Elèves déplacées internes : cette corvée qui brise les espoirs d’éducation

La crise sécuritaire au Burkina a occasionné un déplacement massif des populations vers les grandes agglomérations comme Ouagadougou, la capitale, avec à la clé la déscolarisation de milliers de jeunes filles. Privées d’écoles, loin des classes, les espoirs brisés, elles sont obligées de travailler pour survivre et deviennent une source d’exploitation…

Fatimata Tapsoba a quitté l’école pour se retrouver dans ce marché en train de vendre des légumes.

Pazani, quartier périphérique au nord de Ouagadougou. Le muezzin du quartier vient de finir l’appel à la prière de l’aube. A un jet de pierre de la bicoque familiale, Fatimata Tapsoba est couchée à même le sol. L’appel à la prière l’a fait tressaillir de son sommeil. Elle quitte précipitamment sa couchette, une natte trouée par endroits. Soixante longues minutes sont passées, après son réveil. Ses paupières sont encore lourdes. La lumière du soleil devient petit à petit éclatante. Ce vendredi 13 novembre 2020, c’est jour de classe sur toute l’étendue du territoire communal. Mais cette journée est sans particularité, à la limite anonyme pour Fatimata.

Il faut rapidement quitter le domicile familial. Contrairement à de nombreuses jeunes filles de son âge de Pazani, elle ne prend pas la direction de l’école. Sa destination : le marché de Pazani. A chaque lever du jour, elle doit troquer la force de ses petits biceps pour garantir sa pitance. Employée depuis deux ans, chez madame Sawadogo, ses journées se résument à vendre des légumes sur la voie poussiéreuse, dans un hangar de fortune. Elève en classe de 6e au collège Sereksouma A de Silgadji, l’attaque de son école en 2018, avec à la clé, la destruction et l’incendie des salles de classe, l’ont contrainte à s’exiler dans la capitale. Depuis son exode à Ouagadougou, le cursus scolaire de Fatimata s’est achevé prématurément. Inscrite au lycée humanitaire de Marcoussis, son géniteur n’a pu s’acquitter de ses frais de scolarité de 40 000 F CFA. Expulsée, l’adolescente de 15 ans a abandonné les cours avec pour unique diplôme un « petit CEP ». Fatimata doit désormais se battre pour « sauver » sa famille que la misère et la faim « tenaillent » au quotidien. Alors, elle sillonne les concessions pour monnayer ses services. C’est ainsi qu’elle finit par décrocher un « job » d’épicière.

Travailler au noir

Sa tenue scolaire est troquée désormais contre celle d’épicière. Ses jours au marché de Pazani se suivent et se ressemblent. Elle débute son « service » dès 6 heures pour l’achever à 22 heures. Pas de jour de repos. Tous ses efforts pour le modique salaire quotidien de 500 F CFA. Assise sous son hangar, les yeux rouges, le regard triste, Fatimata n’est pas contente de ses conditions de vie et de travail. Mais que faire ?
« C’est faute de moyens, sinon je devais me retrouver à l’école et non sous un hangar en train d’être exploitée », se lamente-t-elle. A cause de la crise sécuritaire, plusieurs jeunes filles élèves déplacées ont quitté les bancs pour investir les hangars, les domiciles…à la recherche d’un mieux-être. Même si elles sont payées en monnaie de singe, ces déscolarisées mineures sont obligées de travailler pour survivre. A défaut d’aller à l’école, Assèta Sawadogo se retrouve sur le banc d’un marché de Pazani. En sueur, l’air affolé, la gamine de 13 ans a du mal à tenir le gros tubercule d’igname qu’elle tente en vain d’éplucher. Comme Fatimata, son destin a chaviré depuis que son Silgadji dans le Sahel burkinabè est devenu une « terre de djihad ».

