Filière lait : les cinq plaies d’un secteur porteur

Les acteurs de la filière lait local font face à de multiples contraintes telles que la concurrence du lait importé, l’inaccessibilité aux équipements modernes, aux financements, la démarche qualité et aux pathologies bovines. Constat dans des fermes et unités de transformation laitière à Ouagadougou, Ouahigouya, Saaba et Dori, à travers ce dossier consacré à une filière porteuse.

Il est 17 heures 15 minutes à Zagtouli, dans la banlieue ouest de Ouagadougou en ce mois de décembre 2019. Le soleil s’incline vers le coucher. Le froid de l’hiver sahélien se fait déjà sentir. Nous sommes à la ferme laitière « Kiswendsida et frères », vaste de six hectares dont quatre réservés à la culture fourragère. A l’entrée de la ferme, devant une maisonnette d’environ 8 m2, attendent deux dames venues de Sondogo. Il s’agit de Téné Soulama, ex-opératrice de saisie au Centre national de lutte contre le paludisme et de sa camarade, venues acheter quatre litres de lait frais. Chaque week-end, dame Soulama vient s’approvisionner en lait pour la consommation familiale. A l’intérieur de la ferme, une vingtaine de vaches forcent l’admiration par leurs formes robustes. Il s’agit de bêtes exotiques obtenues par insémination artificielle.

On y trouve des races d’origine française et brésilienne comme les holstein, montbéliards, brunes des Alpes. Certaines sont immobilisées pour la traite du soir. Un appareil à double réservoir transparent, raccordé aux mamelles de deux vaches, capte notre attention. Alimentée par le courant électrique, la trayeuse «pompe» ainsi simultanément le lait des deux bêtes, sous la supervision de deux employés. Cette machine peut traire 20 à 30 vaches, l’équivalent de la traite manuelle de 5 à 10 personnes, explique le premier responsable de la ferme, Nour Al Ayat Ouédraogo, par ailleurs président de l’Interprofession lait du Burkina (IPROLAIT). Après plusieurs formations et un stage aux USA en 2009, M. Ouédraogo s’est spécialisé dans l’insémination artificielle des vaches. Sa ferme de 40 vaches métissées a une production journalière moyenne de 250 litres de lait.

La fièvre aphteuse, la ravageuse

Cette apparence d’une ferme moderne impressionnante cache mal les contraintes que vivent les acteurs de la filière lait local. El hadj Hamado Bougoumpiga est un ex-comptable d’une société minière, reconverti à l’élevage laitier. Sa ferme, « Agro B.H », est située dans le village de Koala à 40 km de Ouagadougou, à la sortie est, dans la commune rurale de Saaba. M. Bougoumpiga vit les travers de la production laitière. L’an passé, la fièvre aphteuse a décimé une vingtaine de ses vaches exotiques, des holstein et des brunes. Il lui reste actuellement 30 têtes. La fièvre aphteuse est une maladie animale qui fait ravage lorsqu’elle apparait dans une ferme. Elle entraine la mort des veaux, des vaches et l’avortement de celles en gestation. Elle réduit la production laitière de moitié, explique le président d’IPROLAIT. « Avec cette pathologie, ma production est passée de 100 litres par jour à 40-45 litres. Ce rendement ne couvre pas les charges de la ferme », souligne celui qui est venu à l’élevage laitier pour trois raisons. La passion pour ce métier, le souci de laisser un héritage à sa progéniture et d’être un modèle pour la jeune génération. Aujourd’hui, M. Bougoumpiga, comme nombre de producteurs laitiers, a le regard tourné vers le ministère des Ressources animales et halieutiques (MRAH) qui a commandé des vaccins pour prévenir la fameuse fièvre aphteuse.

