Comment expliquer les décisions opposées des tribunaux administratifs de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso dans l’affaire « coupures des salaires des magistrats » ? Les avantages accordés aux magistrats sont-ils de trop ? La tension permanente entre les pouvoirs exécutif et judiciaire menace-t-elle l’Etat de droit ? Ce sont autant de questions auxquelles Pr Ousseni Illy, agrégé de droit public et enseignant-chercheur à l’université Ouaga II, répond dans cette interview.
Sidwaya (S) : Dans l’affaire « coupures de salaires » des magistrats qui oppose ces derniers à l’Etat, le tribunal administratif de Ouagadougou a donné raison aux premiers tandis que le tribunal administratif de Bobo-Dioulasso les a déboutés. Comment expliquez-vous cette
situation ?
Pr Ousséni Illy (O. I.) : Il s’agit des groupes de magistrats qui ont porté plainte contre l’Etat. A partir de ce moment, techniquement, il est difficile de parler de jugements contradictoires même si les verdicts sont effectivement différents. Pour que l’on puisse parler de jugements contradictoires, il faut que ce soit les mêmes parties. Alors qu’ici, ce n’est pas le cas. A Ouagadougou ce sont les magistrats de Ouagadougou qui ont porté plainte contre l’Etat, alors qu’à Bobo-Dioulasso il s’agit des magistrats de Bobo. La différence des jugements s’explique aisément : d’abord c’est l’indépendance des juges. Quand on dit que le juge est indépendant, ce n’est pas seulement à l’égard de l’exécutif et des autres pouvoirs mais c’est également à l’égard de ses collègues. Ce qui veut dire que le juge est souverain et rend sa décision conformément aux lois mais à son âme et conscience. Ainsi, celui-ci n’est pas obligé de suivre le verdict d’un autre juge. La deuxième raison est que le droit n’est pas une science exacte. C’est une question d’interprétation. Un juge peut donc avoir une lecture différente de celle donnée par un autre. Il n’y a donc pas lieu à s’alarmer puisse que l’Etat peut techniquement respecter ces deux décisions. Ce qui revient à dire que des retenues peuvent être opérées chez les magistrats de Bobo-Dioulasso et non sur ceux de Ouagadougou. C’est vrai que cela peut être mal vu par certains mais c’est le droit. Néanmoins, il faut retenir qu’il y a des appels et probablement des recours en cassation qui seront initiés et à ce niveau, le Conseil d’Etat aura l’occasion de donner une lecture unique de la question.
S : Le fait que les magistrats soient juges et partie constitue-t-il un handicap au droit dans cette affaire ?
O. I. : Il faut nuancer un peu. On peut penser de prime abord que les magistrats sont ici à la fois juges et parties, mais quand on regarde au fond, les magistrats qui ont tranché la question ne sont pas requérants, c’est-à-dire qu’ils ne font pas partie des plaignants. Cela fait qu’on ne peut pas véritablement parler de juge et partie, même si c’est vrai que ces magistrats sont intéressés par la cause, étant entendu qu’ils figurent parmi ceux dont les salaires étaient sur le point d’être coupés. Dès lors, on pouvait effectivement se poser la question de savoir s’ils pourront prendre une distance nécessaire et rendre un verdict impartial. Mais là on était face à deux principes contradictoires, à savoir le droit à ce que sa cause puisse être entendue par un juge, d’une part, et le droit à un procès équitable, d’autre part. Si le juge se récusait cela allait être difficile pour que les magistrats aient leur cause entendue puisque tous les magistrats des tribunaux administratifs sont apparemment frappés par la mesure. Certes, il y a la possibilité de renvoyer l’affaire devant une autre juridiction, mais il faut se rappeler qu’on est dans une procédure d’urgence, qui requiert un jugement rapide, en vue d’éviter un péril imminent. Donc du coup, il appartenait aux magistrats qui allaient siéger de s’élever au-dessus de leurs propres intérêts et de rendre un verdict en leur âme et conscience. Et cela semble avoir été le cas, puisqu’on a vu qu’à Bobo-Dioulasso (et à Koupèla me semble-t-il), le juge a pu rendre un verdict contre les magistrats, alors que lui-même était concerné par la coupure. Donc ça prouve que contrairement à ce que l’on pense souvent, il y a des magistrats indépendants qui font leur travail en toute âme et conscience dans ce pays. Je ne dis pas forcément que le verdict du juge de Ouagadougou est biaisé ou non conforme au droit, mais en tout état de cause, le Conseil d’Etat aura l’occasion de nous dire qui des deux a eu tort ou raison.