Les groupes armés qui font régulièrement incursion dans son village ne veulent plus entendre parler d’« école du Blanc ». Le chef de la famille Sawadogo est obligé de s’enfuir avec sa ribambelle d’enfants à Ouagadougou sans bagages, ni aucun kopeck. Réfugié à Pazani, dans un abri de fortune, une maisonnette, sans porte, il a du mal à assurer la pitance quotidienne de ses 8 enfants encore moins honorer leurs frais de scolarité. Les sœurs Assèta et Barkissa sont contraintes de mettre fin à leur cursus scolaire. Dans la zone non lotie de Pazani, elles sont aussi venues remplir les rangs des ex-écolières, « travailleuses pour survivre». Cette année scolaire encore, elles doivent regarder leurs camarades aller à la quête du savoir. Les multiples corvées, Assèta ne les supporte plus. Aide-ménagère, vendeuse, serveuse, agent de liaison, elle est la fillette à tout faire. « Voilà deux ans que je n’ai plus jamais remis les pieds dans une classe. Je passe mes journées sur cette voie à vendre de l’attiéké, des ignames frites, du poisson…C’est vraiment fatiguant », se lamente-t-elle. Même si elle ne supporte pas ses corvées quotidiennes, la gamine monnaie contre son gré, sa force physique pour contribuer à subvenir aux charges familiales. « Je n’ai pas le choix.

Après ma déscolarisation, mes parents m’ont demandé de me trouver un emploi pour m’occuper de la famille », raconte-t-elle. Bibata Sawadogo (16 ans) fait partie des élèves déplacées corvéables de Pazani. Sur un mauvais coup du destin, elle est aussi devenue la « machine à tout faire » des Ouédraogo. En deux ans d’exil, elle est passée de statut de lycéenne à celui d’aide-ménagère. Très triste, l’ex-élève de 5e tente difficilement de raconter son calvaire. Dans la cour familiale des Ouédraogo, au quartier Tampouy, chaque jour, c’est le même supplice.
« Dès l’aube, je commence à laver les habits sales. Je nettoie la cour, les chambres, les toilettes…Je cuisine pour la famille», témoigne-t-elle.

Les traitements inhumains, elle en a subit. Les frères Karim, Ousséni et Hassane n’hésitent pas souvent à lui infliger des sévices corporels. « Les trois enfants de ma patronne, des garçons me battent souvent devant leur mère s’ils reviennent de l’école et je n’ai pas encore fini de cuisiner », se morfond-elle. La recherche du gain l’oblige à rester pour au moins aider ses parents à assurer la pitance de 7 sœurs et frères qui ont trouvé refuge dans la zone non lotie de Pazani. Elle lâche :
« Pour le moment, je n’ai pas le choix que de rester à subir ces humiliations. Le salaire de 10 000 F CFA que je perçois est insignifiant. Mais, il aide beaucoup ma mère à assurer la nourriture et la famille à survivre ». En attendant que ses conditions de vie changent, elle préfère continuer de percevoir cette prime, symbole de nombreux jours de travail gratuit.

Lutter pour la survie

Malgré leur jeune âge, Fatima, Assèta, Bibata…ces « bannies » du système scolaire sont devenues les piliers de leur famille. L’école pour elles n’est qu’un vieux souvenir. Désormais, elles n’ont qu’un dénominateur commun : « lutter pour la survie de leur famille ». Comme des dizaines de jeunes filles déscolarisées, toute la famille compte sur leur « per diem » pour ne pas crever de faim et de soif dans la capitale où le statut de déplacés ne leur ait pas encore reconnu.
« L’Etat a déclaré que toute personne qui fuit les groupes terroristes pour s’installer dans la capitale, n’est pas considérée comme déplacée. Donc, elle n’a droit à aucune aide de sa part. Dans ce contexte, nous n’avons pas le choix que d’abandonner les cours pour travailler pour survivre », regrette Fatimata Tapsoba. Chaque nuit, Fatimata Tapsoba verse 500 F CFA, son salaire journalier à son géniteur.