Selon le président de l’Interprofession, les vaccins devraient arriver avant la fin de l’année 2019. De l’avis des acteurs, au-delà de la santé animale, la filière lait local souffre de plusieurs maux, plus ou moins structurels. Et l’accès aux financements n’est pas le moindre. Lorsque les éleveurs laitiers s’adressent aux institutions financières pour des prêts, ce sont des crédits d’un ou deux ans qu’on leur propose. Alors qu’une ferme laitière a besoin d’un investissement continu d’au moins cinq ans pour commencer à être rentable, argumente Nour Al Ayat Ouédraogo. A cette inadaptation de la durée des prêts, se greffe l’insuffisance des crédits proposés. « Les banques donnent 5 à 10 millions FCFA, à ceux qui ont la chance d’en avoir », déplore celui qui a démissionné de SOMITA en fin mars 2016, pour se consacrer à sa ferme. Ces montants sont insuffisants pour supporter les investissements coûteux que demande l’élevage laitier. « Pour construire une bonne étable, il faut au minimum 40 millions FCFA », précise le patron de « Agro B.H », le regard tourné vers son enclos qu’il trouve inapproprié pour ses bêtes exotiques.

Des technologies inaccessibles

Que dire du fardeau de l’accès aux technologies de production et de transformation, qui ont le triple inconvénient d’être « excessivement chères », « surtaxées » et indisponibles sur le marché national. Les technologies de productions comme la botteleuse, l’ensileuse, la trayeuse, etc. et de transformation telles le pasteurisateur, la conditionneuse ne sont pas à la portée de tous. M. Ouédraogo a acquis sa trayeuse à 1,8 million FCFA TTC, alors qu’elle coûte 950 mille FCFA en hors taxes. M. Bougoumpiga dit avoir déboursé plus de trois millions FCFA de frais de douane et de transit pour l’acquisition de son tracteur pour la culture fourragère d’une valeur d’environ 30 millions FCFA.

« Un bon pasteurisateur pour la transformation coûte au moins 4,5 millions FCFA », renchérit, la promotrice de « Fromagerie Gariko », Korotoumou Gariko, du haut de ses 20 ans de transformatrice du lait local. Le responsable de « Agro B.H » s’insurge contre une conception réductrice de la mécanisation de la filière. « Quand on parle de technologie de production, les gens pensent qu’on a besoin de charrettes et de charrues à traction asine. Personne ne pense à une véritable mécanisation », s’enflamme-t-il, au milieu des odeurs des excréments de son cheptel auquel il semble attaché. « Ces insalubrités et ces odeurs nauséabondes vous dérangent peut-être, mais pour moi, faire deux jours loin de ma ferme me rend malade », confie-t-il, bien que les projections comptables du départ ne soient pas encore au rendez-vous, 12 ans après. La pression foncière rend également indisponible l’espace nécessaire à la production laitière.

Avec les sociétés immobilières, il est de plus en plus difficile de faire de l’élevage laitier dans la zone périurbaine de Ouagadougou. Al Ayat Ouédraogo ne peut plus augmenter le nombre de ses vaches laitières compte tenu de l’insuffisance de terrain. Selon l’ingénieur d’élevage et directeur des productions animales au MRAH, Léon Badiara, le ratio standard en matière d’élevage laitier est d’une vache par hectare. L’espace permet de pratiquer la culture fourragère afin de faire face aux charges d’alimentation du bétail, qui représentent 60% des coûts de production. « Au Brésil par exemple, les éleveurs ont des domaines de mille hectares. Ici, si une personne veut acquérir 10 hectares, on crie à l’accaparement des terres. Nous avons une vision étriquée du développement », déplore-t-il. La contrainte foncière s’est aggravée au Nord et au Sahel du fait de l’insécurité. Les producteurs y ont des problèmes d’espace et de mobilité.

L’équation de la ressource humaine

La stratégie consistant en saison sèche à envoyer le gros du troupeau en transhumance et garder sur place une petite partie, facile à alimenter, pour la production laitière ne prospère plus. « Aujourd’hui, tout le troupeau est confiné dans un espace restreint où il manque de fourrages », explique le producteur et transformateur laitier de Ouahigouya, Adama Ibrahim Diallo, par ailleurs président de l’Union nationale des mini-laiteries et des producteurs du lait local du Burkina (UMPL/B) et premier responsable de la mini-laiterie Kossam Yadéga. Pour remédier au renchérissement des coûts des aliments par les commerçants, le MRAH a négocié avec la SN Citec pour un achat direct des tourteaux par les éleveurs. Un palliatif qui semble grippé, puisque la société conditionne la vente de ses tourteaux à un enlèvement d’huile. Les indicateurs ne sont pas aussi tous au vert sur le plan de la ressource humaine. Pour certaines pathologies et en matière génétique, il est indispensable d’avoir des spécialistes. Alors que, de l’avis du président d’IPROLAIT, son ministère de tutelle dispose moins de trois experts dans le domaine de la santé reproductive animale.

