Au Burkina Faso, la malnutrition demeure un enjeu de santé publique, affectant divers groupes de populations à travers des formes multiples, allant de la sous-nutrition au surpoids, en passant par les carences en micronutriments. Pour y faire face, l’une des stratégies adoptées est la fortification des aliments de grande consommation, comme le sel, l’huile et la farine de blé. Docteur Abdoulaye Gueye, nutritionniste à la Direction de la Nutrition, chargé de la fortification et de la sécurité sanitaire des aliments, revient dans cet entretien sur l’état nutritionnel de la population, les choix des aliments fortifiés, les normes en vigueur…
Sidwaya (S.) : Quelle est l’évaluation de l’état nutritionnel de la population et des groupes les plus vulnérables aux carences en micronutriments ?
Abdoulaye Gueye (A.G.) : La malnutrition se définit comme un déséquilibre nutritionnel dû à un apport insuffisant, excessif ou déséquilibré en énergie (calories) et en nutriments essentiels (protéines, vitamines, minéraux, etc.). Elle se présente sous plusieurs formes. Ainsi on a la sous-nutrition qui se traduit par l’émaciation ou maigreur extrême par rapport à la taille. Le retard de croissance se traduit par une taille insuffisante pour l’âge. L’insuffisance pondérale, elle se traduit par un poids trop faible pour l’âge. On a aussi le surpoids et l’obésité avec différents stades. A côté de ses différentes formes existe la malnutrition liée aux carences en micronutriments qui traduisent par une insuffisance en fer, vitamine A, iode, etc. Ces carences en micronutriments touchent l’ensemble de la population, des enfants aux personnes âgées. Toutes les couches sociales sont concernées à des degrés divers.
S. : Comment définissez-vous la fortification alimentaire et quels sont les principaux objectifs ?
A.G. : La fortification alimentaire (ou enrichissement des aliments) consiste à ajouter des micronutriments essentiels (vitamines, minéraux) à des aliments de base ou transformés, dans le but d’améliorer leur valeur nutritionnelle. L’objectif principal est d’enrichir des aliments couramment consommés avec des nutriments essentiels sans modifier la couleur et le goût, afin que leur ingestion contribue à améliorer l’état nutritionnel global, notamment chez les groupes les plus vulnérables. Cela contribue à lutter contre les carences nutritionnelles, réduire la mortalité infantile et maternelle, renforcer l’immunité et favoriser le développement cognitif.
S. : Pourquoi le sel, l’huile raffinée et la farine de blé ont-ils été sélectionnés pour l’enrichissement ?
A.G. : Ces produits ont été choisis après des études approfondies. Tout a commencé en 1996 avec l’initiative d’iodation universelle du sel pour lutter contre les troubles dus à la carence en iode. Par la suite, d’autres études ont mis en évidence des déficits en vitamine A, en fer et en acide folique au sein de la population. Pour répondre à ces problèmes, l’Etat et ses partenaires ont mis en œuvre plusieurs stratégies : supplémentation en vitamine A, déparasitage, et désormais la fortification, qui vient en complément pour une approche plus intégrée.
Les aliments comme le sel, l’huile raffinée et la farine de blé ont été choisis pour l’enrichissement (fortification) en raison de critères bien précis qui en font des vecteurs idéaux. Ainsi pour le sel presque toute la population mondiale utilise du sel, quel que soit le niveau socio-économique, il présente une stabilité du nutriment ajouté (iode), son impact est prouvé et son coût est faible. Pour l’huile raffinée il y a la liposolubilité de la vitamine A, la consommation est régulière. La farine de blé tendre est un aliment de base et l’ajout de micronutriments se fait par une technologie faible.
S. : Quelle est l’incidence de la carence de ces micronutriments sur une personne ?
A.G. : Les conséquences peuvent être graves. La carence en iode perturbe le fonctionnement de la glande thyroïde, entraînant un goitre. Chez la femme enceinte, elle peut provoquer des avortements à répétition, et chez l’enfant à naître, un crétinisme, avec un retard mental important et un développement physique limité. La carence en fer cause de l’anémie, une fatigue chronique, une baisse des performances physiques et mentales, et chez la femme enceinte, elle peut être fatale lors de l’accouchement. La vitamine A est essentielle au renforcement du système immunitaire et à la croissance. Sa carence peut entraîner un retard de croissance (nanisme), la cécité nocturne. Les carences en micronutriments créent des handicaps invisibles et dévastateurs, affectant la survie, l’éducation et l’économie. La fortification alimentaire est l’une des interventions les plus rentables pour y remédier (1 $ investi = 30 $ de bénéfices économiques – selon Copenhagen Consensus)
S. : Quels micronutriments sont les plus préoccupants en matière de carence au Burkina Faso ?
A.G. : Le Burkina Faso souffre d’une faible diversité alimentaire, aggravée par des habitudes qui réduisent l’absorption des micronutriments. Par exemple, la consommation de thé, café, alcool et tabac diminue l’absorption du fer. De même certains aliments comme le chou, le manioc ou les crucifères, consommés crus, peuvent inhiber l’absorption de l’iode. Cependant, la cuisson permet de les neutraliser. Ces carences en micronutriments sont un enjeu majeur de santé publique, contribuant à la mortalité infantile, aux retards de croissance et aux maladies chroniques. Les carences en micronutriments les plus préoccupants sont celles du fer (anémie) avec une prévalence de sept enfants sur dix âgés de 6 à 59 mois et une femme sur deux en âge de procréer (EDS 2021). Pour la vitamine A la prévalence est de 1 enfant sur 3 âgés de 6 à 59 mois (UNICEF 2020) et ce qui est de l’iode.
S. : Quels défis les producteurs et importateurs rencontrent-ils pour respecter les normes de fortification ?
A.G. : Les défis sont nombreux, mais ils relèvent principalement de la volonté des acteurs. Les textes existent, ainsi que l’accompagnement technique. Ce qui manque souvent, c’est l’engagement à respecter ces réglementations et la disponibilité des intrants notamment le premix. C’est pourquoi nous appelons les producteurs et importateurs d’aliments fortifiés à se conformer aux normes. Grâce à l’appui de l’UNICEF, l’Alliance nationale pour la fortification a mis à disposition des tests rapides pour détecter la présence d’iode dans le sel. Ainsi, chaque importateur ou distributeur peut tester son produit avant l’importation. Il est aussi important que les emballages portent la mention « iodé » pour guider le consommateur.
Pour l’huile, deux approches existent. Ceux qui ont obtenu l’autorisation d’utiliser le logo officiel « enrichi » (un personnage aux couleurs jaune, vert et rouge, symbolisant l’énergie et le bien-être). Et ceux qui fortifient leur huile mais n’ont pas le logo doivent écrire sur l’étiquette : « huile enrichie à la vitamine A». De même, les emballages de farine doivent porter les mentions « farine enrichie» ou « farine fortifiée en fer et acide folique ».
S. : Vous avez mentionné que la farine de blé tendre est appauvrie par la transformation. Est-ce qu’on peut envisager un enrichissement similaire pour la farine de maïs, sachant que le son est éliminé ?
A.G. : La technologie pour enrichir la farine de maïs existe. Une première tentative a été menée. Cependant, les premières bénéficiaires, notamment les femmes, n’étaient pas totalement satisfaites de la texture obtenue après transformation. Il faut donc ajuster l’approche pour répondre aux attentes des consommatrices, tout en garantissant la qualité nutritionnelle.
Interview réalisée par : Wamini Micheline OUEDRAOGO