Offrande Lyrique : face à l’«hubris» moderne, nos sociétés ont-elles des anticorps ?

Le XXe siècle aura incontestablement été celui de la démesure, notamment par l’ampleur des transformations qu’il a vu advenir dans tous les aspects de la vie humaine. Cette démesure est d’abord technique et économique, car si la révolution industrielle bat son plein au XIXe siècle, c’est bien le XXe qui voit l’accroissement phénoménal des échanges et des circulations d’idées, de personnes et de biens, mais aussi des virus suite au rétrécissement du monde par de nouveaux moyens de transport et de communication et la naissance de la société de consommation. Le XXe siècle est aussi celui, en Occident, de la généralisation de la démocratie libérale fondée sur le concept des droits de l’Homme, la représentation politique et la pratique électorale.

Toutes ces transformations peuvent être regroupées sous le terme vague de modernité. Ce concept historique doit être défini par la négative, puisque c’est ainsi qu’il s’est construit : est moderne tout ce qui n’est pas traditionnel. Face à la diversité contextuelle de la tradition (toujours liée à un endroit, à un peuple, à une époque), la modernité se veut universelle, abstraite, fondée sur des valeurs absolues et non plus relatives. Une telle conception de la civilisation est forcément porteuse d’un risque, celui d’une forme d’orgueil par lequel les sociétés perdent de vue l’humilité nécessaire au bon usage du progrès, car comme l’énonçait François Rabelais dans une célèbre maxime : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme».

C’est ainsi que la démesure du XXe siècle, si elle a apporté de grands bienfaits, a également amené des dérives politiques d’une ampleur sans précédent. Les deux Guerres mondiales ainsi que les génocides perpétrés en différents endroits du globe (en Arménie, en Ukraine, en Chine, au Cambodge, au Rouanda… et bien sûr l’extermination systématique des Juifs d’Europe par le régime nazi et ses alliés), peuvent ainsi être imputés à la modernité d’une part parce qu’ils sont rendus possibles par le progrès technique et la rationalisation de la chose militaire, et d’autre part parce qu’ils ont principalement été perpétrés au nom d’idéologies proprement « modernes » car visant l’absolu et l’universel, notamment le nationalisme et le communisme dans leurs versions totalitaires. Par ailleurs, ces crimes sont très « modernes » car ils étaient justifiés par des théories pseudo-scientifiques hiérarchisant les « races ». C’est le diagnostic dressé par la philosophe Hannah Arendt. Tel est donc «l’hubris moderne» sur lequel nous allons devoir nous pencher. Dans les conceptions grecques classiques, l’hubris (qui signifie « démesure ») représente en effet l’excès de confiance dans le bien-fondé de nos actions qui peut nous conduire à commettre des erreurs fatales.

DE LA MODERNITÉ À LA CRITIQUE ANTIMODERNE

La modernité est avant tout une idéologie, une manière de voir le monde. C’est une morale du changement, à travers l’idée de progrès, par opposition à une morale de la rémanence qui s’appuie sur l’idée de tradition. L’idée de progrès induit au moins deux choses : une vision linéaire et téléologique de l’histoire (qui « va vers quelque chose ») et une confiance dans la capacité de l’être humain à conduire ce progrès (car pour qu’il y’ait changement, il faut agir sur le monde). Hannah Arendt exprime cette idée à travers l’opposition entre vita activa et vita contemplativa : la modernité glorifie le fait d’agir sur le monde, quand la tradition glorifie plutôt le fait de « subir » le monde, qui était compris comme le produit de la volonté divine. Contre le parti pris idéologique de la modernité se sont constituées plusieurs critiques théoriques qu’il est nécessaire de rappeler ici pour comprendre les pistes qui ont été explorées pour remédier au danger de l’hubris moderne.

La critique marxiste de la modernité

Karl Marx est surtout connu pour avoir livré une critique du système économique capitaliste et avoir été le premier penseur du communisme. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le communisme a lui-même dérivé vers une forme totalitaire au XXè siècle, comme nous l’avons évoqué avec les travaux d’Hannah Arendt. Cependant, Marx était avant tout un philosophe qui s’est illustré dans sa jeunesse par le développement du matérialisme dialectique. Marx a fait cette proposition pour prolonger et critiquer la pensée hégélienne, elle-même issue du courant des Lumières. Il considérait notamment que le culte de la Raison chez les Lumières représentait un danger parce que la croyance dans une Raison absolue, partagée également par tous les êtres humains, pouvait servir de justification à des actes moralement répréhensibles. Ne dit-on pas d’ailleurs que les individus qui ressentent de la culpabilité cherchent à « rationaliser » leurs actes a posteriori ? En d’autres termes, le rationalisme est une philosophie de la liberté (car tout acte rationnel peut être présenté comme légitime) tandis que le matérialisme de Marx est plutôt une philosophie de l’égalité (le jugement moral porte sur la position des individus dans des rapports d’exploitation, avec l’objectif final de parvenir à une égalité des conditions pour tous).