« Mes parents ne travaillent pas. Je suis la seule qui a un boulot. Donc, il faut que je les aide à s’occuper de mes frères. C’est pourquoi, il prend mon salaire journalier pour nourrir mes 7 sœurs et frères», susurre l’ « élève-épicière ». Contre son gré et face à cette triste réalité, elle se dit être obligée de supporter les corvées quotidiennes. Safia Nana n’a plus la tête aux études depuis une année. Loin des salles de classe, sa mère l’a initiée au commerce d’oranges, de gâteaux et autres patates douces. Quotidiennement, elle sillonne les rues de l’arrondissement 9 de Ouagadougou pour écouler ses marchandises. Elle a plusieurs fois manifesté le désir de reprendre sa classe de CE1. Mais sa génitrice, Kadi Yaméogo, oppose toujours son niet. « Travailler, c’est très difficile. Je souhaite reprendre les cours, mais ma mère ne veut plus que j’aille à l’école.

Elle préfère que je poursuive le commerce », témoigne-t-elle. Un coup d’œil dans son cahier de recettes prouve que la fillette Safia est devenue « la vache à lait de sa génitrice ». Sa recette journalière varie entre 2 000 à plus de 5000 F CFA. Je suis payée 50 F CFA jour, souvent elle garde toute la recette », avoue la fillette. Rencontrée à son domicile, Kadi Yaméogo qui a à sa charge 7 bambins n’hésite pas à confirmer les aveux de sa fille. Elle ne souhaite plus que Safia retourne à l’école. « Je n’ai pas les moyens pour payer sa scolarité de plus de 50 000 F CFA. Même si je la re-scolarise, elle ne peut plus avancer dans ses études. C’est pourquoi, je lui apprends à faire le commerce », se défend Kadi Yaméogo. Interrogés sur l’exploitation de ces élèves vulnérables pour de modiques sommes d’argent, à l’exception de Kadi Yaméogo, les employeurs et certains parents n’ont pas lâché de mots. Mais, le seul mot qui revient sur les lèvres de leurs « bourreaux » : « on n’a pas le choix ».

« L’école n’est plus ma priorité »

Plusieurs élèves filles déplacées sont taillables et corvéables à souhait dans la capitale. Fatimata Tapsoba avoue qu’elle ne rêvait pas de cette vie de galère, de misère et de « travail forcé » que lui impose la crise sécuritaire. Pire, dit-elle, le « djihad est une arme de destruction massive » qui a plombé son éducation et son rêve de « réussir à l’école du Blanc ». Les parents démunis, elle est convaincue que les portes de l’école lui sont à jamais fermées. Désespérée, elle lâche : « L’école n’est plus ma priorité. Si pour assurer la pitance quotidienne, c’est un problème, payer ma scolarité devient un quadruple problème sans solution dans ces conditions ». Face à son triste sort, celle qui nourrissait le rêve de devenir institutrice pour « sauver » des milliers d’enfants des confins du pays de l’analphabétisme, a vite déchanté. Si travailler peut permettre de sauver les siens et de ne pas démander la charité, pour ses parents, estime-t-elle, l’école doit être un vieux rêve pour elle. Pleine de remords, elle confie : « Je nourrissais beaucoup d’espoir dans mes études…Si à mon âge, j’ai abandonné les cours faute de moyens, je me demande quel sera mon avenir dans ce monde avec beaucoup d’incertitudes ».

Assise devant son étal, Safia Sana fait partie de ces nombreuses jeunes filles dont les terroristes ont brisé les rêves d’une vie heureuse après le parcours scolaire. Elle estime que le travail au noir pour toucher une infime prime, moins du Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG), 32 000 F CFA, s’apparente à l’esclavage. Les yeux pleins de larmes, elle nous confie son vœu : « le retour de la paix dans son Silgadji natal pour qu’elle puisse retrouver un jour le chemin de l’école ». C’est triste lorsque ces ex- élèves sont dans des cours où il y a des élèves qui vont à l’école pendant qu’elles restent à la maison pour encore leur faire à manger.

