Montpellier en France », soupire-t-il. Du reste, nos interlocuteurs sont unanimes à reconnaître que sans une rationalisation des dépenses publiques, il sera difficile à l’Etat burkinabè de gagner la bataille du développement économique et social tant recherché par tous. D’où la nécessité, selon eux, d’instaurer une bonne gouvernance dans la gestion des fonds publics.

Ouamtinga Michel ILBOUDO
Omichel20@gmail.com

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Un terreau fertile à la corruption
Des véhicules « fond rouge » défilent à la direction régionale de la police du Centre-Ouest où des chauffeurs s’affairent pour viser leurs ordres de mission. Le constat est que par exemple, des ordres de mission ont pu être visés avant la fin de ladite mission. En plus de cela, aucune rigueur dans le contrôle des identités de ceux qui effectuent la mission. A cette allure, même les fausses missions passent comme une lettre à la poste. Le REN-LAC avait déjà dénoncé la corruption rampante dans la signature des ordres de mission groupés. Au niveau des pause-café et pause-déjeuner, certains organisateurs s’en lèchent les babines. « Qu’est-ce qu’ils font ? Ils vous donnent les marchés et réclament ensuite leur part. S’ils ont une pause-café ou pause-déjeuner à 5000 FCFA le plat, une fois à Koudougou ils le négocient à 3500 FCFA, puis ils empochent le reste (1500 FCFA) », explique François Yaméogo. A la question de savoir pourquoi ils ne sont pas inquiétés en s’adonnant à de telles pratiques, il réplique: « Si vous dénoncez quelqu’un, vous n’aurez plus de marchés ».

O.M.I