Dr Eric Soubeiga, capital-investisseur : « Les fonds d’investissement offrent plus d’options aux Etats pour financer le développement »

Dr Eric Soubeiga est gestionnaire de fonds de capital investissement à Johannesburg, en Afrique du Sud. Dans cette interview accordée à Sidwaya, le 21 juin 2024, à Abidjan, il revient, entre autres, sur le rôle des fonds de capital investissement comme sources alternatives de financement des économies africaines, les facteurs handicapant le développement du marché des fonds d’investissements en Afrique.

Sidwaya (S) : Qu’est-ce qu’un fonds de capital investissement ?

Eric Soubeiga (E.S.) : C’est une enveloppe financière qui est utilisée pour investir dans les entreprises du secteur privé, en espérant se faire une rentabilité économique. Le type de fonds que nous gérons est le capital investissement ou private equity dans le jargon anglo-saxon. Le capital investissement consiste à prendre des parts dans le capital d’une entreprise privée. En d’autres termes, on met de l’argent dans l’entreprise pour financer sa croissance.

En échange, on reçoit des actions, et on devient actionnaire de ladite société. C’est un métier consistant à sélectionner des entreprises à fort potentiel, y acheter des actions, puis gérer cet investissement de manière assez active. Car on siège dans le conseil d’administration de l’entreprise, suit de près l’évolution de son investissement dans l’entreprise pour des horizons à long terme, de cinq à sept ans. On l’accompagne avec des financements, des conseils, etc.

On peut aider l’entreprise à grandir, à prendre de la valeur. C’est ainsi qu’on espère revendre ses parts (actions) avec une plus-value. Les fonds de capital investissement s’inscrivent dans le long terme. Ce n’est pas comme un démarcheur en bourse, qui achète des titres aujourd’hui et qui peut les revendre demain.

S : Quels sont les différents types de fonds de capital investissements ?

E.S. : Il y a une multitude de fonds d’investissement. Déjà, dans le capital investissement, on peut avoir un fonds selon le critère géographique. Ainsi, on peut avoir un fonds uniquement pour le Burkina, pour les pays de l’UEMOA, un fonds africain, un fonds Afrique de l’Est, un fonds asiatique, etc. Le fonds peut aussi être déterminé par la taille de tickets, c’est-à-dire le montant de l’enveloppe qu’on y injecte. Il y a des fonds à petits montants, de taille moyenne, à gros montants. Le type de parts, minoritaires ou majoritaires, que l’on cherche à gérer détermine aussi la nature du fonds d’investissement.

Il y a une panoplie de paramètres, appelés critères d’investissement, qui déterminent ce qu’un fonds d’investissement fait. Il peut s’agir d’un fonds dédié aux entreprises en début de vie comme les start-ups, qu’on appelle les fonds de capital-risque ou d’un fonds pour des entreprises assez bien établies, appelé fonds de croissance, qui vise l’expansion de l’entreprise, en lui permettant de conquérir d’autres marchés ou de développer de nouveaux produits. Le fonds pourrait aussi être dédié aux entreprises de très grosse taille. Ce qu’on appelle fonds de transmission. Ce qui permet de racheter une grosse boîte, puis de la gérer par soi-même.

S : Où classe-t-on, le marché des obligations ?

E.S. : En tant que fonds d’investissement, on peut décider d’investir uniquement en fonds propres, c’est-à-dire la participation au capital de l’entreprise, comme on peut aussi être un fonds qui investit, non pas en termes de titres qu’on achète pour devenir actionnaire, mais en tant que prêteurs, comme c’est le cas pour le marché des obligations. Le fonds qui consiste à acheter des obligations (ou bonds en anglais) émises par les entreprises privées ou l’Etat constitue effectivement une autre variante de fonds d’investissement.

S : Qui peut mettre en place ou investir dans un fonds d’investissement ?

E.S. : Celui qui met en place un fonds d’investissement est typiquement le gestionnaire de fonds. Celui qui investit dans le fonds est l’actionnaire, l’investisseur. A la différence de celui qui achète aujourd’hui des titres sur la bourse comme la BRVM ou ailleurs et qui les revend demain ou dans deux mois. Les fonds d’investissement comme le capital investissement ont un horizon de retour sur investissement sur au moins 10 ans.

Autrement dit, la personne ou l’investisseur qui investit dans un tel fonds doit s’attendre à ne pas recevoir grand-chose pendant 10 ans. La plupart des investisseurs qui mettent de l’argent dans de ce genre de fonds cherchent des rendements à long terme. Il s’agit essentiellement des fonds de pensions ou de retraite, des compagnies d’assurances notamment les assurances vie, qui sont appelés à faire face à des passifs à long terme.