Assez ironiquement, la philosophie marxiste a cependant elle aussi succombé à l’hubris moderne, puisqu’il a été proclamé qu’elle était une science infaillible. Le cas célèbre de l’affaire Lyssenko en est l’illustration la plus évidente. Mais plus généralement, le régime totalitaire de l’URSS justifiait ses violences par l’appel à une rationalité scientifique : celle du marxisme. On trouve cependant une critique post-marxiste du rationalisme, notamment chez Max Horkheimer et Theodor Adorno, qui écrivent : « La raison est plus totalitaire que n’importe quel système. Pour elle tout est déterminé au départ : c’est en cela qu’elle est mensongère ». Ce qu’ils veulent dire par là, c’est que le rationalisme qui est au fondement de la pensée moderne n’admet pas d’erreurs d’interprétation : la rationalité parfaite est semblable à une machine mathématique, elle ne peut ni se tromper, ni se mentir. C’est bien de cet orgueil que l’on parle quand on désigne l’hubris moderne.

La critique existentialiste

Une autre veine philosophique féconde s’est opposée frontalement au rationalisme de la pensée moderne. Il s’agit des existentialistes. La célèbre phrase de Friedrich Nietzsche « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué » résume assez bien cette critique. Il entend par là que l’avènement de la rationalité, selon laquelle le monde est entièrement accessible à l’esprit humain, et par laquelle plus rien n’est impossible à force de progrès, a fait perdre à l’humanité l’humilité qu’elle avait aux époques où la croyance en Dieu était la norme. Croire en Dieu, ce n’est pas seulement se soumettre à une autorité absolue, c’est aussi et surtout concevoir le fait que certaines choses nous dépassent, ce qui représente une forme d’humilité.

Les existentialistes ultérieurs, bien qu’athées, ont poursuivi dans cette voie avec le thème de l’absurde. Particulièrement développé par Albert Camus, qui écrit « Cette raison universelle, pratique ou morale, ce déterminisme, ces catégories qui expliquent tout, ont de quoi faire rire l’homme honnête ». Pour Camus, le monde n’a aucun sens en soi. Tout le sens qu’on peut y trouver, c’est nous qui le lui donnons. C’est pourquoi il critique pêle-mêle la religion, la rationalité et la science qui sont toutes des inventions humaines, des choses que l’on se dit pour se rassurer face à une vérité indépassable : nous ne savons pas pourquoi nous existons. En ce sens, le modernisme est une croyance vaine : celle que la rationalité scientifique peut nous conduire à percer tous les secrets de l’univers et à répondre à la question finale : « quel est le but de la vie ? ».
Face à toutes ces critiques de la modernité, on peut résumer l’hubris moderne comme suit : il s’agit d’un nouveau mythe, qui a remplacé le mythe religieux, et érige en valeur absolue la rationalité humaine. Celle-ci pose problème pour deux raisons : d’une part, car elle permet de tout justifier, d’autre part car elle instaure un rapport distancié au monde. L’homme ne fait plus partie du monde, il l’observe, il le met en coupe réglée par la création de catégories arbitraires qui sont érigées en vérité absolue. Pour remédier à l’hubris moderne, il faut donc instaurer un nouveau rapport au monde.

CONTRE L’HUBRIS MODERNE, REFAIRE CORPS AVEC LA NATURE

Réconcilier l’homme et la nature

Si la critique de la modernité a désormais largement fait son chemin, on retrouve toujours des formes d’hubris qui y sont liées dans notre mode de compréhension du monde. Par exemple, on peut considérer que la vie des êtres humains est entrée dans le domaine du sacré à la suite de la reconnaissance des génocides perpétrés au XXe siècle, ce n’est pas le cas de tout ce qu’il y a de vivant dans la nature. On continue d’exploiter les ressources de notre environnement à un degré que l’on sait être catastrophique pour l’avenir, parce que nous percevons la nature comme extérieure à nous. La distinction nature/culture est née bien avant le modernisme (on en retrouve des traces évidentes dans les religions abrahamiques, mais plus loin encore chez Platon et Aristote avec la distinction poiesis/praxis), mais elle est très compatible avec ce dernier. Cette distinction place l’être humain en dehors de la nature, en distinguant ce qui est le produit de la volonté et de l’action humaine (la culture) de ce qui est le produit de forces qui y sont extérieures. Cette vision du monde, qui imprègne la culture moderne, a pour effet secondaire un divorce entre l’homme et son environnement. Le fait que la volonté humaine soit le principe ultime de séparation entre la nature et la culture — entre ce qui est nôtre et ce qui nous est extérieur — produit des civilisations très anthropocentrées, où la nature est conçue de manière instrumentale : on peut réussir à la dominer pour s’en servir, ou bien on peut y échouer et en souffrir. Il est très difficile de concevoir d’autres rapports au monde par-delà cette alternative.