Ce que le MRAH avoue à demi-mot. « Certains de nos agents ne maîtrisent pas les techniques d’insémination artificielle », reconnaît le directeur des productions animales. Les éleveurs ne maîtrisent pas aussi les techniques de culture fourragère, d’hygiène, d’alimentation des animaux, etc. La question des compétences techniques est profonde. « Pour mieux penser la politique de l’élevage et la défendre à l’international, il faut des cadres. Pourtant, le recrutement des docteurs vétérinaires et des ingénieurs d’élevage ne suit pas », constate-il. Pire, sur le peu de cadres existant, en 2020 et 2021, le MRAH va perdre 300 qui iront à la retraite, confie M. Badiara, membre du contingent. Toujours sous le registre de la ressource humaine, les fermiers souffrent du manque de main d’œuvre du fait de l’orpaillage. En septembre 2019, quatre des cinq employés de « Agro B.H » sont partis dans les sites d’or maliens et ivoiriens, laissant le prometteur dans une situation inconfortable. « On n’a pas de main d’œuvre, on n’a pas accès aux technologiques », s’alarme celui qui a abandonné le confort salarial des mines pour sa passion.

Ce qui « tue » la filière

Au-delà de toutes ces contraintes, la concurrence déloyale du lait importé (en poudre, concentré, etc.) semble être le principal frein au développement de la filière lait local. A l’unisson, transformateurs, producteurs et ministère de tutelle la dénoncent avec la « dernière énergie ». Mais pas sans discernement. « Nous ne sommes pas contre l’importation du lait de qualité. Ce que nous décrions, c’est l’entrée massive dans notre pays des produits laitiers de très mauvaise qualité qui tuent la filière lait local et posent un problème de santé publique », s’indigne Adama Ibrahim Diallo. On ne peut pas payer le litre du lait local à 350 ou 400 F, le transformer et s’en sortir face à celui qui utilise du lait reconstitué dont le litre revient à 200F, se désole le président de l’Interprofession.

« Surtout face à des consommateurs qui, en majorité, ne sont pas très regardants sur le rapport prix/qualité », renchérit le fermier-comptable. Face à cette « concurrence déloyale », le MRAH n’est pas moins outré que les producteurs et transformateurs. Mieux, il apporte ses éclairages sur la mauvaise qualité du lait importé. « En réalité, c’est du lait caillé séché, mélangé avec la farine de soja, de blé ou l’orge. On y ajoute l’huile de palme. Cela donne une petite odeur de lait, ce sont plutôt des produits lactés ; puisqu’on a enlevé la matière grasse », explique l’ingénieur Badiara. Plus grave, poursuit-il, du lait où c’est écrit « for dog » (pour chien) est transformé et mis en consommation pour les populations. Ce qui afflige davantage les acteurs, c’est lorsque des produits laitiers transformés à partir du lait en poudre sont étiquetés « lait frais de vache ». Cette situation du lait importé, le chef de service lait au MRAH, Dr Mariétou Sissao, l’attribue aux Accords de partenariats économiques (APE) qui font qu’on taxe le lait importé à 5-10%. Les acteurs veulent que cette taxe passe à 20-30% pour permettre au lait local d’être compétitif. En attendant, le président de la Ligue des consommateurs du Burkina, Dasmané Traoré, invite l’UMPL/B à démasquer les auteurs de ces pratiques commerciales déloyales. Les transformateurs ont déjà concocté une réponse à la tricherie : la marque « Fairefaso ». En phase d’expérimentation dans quatre laiteries, la trouvaille consiste à apposer la marque « Fairefaso » sur les produits faits à base du lait local.

L’obtention de ce label est soumise au respect strict d’un cahier des charges. Face aux différentes préoccupations, le MRAH semble limité par les ressources budgétaires « dérisoires » qui lui sont allouées pour accompagner cette filière porteuse à multiple impact. Investir dans le lait local, c’est soutenir indirectement, les filières viande et bétail, cuirs et peaux, la productivité agricole à travers la fourniture de la fumure organique. En somme, le sous-secteur lait local est un maillon essentiel pour un développement intégré, arguent ses défenseurs.

 Mahamadi SEBOGO
windmad76@gmail.com