S : Au-delà de cette affaire, on a l’impression que le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif sont dans une sorte de guerre des tranchées…
O. I. : Je partage cette opinion. On constate cela effectivement sur le terrain, ce qui est un peu paradoxal. Il vous souviendra qu’à la prise de pouvoir du président Roch Kaboré, l’une des plateformes revendicatives qui a été satisfaite à la hauteur des attentes des intéressés, c’est celle des magistrats. On aurait donc pu penser que cela augurait d’une bonne collaboration entre les deux pouvoirs, d’un rapport de travail cordial. Mais très rapidement on a vu que les choses se sont dégradées. D’abord il y a eu cette affaire du mandat d’arrêt contre Guillaume Soro, où l’exécutif a dû finalement « torpiller » la justice pour pouvoir obtenir la levée de ce mandat. Ensuite, il y a eu la question de la remise à plat des salaires où les magistrats se sentaient particulièrement visés et sont tout de suite montés au créneau. Il y a également des faits beaucoup plus récents liés à la crise du COVID-19. On a vu par exemple la sortie du procureur du Faso par rapport aux exactions des forces de défense et de sécurité dans le cadre du couvre-feu, suivie de la réaction maladroite du ministre de la communication et finalement la déclaration du Conseil supérieur de la magistrature le rappelant à l’ordre. Ensuite, il y a eu la question de la remise des peines et finalement le récent épisode de la coupure des salaires. Donc, la liste est vraiment longue et c’est peu de dire qu’il y a de la tension dans l’air entre les deux institutions, pour parler
trivialement.
Mais votre question c’est comment en est-on arrivé là ? Je pense qu’il y a plusieurs raisons et on peut les regrouper en deux catégories. Il y a d’abord les raisons lointaines et qui sont liées notamment au nouveau statut de la magistrature. Ce statut a créé un nouveau type de rapport avec l’exécutif et qui rend aujourd’hui la collaboration un peu difficile.
Dans le nouveau statut, on est passé d’une magistrature plus ou moins inféodée à l’exécutif à une magistrature totalement affranchie de celui-ci. Quand vous prenez par exemple le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui gère les grandes questions liées à la Justice et aux magistrats, il n’y a pratiquement plus de représentant du pouvoir exécutif (il n’y a qu’un seul représentant du Chef de l’Etat). Alors qu’auparavant, vous y aviez le Chef de l’Etat en personne (qui en était le président) et le ministre de la justice. Quand vous prenez également le parquet, le pont a été coupé avec le ministre de la Justice. Donc, vous avez un nouveau cadre et qui appelle de nouvelles formes de collaboration. A ce niveau, les acteurs sont encore dans « l’apprentissage ».
La deuxième catégorie de raisons, ce sont les raisons immédiates. A ce niveau, il y a un certain nombre de faits et gestes de la part du gouvernement qui ont pu faire croire à un moment donné aux magistrats que ce dernier est en train de vouloir leur retirer un certain nombre d’acquis, notamment en termes d’indépendance et de conditions de vie. C’est le cas par exemple avec l’affaire Guillaume Soro, les velléités de remise en cause du nouveau format du CSM (même si là moi je soutiens en partie le gouvernement et j’aurai l’occasion d’y revenir), la remise à plat des salaires et beaucoup plus récemment la question de l’IUTS et les coupures dites sauvages. Ces faits et gestes ont fini par amener les magistrats à se braquer et à se mettre sur la défensive. Et c’est à ce niveau que ces derniers aussi vont poser des actes qui, en retour, enveniment la situation et se révéler contreproductifs.
