Balufu Bakupa-Kanyinda, cinéaste congolais : «  Le Mausolée Thomas-Sankara est un lieu d’éducation à la citoyenneté et au panafricanisme »

Le cinéaste congolais, Balufu Bakupa-Kanyinda : « le capitaine Thomas Sankara a mis le Burkina Faso sur l’orbite du monde ».

Ecrivain, poète, cinéaste, Balufu Bakupu-Kanyinda, est l’actuel directeur général du Centre culturel et artistique pour les pays d’Afrique centrale (CCAPAC). Originaire de la République démocratique du Congo, il a réalisé le premier film documentaire sur le père de la Révolution burkinabè, le capitaine Thomas Sankara. En séjour au Burkina Faso dans le cadre de l’inauguration du mausolée, il a accordé une interview au quotidien Sidwaya.

Sidwaya (S) : Qu’est ce qui justifie votre présence au Burkina Faso ?

Balufa Bakupa-Kanyinda (BBK) : Je voudrais tout d’abord remercier le peuple burkinabè pour l’accueil et aussi le quotidien Sidwaya pour l’opportunité. Pour revenir à votre question, il faut dire que j’ai reçu une invitation pour participer à l’inauguration du Mémorial Thomas Sankara, dont je suis l’un des membres fondateurs. Je tiens à préciser aussi que je suis l’auteur du premier film documentaire sur Thomas Sankara. La réalisation du film a commencé en 1989 et a été présenté au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO) de 1993.

Il était évident que l’on fasse ce travail pour garder vivante la mémoire de Thomas Sankara au moment où, au Burkina, personne ne pouvait même prononcer son nom. Je pense aussi que le film a servi à ce que la diaspora africaine puisse continuer à parler de lui. Le film a beaucoup voyagé. Après, il y a eu une chape de plomb. Après l’insuraction de 2014, la Radiodiffusion télévision du Burkina (RTB) l’a diffusé.

S : Parlant de ce film, d’où est venue l’inspiration ?

BBK : Rire…Il faut d’abord un déclic, une raison de faire. Nous sommes en 1987, Sankara vient d’être lâchement assassiné par ceux qu’il croyait être ses camarades, mais qui n’étaient que des suppôts de l’impérialisme. Et l’Afrique est divisée. L’Afrique cinématographique est divisée. Vous savez, jusqu’à aujourd’hui, il y a des aînés cinéastes qui n’ont plus jamais mis les pieds à Ouagadougou. Sankara était tellement humain, il avait un charisme. Il ne regardait personne de haut. Quand vous étiez en face de lui, vous vous sentiez comme si vous étiez son ami depuis longtemps. Et Sankara avait créé autour de lui beaucoup de sympathie et d’adhésion à l’idée révolutionnaire. Son assassinat a été un drame terrible, une tragédie pour beaucoup. A l’époque, je vivais entre la France et l’Angleterre, donc un pied chez les francophones et l’autre pied chez les anglophones. J’assistais à des débats interminables. Fallait-il boycotter le FESPACO ? Ou fallait-il y aller ? Finalement nous y sommes venus comme d’habitude. De l’aéroport, nous nous sommes rendus à l’hôtel Indépendance, notre quartier général. Après nous avons décidé d’aller saluer la mémoire de Sankara. On ne savait pas où il était enterré. Au nombre de six, nous avons été conduits au quartier Dagnoën où l’enterrement s’est passé. J’étais le seul francophone de la bande.

Il était 5h du matin, la lumière cendrée, bleue, grise, du Sahel était particulière. Ce qui m’a frappé le plus en sortant du taxi, c’était le cri du corbeau et du vautour. En levant mes yeux, je vois un grand baobab qui élève ses branches vers le ciel comme une imploration. Autour de l’arbre, il y avait des détritus, une sorte de poubelle. On s’est regardé, puis on a vu des amas de béton. Nous nous sommes approchés des tombes du capitaine et ses compagnons. Chacun lui a adressé ce qu’il avait sur le cœur. Nous avons dit que nous étions là pour qu’il ne soit pas oublié. Vous retrouverez cette phrase dans mon film, que la mémoire soit notre anneau de fer, notre alliance. De retour à l’hôtel, nous avons décidé de réaliser un film. Je me suis proposé de le faire. J’ai été outillé sur des questions de mémoire, sur lesquelles j’ai travaillé depuis longtemps. C’est un film poétique. C’est un film qui n’interroge pas l’histoire politique du Burkina. C’est un film qui parle d’un homme que j’aime, d’un homme que nous devons aimer. On ne peut pas parler de Sankara sans parler de ce qui se passe dans les Etats du Sahel.

S : Nous vous savons alors « Sankariste », dites-nous ce que ce nom représente vous ?