En dehors du toit qu’elles bénéficient pour leur sécurité, elles ne sont pas bien traitées à cause de leur statut de déplacées à la recherche d’un minimum vital, déplore le secrétaire exécutif de l’Association nationale pour l’éducation et la réinsertion sociale des enfants à risque (ANERSER), François Zoundi. « Les femmes qui les emploient font un échange de travail contre riz et maison. Elles sont obligées de subir pour survivre. La situation des élèves déplacées a été signalée depuis. Des mesures devraient être prises pour leur suivi. Nous avons approché des organismes humanitaires en début 2020, qui ont rassuré que Ouagadougou n’est pas un site d’accueil et que si des actions se menaient en faveur de ces enfants, cela allait attirer de nombreux autres», s’indigne M. Zoundi. Il estime que l’Etat doit œuvrer pour épargner les enfants des durs labeurs pour ne pas violer leur droit à l’éducation. C’est pourquoi, insiste-t-il, les populations doivent dénoncer lorsque des enfants sont pris comme des esclaves dans des maisons.

La scolarisation à tout prix !

A la date du 10 novembre 2020, le Conseil national de secours d’urgence et de réhabilitation enregistrait 1 049 797 déplacés répartis dans 257 communes. Parmi eux, des milliers d’écolières. Ramenées celles de Ouagadougou dans les classes, est le combat de l’association Dewran. De son enquête-terrain du 19 au 20 octobre 2020, dans les quartiers périphériques de la capitale à savoir Yagma, Rayongo, Rimkiéta, Sakoula, Tanghin, Sandogo, Nioko II…305 enfants (187 garçons et 118 filles), en besoin de scolarisation ont été recensés. Parmi eux, les non-scolarisés sont essentiellement des filles avec un taux de 77%. En outre, plus de 80% de ces enfants n’ont pas d’extraits d’acte de naissance. Démunis, ils sont en quête de parrainage pour leur prise en charge en termes de fournitures scolaires et de scolarité du CP1 jusqu’au CM2.

« Lorsque, nous avons rencontré les structures administratives, en l’occurrence le MENA et l’Action sociale, cette dernière nous a dit qu’il n’y a pas de déplacés à Ouagadougou dans la politique du gouvernement », confie le président du bureau exécutif national de Dewran, Amadou Diallo. N’ayant pas le titre de déplacés, ils ne peuvent pas être pris en compte dans la décision du MENA qui demande que tous les enfants déplacés internes soient accueillis dans les écoles publiques. « Cela a contraint le MENA à ne pas aider les enfants à être scolarisés », déplore Amadou Diallo.

C’est ainsi que commence le combat de Dewran pour « sauver les bannis » du système scolaire de l’exploitation. Grâce au parrainage des personnes de bonne volonté, près de 200 enfants ont regagné le chemin de l’école, dit M. Diallo. Les frais de scolarité dans les écoles des zones cibles de l’enquête varient entre 38 000 et 70 000 F CFA. Si l’on ajoute les fournitures, Dewran estime la scolarité entre 90 000 à 100 000 F CFA. Le « travail forcé » des élèves déplacées est très déplorable et «certaines sont dans la rue et m’ont avoué ne plus vouloir aller à l’école. Mais, c’est avec les moyens du bord que nos actions pour leur scolarisation se sont limitées à Ouagadougou », affirme Amadou Diallo. Pour les sauver des griffes de l’exploitation, dit-il, leur ré-scolarisation doit être une question d’intérêt général, car si dans 5 ou 10 ans ces enfants qui errent dans la capitale ne sont pas instruits, « nous ne pourrons pas dormir en paix ». Donc, estime M. Diallo, il y a une urgence de sauver ces filles qui sont les plus vulnérables.

Abdel Aziz NABALOUM
emirathe@yahoo.fr

 

 

 

Laisser un commentaire