Ces genres d’institutions sont des investisseurs naturels dans le capital investissement. Mais, on peut y avoir des patrimoines privés qui y investissent, notamment les personnes ou familles très riches. Si quelqu’un est particulièrement riche, il peut dire «je n’ai pas besoin d’utiliser mon argent à court terme, je peux me permettre de l’investir pour 10 ans ».

S : Et quel est votre regard sur le marché des fonds d’investissement en Afrique ?

E.S. : Le marché des fonds d’investissement en Afrique est relativement faible, comparé aux autres régions du monde. A titre illustratif, les transactions dans le capital investissement de toute l’Afrique s’élevaient à environ 6 milliards de dollars par an, ces trois dernières années. Certes, c’est un montant qui varie d’une année à l’autre, mais, il reste très faible, comparé à ce qui est déboursé aux Etats-Unis où en un mois, les transactions de private equity peuvent facilement dépasser 30 milliards de dollars.

Cette faible taille du marché du capital investissement en Afrique est le reflet de la faible taille de l’économie du continent. Puisqu’il s’agit d’investir dans l’économie, si les entreprises sont petites ou ne sont pas assez développées, comparées à celles d’Europe ou d’Asie, évidemment leurs besoins en capitaux, en financement seront aussi faibles. Du coup, l’industrie qui finance ce capital-là est naturellement de taille assez modeste.

S : Mais au-delà de l’envergure de l’économie qui influe sur la taille de l’industrie du private equity, n’y a-t-il pas aussi un problème culturel avec les Africains qui n’auraient pas cette culture d’investir sur ces types de marchés financiers ?

E.S. : Il y a effectivement des problématiques liées à la sensibilisation, au manque d’informations. Les institutions comme les compagnies d’assurance ou les fonds de pension ne sont pas parfois ouverts à investir dans ce genre de produits, qu’on appelle investissements alternatifs. Ils sont plus enclins à réaliser des investissements classiques : acheter des titres obligataires de l’Etat ou de quelques titres ordinaires d’entreprises cotées en bourse, ou encore construire des cités, comme les cités de la CNSS, de la CARFO, et ça s’arrête là.

Il y a donc un challenge lié à la dimension culturelle. Certes, ils peuvent construire des cités universitaires ou construire des cités pour les fonctionnaires de la CARFO ou de la CNSS, ou acheter des bons du trésor au Burkina ou d’un autre pays, mais ils peuvent aussi investir leur argent dans des produits alternatifs comme le capital investissement. Car, les retours potentiels peuvent être très intéressants.

Ce type de produit a l’avantage de contribuer à financer l’économie, le secteur privé, à travers des apports en capitaux, l’accompagnement technique, les conseils, etc. pour permettre aux entreprises d’avoir des trajectoires de croissance beaucoup plus intéressantes ; ce qui va créer des emplois. Du point de vue du développement du secteur privé, de la création d’emplois, il serait plus intéressant d’injecter les fonds de pension dans des produits alternatifs comme le capital investissement.

Des fonds de retraite comme la CARFO, la CNSS reçoivent les cotisations des travailleurs chaque mois et se retrouvent avec beaucoup d’argent. Maintenant, qu’est-ce qu’il faut en faire ? Si tout ce qu’ils font c’est construire des cités, acheter des logements ou des bons du trésor, c’est très limité. Et cela ne permet pas à cet argent de croitre. Alors qu’avec l’inflation, dans 10, 15, 20, 30 ans, quand les travailleurs vont aller à la retraite, si vous n’avez investi que dans des produits à petite croissance en termes de valeur, ce n’est pas intéressant. Il serait judicieux de pouvoir diversifier le pool d’actifs que les fonds de pension ou les compagnies d’assurance ont à leur disposition afin de mieux gérer les risques de passifs.

S : A vous écouter, les fonds d’investissement comme le capital investissement ont un rôle à jouer dans le développement de l’Afrique…

E.S. : Quel est le lien entre le capital investissement et le développement en Afrique ? Le lien est le suivant : pour développer une économie, il faut que le secteur privé puisse grandir, créer des emplois, tout en étant rentable. Quand les entreprises du secteur privé commencent à se développer, elles auront besoin de capital. En Afrique, ce capital pour soutenir leur croissance pourrait justement être apporté par les fonds d’investissement. En gagnant en taille, ces entreprises vont créer des emplois, des richesses.