Je prends quelques exemples. Quand le gouvernement a engagé la remise à plat des salaires, on a vu circuler une lettre des syndicats des magistrats adressée au ministre de la Fonction publique ; et cette lettre, de mon point de vue, était assez violente et à la limite de la courtoisie administrative. Le deuxième exemple, c’est le mot d’ordre de report systématique des audiences à la suite de l’application de la loi sur l’IUTS. Cette action, en plus d’être totalement illégale, était contre-productive, puisque ce fut les populations qui en ont souffert le plus. On aurait pu la comprendre si c’était dans le cadre d’une grève régulière (qui du reste n’est pas interdite aux magistrats). Toutefois, cela ne devrait pas justifier les coupures sauvages et inhumaines opérées en ce moment.
Le dernier exemple plus récent est le communiqué du Conseil supérieur de la magistrature sur les propos du ministre de la Communication par rapport aux exactions des forces de l’ordre dans le cadre du couvre-feu. J’avoue que cette déclaration laisse perplexe. Pas tant par son contenu que par sa forme. Il est vrai que les propos du ministre étaient inappropriés, mais il existait bien d’autres canaux par lesquels le CSM aurait pu l’interpeler que de publier un communiqué sur Facebook, avec des menaces à peine voilées. Il ne faut pas que le CSM soit vu comme un syndicat des magistrats. Il s’agit d’une institution républicaine, à l’image du gouvernement ou de l’Assemblée nationale. S’il a un problème avec un membre de l’exécutif, il peut passer par les canaux officiels pour l’interpeler. Ici, une lettre de protestation au Premier ministre ou même au Chef de l’Etat aurait été mieux indiquée, au lieu d’humilier le ministre de la sorte sur la place publique. Vous imaginez si le gouvernement ou l’Assemblée se permettaient à leur tour de publier des déclarations sur Facebook pour critiquer des magistrats, dans quelle république serions-nous ! Tout cela contribue à envenimer la situation et il faut, quelle que soit notre colère, savoir raison garder.
S : Peut-on dire que les avantages, en termes de statuts, accordés au pouvoir judiciaire sous la Transition sont de trop ?
O. I. : Je ne dirai pas ça. Des réformes et des avantages financiers ont été accordés aux magistrats. Ce qui est légitime. Ils exercent une mission délicate et ils constituent ce que l’on appelle le dernier rempart de la société et pour cela, il faut qu’ils soient à l’abri du besoin, des pressions financières et il faut éviter qu’ils se dispersent dans d’autres activités. Dans tous les pays du monde c’est comme cela, les magistrats sont très bien payés.
Cependant, sur le plan statutaire, de mon point de vue, il y a des réformes qui ont été problématiques, dont on n’a pas pris la pleine mesure des différentes implications. Prenons deux exemples. D’abord le cas du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui regroupe quasi uniquement des magistrats maintenant. Nulle part au monde, vous ne verrez ça ; parce cela pose un certain nombre de problèmes.
Le premier est d’ordre démocratique. La justice est un pouvoir et le corolaire de tout pouvoir, c’est la redevabilité auprès du peuple qui donne le pouvoir. Mais en fermant le CSM à tout acteur extérieur, y compris les représentants du peuple, on transforme la magistrature un peu comme un ordre professionnel, où les magistrats n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs. Ce qui est totalement antidémocratique, puisque, comme je l’ai dit, la justice est rendue au nom du peuple.
Le deuxième problème est pratique. En coupant le CSM de l’exécutif notamment, il n’y a plus véritablement de cadre de dialogue entre les deux pouvoirs. C’est vrai qu’il y a des rencontres statutaires prévues avec le chef de l’Etat mais à mon avis cela ne suffit pas. Alors que si un cadre élargi de CSM existait, on aurait pu désamorcer certaines crises à ce niveau avant que ça ne prenne des proportions
importantes.
La deuxième réforme problématique, c’est l’indépendance du parquet. Elle pose également des problèmes de principe démocratique, puisque le parquet est censé représenter les intérêts de la société devant les tribunaux, ce qui suppose un mandat de cette société, qu’il détenait de par son rattachement à l’exécutif. En le coupant, sans que les procureurs ne soient élus à leur tour (comme c’est le cas par exemple en Suisse), cela pose un problème de légitimité démocratique. Mais là j’avoue que ma critique s’arrête là, puisque je préfère sous nos tropiques ce parquet indépendant (même si ça heurte les principes démocratiques), à un parquet soumis à l’exécutif et qui pourrait être instrumentalisé par celui-ci.