L’anthropologue Philippe Descola a tenté d’apporter une réponse à ce problème à partir de ses travaux de terrain auprès des tribus de Haute-Amazonie qu’il a étudiées. Il en est parvenu au constat suivant : au-delà de notre rapport divorcé à l’environnement (qu’il nomme « naturalisme » car il postule l’existence d’une « nature » distincte et séparée de l’être humain), il existe trois autres manières d’envisager la place de l’être humain dans le monde : l’animisme, l’analogisme et le totémisme.

En particulier, l’animisme et le totémisme postulent la similitude de l’intériorité des choses : il n’y a pas de différence d’essence, ou d’âme, entre l’humain et le non-humain. Le critère distinctif n’est plus la volonté humaine mais le vivant. Ces rapports au monde se constatent en Amazonie mais aussi chez les aborigènes d’Australie et dans certaines religions comme l’Hindouisme ou le Shintoïsme. En somme, changer de rapport au monde pour penser la nature de façon moins instrumentale et replacer l’humain dans le règne du vivant auquel il appartient effectivement serait un bon moyen d’assurer un développement plus prudent, plus humble et moins sensible à l’hubris moderne.

Réconcilier la raison et le mystique

La rationalité est un régime de vérité, c’est-à-dire une méthode par laquelle on juge de ce qui peut être vrai. Dans ce régime de vérité, est tenu pour vrai ce qui est logique, c’est-à-dire cohérent (logique interne) et fondé (logique externe). Ceci le distingue d’autres régimes de vérité, comme celui de la religion (où est tenu pour vrai ce qui émane de l’expression divine, comme les livres saints). Le problème survient lorsqu’on s’en remet entièrement à un seul régime de vérité, parce qu’on peut alors le pervertir. Ainsi, les rationalistes qui clament que toute croyance mystique est nécessairement fausse car elle n’est pas prouvée commettent une erreur logique au sein de leur propre régime de vérité, puisque l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence. Il faudrait plutôt faire preuve de souplesse et dire : la croyance mystique ou religieuse ne peut être confirmée ou infirmée par la logique, elle n’est donc ni vraie ni fausse.

Or, on voit naître aujourd’hui des formes de mystique qui remettent en cause la croyance totalisante dans la rationalité, et proposent une sorte de retour à la nature. C’est le cas par exemple du mouvement féministe des « sorcières », qui se développe dans les sociétés occidentales à partir de la fin du XXe siècle et accompagnent leurs revendications d’une esthétique faite de rituels et de sortilèges. Que ces militantes croient ou non dans l’efficacité de leurs rituels n’est pas vraiment important. Ce qu’il faut en retenir c’est qu’il s’agit d’une manière de revendiquer la rupture avec un ordre terre-à-terre gouverné par l’efficacité, la certitude, la quantification… On peut illustrer ce mouvement par l’anecdote suivante, rapportée par Robin Morgan : le jour de Halloween 1968, à New York, le mouvement Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell (WITCH) organisa un défilé devant la bourse de Wall Street. Les militantes vêtues de capes noires chantèrent et dansèrent en proclamant l’effondrement imminent de diverses actions. En fin de journée, le marché clôtura en baisse d’un point et demi, et le lendemain il chuta encore de cinq points. Que ce « maléfice » ait fonctionné ou non, la question reste ouverte. Il est plus probable qu’il s’agisse d’un effet de prophétie auto-réalisatrice, courant sur les marchés financiers. Ce qui est intéressant, c’est de relever la manière dont, par un procédé d’allure ésotérique, ces militantes ont ébranlé l’assurance et les certitudes d’un système fondé sur les mathématiques avec ce qu’elles portent en elles de performant et d’inexorable.
Au cours de notre réflexion, nous avons examiné les sources de l’hubris moderne et avons apporté quelques pistes pour en trouver les « anticorps » d’aujourd’hui. Comme nous l’avons vu, l’hubris moderne se caractérise par un orgueil qui mène à placer une foi aveugle dans la Raison, ce qui est paradoxal puisque la pensée rationnelle se conçoit en opposition avec la croyance.

Pour se préserver des dangers associés à une telle perception, la pensée anti-moderne des marxistes et des existentialistes (en particulier celle d’Hannah Arendt) nous offre des pistes fécondes. Mais plus encore, c’est vers une humilité nouvelle que doivent se tourner nos sociétés. Sans jamais faire une croix sur la méthode scientifique et l’examen logique et rationnel des choses, elles gagneraient à faire un pas de côté, à réintégrer l’humanité au sein de la Nature à laquelle elle appartient et à ne pas condamner a priori les formes nouvelles de mysticisme qui se développent aujourd’hui en leur sein.

Mamadou Banakourou TRAORE

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