Le gestionnaire de fonds d’investissement en Afrique du Sud, Dr Eric Soubeiga : « des initiatives comme la CDI peuvent être un grand levier pour accélérer le financement des entreprises au Burkina ».

Le lien entre les fonds d’investissement et le développement de l’Afrique est très direct. Si sur le continent, on arrivait à développer l’industrie du private equity, on donnerait plus d’opportunités aux entreprises privées d’avoir accès au capital. Car, l’un des plus grands défis auxquels les chefs d’entreprises font face est l’accès au capital pour financer leurs plans de croissance. Avec les banques, il y a toutes sortes de garanties et d’hypothèques que l’entreprise doit donner. Tandis qu’un fonds de capital investissement apporte du capital sous forme de fonds propres (equity en anglais), ce qui est beaucoup plus flexible pour la trésorerie de l’entreprise.

De plus, le fonds de capital investissement n’apporte pas que de l’argent. Le fonds va aussi jouer un rôle assez proactif dans le conseil d’administration, apporter l’accompagnement technique qu’il faut sur une période de 5 à 7 ans, ce qui va permettre à l’entreprise d’augmenter en taille. Et même l’Etat y gagne, en termes de recettes fiscales, notamment les impôts sur les bénéfices, les IUTS. Mieux, l’Etat a moins de chômeurs, de sans-emplois à sa charge.

S : Dans un contexte de raréfaction des financements extérieurs,
aussi bien pour les Etats que les entreprises, les fonds d’investissement semblent être une alternative durable pour le financement du développement de l’Afrique…

E.S. : Les fonds d’investissement constituent effectivement une alternative au financement du développement du continent. La Banque africaine de développement (BAD) publie chaque année un rapport sur les perspectives économiques du continent où elle rappelle qu’il faut soutenir le développement du secteur privé. Car, quand on a un secteur privé qui est très fort, il y a beaucoup d’avantages sociaux, économiques pour le pays. Il va falloir donc trouver le moyen d’accélérer l’accès au capital pour les entreprises privées.

C’est très fondamental. Pour le cas du Burkina par exemple, j’ai l’impression que les autorités actuelles en sont très conscientes, surtout dans ce contexte où elles ont envie de revoir les relations avec nos anciens partenaires comme la France ou l’Union européenne, il y a des conséquences en ce sens que certaines aides sont maintenant fermées. L’Etat est donc obligé de trouver des alternatives pour financer le développement du pays. Des instruments financiers comme les fonds d’investissement offrent plus d’options à nos Etats pour financer le développement.

S : En sus de la dimension culturelle ci-dessus évoquée, quels autres obstacles ou contraintes freinent le développement du marché des fonds d’investissement en Afrique ?

E.S. : L’une des contraintes majeures réside dans la réglementation. Pour que le modèle économique du fonds d’investissement puisse marcher, il faut un cadre juridique propice ! Il s’agit de l’économie : je fais un placement, c’est-à-dire j’investis dans une entreprise, j’espère qu’elle va croître grâce audit investissement, à l’accompagnement que j’y ai consentis. J’espère donc que dans 5 ou 7 ans, cette entreprise aura une plus grande valeur. Si ma théorie, qu’on appelle la thèse d’investissement, marche, j’aurais donc fait une plus-value, un profit, un bénéfice.

Dans les pays comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui sont les deux plus grands marchés de private equity dans le monde, où l’industrie du crédit est très développée, ce bénéfice est faiblement taxé. Ce qui veut dire qu’implicitement, l’Etat encourage ce type d’investissement, à travers une sorte de fiscalité incitative. Il y a également un autre aspect qui illustre le défi lié à la réglementation.

Au-delà de la fiscalité, il y a le type d’entité juridique à définir pour ce modèle d’investissement, qui demande un certain nombre de protections juridiques. C’est dans ces dernières années que l’OHADA a développé la législation concernant le capital investissement. Ce qui veut dire que jusqu’à un passé récent,
il y avait un vide juridique !

A titre d’exemple, je suis actionnaire fondateur d’un fonds d’investissement au Burkina qui s’appelle “Synergi Burkina”. Quand on créait ce fonds, il y a environ 8 ans, la législation n’était pas encore prête ; nous l’avions juste créé comme étant une entreprise ordinaire. En plus des contraintes réglementaires et juridiques, il faut le reconnaitre, les performances des fonds d’investissement en Afrique ces 20 dernières années n’ont pas été très spectaculaires.