BBK : Si je suis au Burkina aujourd’hui, c’est parce que Patrice Lumumba l’a voulu ainsi. Je travaille sur lui depuis 1980. Pour Thomas Sankara, au départ, quand il accédait au pouvoir, c’était un militaire. Après, nous nous sommes rendus compte qu’il était un homme particulier. Quand il arrivait, l’Afrique était sombre, profondément néocoloniale avec des dirigeants qui refusent toute idée de s’affranchir. C’était l’Afrique de Mobutu Sese Seko, de Félix Houphouët-Boigny, Jean-Bedel Bokassa… Mais l’arrivée de Sankara a apporté une fraîcheur. En effet, il apporte la certitude que les combats de Patrice Lumumba, de Kwame Nkrumah, de Steve Biko, de Robert Sobukwe, de Amílcar Cabral n’étaient pas finis. Il fallait continuer le combat. Il était comme un éclair d’espoir. Et vous savez, en quatre ans, je ne sais pas s’il y a eu un président africain qui pouvait se permettre de se comparer à lui. Il a changé le nom de son pays. La Haute Volta est devenue le Burkina Faso. C’est devenu un pays respecté. Il est passé d’un pays où l’on parlait de famine à celui où les populations pouvaient avoir au minimum deux repas par jour. Des problèmes de santé ont été résolus. Il a mis le Burkina Faso sur l’orbite du monde. Je pense que ça ne pouvait pas plaire aux impérialistes et leurs valets locaux. Malheureuse- ment, Sankara a été assassiné le 15 octobre 1987. Pour nous les cinéastes engagés, c’était vraiment triste. Le ciel était sombre. Mais quelquefois, quand le ciel est sombre, il faut toujours penser que le temps gris n’est pas la fin du temps. Donc en 1989, nous avons décidé de faire le film. Sankara, c’est le Lumumba de ma génération. Nous l’avons vu à l’œuvre. Il était impératif que sa mémoire soit gardée quelque part.

S : Un mausolée a été érigé pour le capitaine Thomas Sankara et ses 12 compagnons. Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?

BBK : Pour moi, il s’agit d’un mémorial. Le mémorial n’est pas qu’un mausolée, un cimetière. C’est un lieu de transformation des mentalités, de rencontre, d’éducation à la citoyenneté et au panafricanisme. C’est un lieu de conversation avec notre jeunesse. C’est un lieu d’affirmation et de confirmation qu’un homme est, et qu’il a une œuvre qui doit être achevée. C’est ce que fait le capitaine Ibrahim Traoré. Il est debout, contre vents et marées. Il est un peu l’incarnation de Sankara. Le mausolée, le bâtiment, qui est physique, représente l’achèvement de son œuvre. Enfin, Thomas Sankara et ses douze compagnons ont une sépulture digne de leurs noms. C’est important dans notre cosmogonie, dans notre relation ancestrale. C’est la relation la plus importante que l’on a spi
rituellement, de donner à chacun une sépulture digne de son nom. Le Burkina vient de l’accomplir.

Je tenais à préciser également que j’ai une chance particulière. De 2020 jusqu’en 2022, j’ai géré, organisé et dirigé le rapatriement jusqu’à l’inhumation des restes de Patrice Lumumba, qui était captif en Belgique depuis son assassinat en 1961. Il restait une dent. Nous sommes des Africains et une partie du corps est un tout. Sous la direction du Président Félix Tshisekedi, nous lui avons donné une sépulture. Nous sommes un peuple de la justice. Chacun doit trouver sa place. Sankara et ses compagnons ont trouvé leur place. Hier au mausolée, je le sentais. Je le voyais avec son petit sourire de révolutionnaire, en disant, « oser inventer l’avenir ». Cet endroit est un puits de lumière accompli par le capitaine Ibrahim Traoré. Il a fixé un nouveau point de départ pour la Nation burkinabè. Il a fixé un nouveau point de départ pour le panafricanisme. Maintenant, nous pouvons relier les mémoriaux de Nkrumah, de Lumumba, de Sankara et les autres. Nous pouvons avancer car les devoirs ancestraux ont été accomplis.

S : Vous avez été décoré par les autorités du Burkina Faso. Comment appréciez-vous cette distinction?

BBK : Je suis très ravi. C’est la reconnaissance du travail bien fait. Vous savez, quand j’ai fait le film sur Thomas Sankara, j’ai été censuré. Les portes se sont fermées. On m’a dit que je ne ferais jamais un film avec l’argent de telles institutions comme la francophonie et les autres. J’ai été presque banni. J’ai créé aussi le prix Thomas Sankara, qui a été officialisé et nationalisé par le FESPACO. Je l’ai créé et soutenu de 2015 à 2023. Il est devenu un prix officiel du FESPACO. C’est une reconnaissance importante de mon travail pour Sankara et sur la mémoire africaine. En fait, le film réalisé, aucun Burkinabè ne pouvait le faire. Pas par manque de désir ou de talent. Parce que sa vie allait être plus en danger que moi. A la limite, moi qui suis congolais, j’ai eu beaucoup de difficultés. Mais peut-être un Burkinabè aurait perdu sa vie à l’époque. J’ai fait mon devoir. Ce n’est pas un film de résistance. C’est un film de devoir. C’est un devoir bien accompli. Et c’est ce devoir-là aussi qui est récompensé.

S : quel message avez-vous à lancer à l’endroit du peuple burkinabè ?

BBK : Ensemble, osons inventer l’avenir en refusant tout dictat, comme dirait lui-même, Thomas Sankara et de ne plus croire à l’aide. Sankara disait : « nous avons besoin de l’aide qui nous aide à nous passer de
l’aide ». Nous devons croire en nous-mêmes. Les Burkinabè constituent un peuple fier, un peuple travailleur. C’est un peuple qui sait se nourrir. C’est un peuple qui sait se mettre debout. C’est ce peuple-là que le monde respecte. C’est le peuple d’Ibrahim Traoré. C’est le peuple de Thomas Sankara.

Interview réalisée par Oumarou RABO

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