Cela a aussi un peu contribué à freiner l’élan des investisseurs. Généralement, la cible de rentabilité annuelle d’un fonds d’investissement est d’environ 20%. Si le fonds a été créé pour durer dix ans, normalement, il devrait être en mesure de doubler ou de tripler la mise ! Malheureusement, cela n’a toujours pas été le cas en Afrique !

S : L’expertise nécessaire pour gérer ce type d’investissements financiers ne fait-il pas aussi défaut sur le continent ?

E.S. : L’expertise constitue également un frein au développement du secteur. Pour que les investisseurs comme la CARFO, la CNSS, la Poste ou la Caisse de dépôts et d’investissements puissent, au-delà des investissements classiques comme l’immobilier, investir dans le capital investissement, il va falloir qu’ils comprennent ce qu’est un tel fonds, les enjeux économiques, la cible d’objectifs à définir, etc. Tout cela demande une certaine compétence ! Il faudrait donc un renforcement des capacités techniques au niveau de ces investisseurs institutionnels.

S : Quels sont vos projets pour l’Afrique, le Burkina ?

E.S. : A Enko Capital où je travaille à temps plein, nous gérons environs 800 millions de dollars d’actifs. Dans le domaine où j’interviens, qui est le capital investissement, nous avons géré un premier fonds de 65 millions de dollars qui a duré 10 ans, que nous avons utilisé pour investir dans sept entreprises en Afrique. Il s’agit d’une banque en Côte d’Ivoire, une compagnie d’assurance en Zambie, une compagnie d’assurance et une banque au Nigéria, une entreprise de logiciels au Kenya, une compagnie de logistique routière en Afrique du Sud et une société de services de téléphonie au Maroc.

Sur les sept, nous avons fait six sorties avec des résultats globalement satisfaisants. La dernière sortie se fera d’ici la fin de l’année. Fort de ce résultat, nous sommes en plein pour lancer un deuxième fonds beaucoup plus important que le premier et qui serait de l’ordre de 150 à 200 millions de dollars que nous comptons boucler d’ici juin 2025. Nous comptons investir dans des entreprises privées dans toute l’Afrique, selon quatre thématiques : la sécurité alimentaire, l’inclusion financière, l’accès à l’énergie et l’enseignement supérieur.

Les tickets seront entre 10 et 25 millions de dollars par entreprise, ce qui veut dire que les entreprises éligibles doivent être d’une certaine taille. Nous cherchons les entreprises qui sont en quête de financement dans ces quatre domaines. Le Burkina Faso, comme la sous-région ouest-africaine, fait partie de notre portée géographique. Pour ce qui est de mes projets pour le Burkina Faso, je suis membre fondateur d’un fonds de capital investissement appelé “Synergi Burkina “.

Je suis également membre de son comité d’investissement. “Synergi Burkina “investit essentiellement dans les entreprises burkinabè. Avec d’autres personnes, je réfléchis à comment développer l’industrie des fonds d’investissements au Burkina Faso. Et je pense que des initiatives comme la Caisse de dépôts et d’investissements (CDI) peuvent être un grand levier pour accélérer le financement des entreprises au Burkina. Avec l’opérationnalisation de la CDI, qui est à ses débuts, il y a une opportunité de lever des ressources constituées par la CNSS, la CARFO, la Poste pour financer des entreprises burkinabè même en l’absence d’une aide publique extérieure venant de l’étranger.

Le Burkina Faso pourrait donc recycler ces ressources à l’interne et assoir son indépendance financière vis-à-vis de l’extérieur. En plus de ces fonds, le pays pourrait également compter sur la diaspora, comme le Conseil des opérateurs économiques Burkinabè de Côte d’Ivoire (COEB-CI) qui constitue un grand club d’hommes d’affaires burkinabè et qui dispose d’une certaine expérience. Un de mes rêves est de créer un fonds d’investissement pour financer des champions nationaux qui pourront aller même au-delà des frontières du Burkina.

Il s’agit d’identifier, dans certains sous-secteurs de l’économie, des entreprises qui tiennent la route, et de leur apporter le capital et l’accompagnement nécessaire pour les faire grandir de manière considérable pour en faire des champions nationaux. L’objectif à terme est de financer 10 champions nationaux ; ce qui correspond au portefeuille normal d’un fonds d’investissement, qui est entre 7 et 10 entreprises pour éviter les risques de concentrations. Nous espérons réaliser ce projet avec des partenaires comme la CDI, la diaspora burkinabè. Et l’Alliance des Etats du Sahel (AES), avec ses 65 millions de consommateurs, constitue un marché naturel pour ces entreprises !

 

Interview réalisée par
Mahamadi SEBOGO
(De retour d’Abidjan, RCI)

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