S : Partagez-vous que les juges se sont soustraits au diktat du politique pour être désormais sous le diktat du corporatisme ?
O. I. : Quand on regarde sur le terrain, on peut avoir tendance à croire à cela. Par exemple, l’union sacrée des magistrats ne s’est jamais réalisée autant que sous ce régime. Mais je crois que c’est de bonne guerre. La magistrature de type français que nous avons a ceci de particulier qu’il s’agit à la fois d’un pouvoir et d’une profession. Donc, les gens sont libres de s’organiser pour défendre leurs intérêts. Et tant mieux s’ils arrivent à le faire dans une union sacrée.
Maintenant ce qui pose un peu problème, c’est l’apparente absence de sanctions contre les magistrats indélicats. Il est vrai que le CSM avait pu mener il y a quelques années des enquêtes qui ont abouti à épingler quelques magistrats. Mais depuis que la procédure a été annulée par le Conseil d’Etat pour des raisons de forme, plus rien ne semble avoir été fait pour la relancer. Et ça, ça peut laisser effectivement l’impression qu’il y a du corporatisme. C’est au CSM de travailler à dissiper cela.
S : Cette guéguerre entre ces deux pouvoirs ne constitue-t-elle pas une menace pour l’Etat de droit ?
O. I. : Absolument ! Il n’y a pas de démocratie et d’Etat de droit sans une justice et un pouvoir exécutif qui fonctionnent comme il se doit. Alors que ce bras de fer, qui commence à durer et à prendre des proportions inquiétantes, tant à paralyser ces institutions. On a vu par exemple le cas des boycotts des audiences. Et quand vous regarder aujourd’hui, c’est comme si chacun guette l’occasion pour tacler son adversaire. On a vu par exemple que le mot d’ordre de suspension des audiences avait été partiellement levé par les syndicats de magistrats quand le maire de Ouagadougou avait interdit la marche de l’unité d’action intersyndicale ; et on sait que n’eût été l’accélération des évènements provoquée par le COVID-19, cet arrêté du maire allait être invalidé par la justice. Et voilà aujourd’hui que le gouvernement gagne, à travers les coupures de salaires, l’occasion de « casser » du magistrat, et il s’en donne à cœur joie, parfois au mépris des règles élémentaires de la dignité humaine. Je pense que tout cela n’est pas du tout beau à voir et ce n’est pas digne d’un Etat sérieux. Il faut que les acteurs se ressaisissent.
S : Comment sortir de cette situation et tracer les nouveaux sillons d’une justice indépendante et crédible ?
O. I. : Il y a plusieurs axes de solutions. Le premier, c’est le dialogue. La voie sur laquelle on est engagé est sans issue. Et il faut que tous les protagonistes se le tiennent pour dit. Personne ne sortira vainqueur de ce bras de fer. Bien au contraire, c’est la nation burkinabè tout entière qui en partira. Et pour ce dialogue, il faut que le président du Faso ou son Premier ministre s’implique personnellement. Parce qu’aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a un problème de personne entre les magistrats et certains membres de l’exécutif.
Deuxièmement, il faut cultiver l’esprit de collaboration plutôt que celui de la confrontation dans ces rapports exécutif-judiciaire. J’ai l’impression par moment qu’il y a une perception erronée de la séparation des pouvoirs chez certains acteurs. Non ! La séparation des pouvoirs telle que développée par Montesquieu n’est ni un rideau de fer ni un privilège pour les différents tenants des trois pouvoirs. Cette séparation vise un unique objectif, à savoir la protection des droits et libertés fondamentaux des citoyens. Ce qui veut dire que là où la collaboration des pouvoirs est nécessaire pour la protection de ces droits et libertés, les pouvoirs sont tenus de collaborer. Collaboration ne signifie pas soumission. Et d’ailleurs, cette collaboration est indispensable pour le fonctionnement quotidien de l’Etat et de ces deux pouvoirs. Que vaut le pouvoir judiciaire sans la police et la gendarmerie, qui relèvent en grande partie de l’exécutif ? Sans collaboration, si par exemple le procureur donne un ordre à la police ou à la gendarmerie et que le ministre de la Sécurité donne un ordre contraire, qu’est-ce qui va se passer ? C’est à quoi nous risquons d’assister si rien n’est fait pour arrêter cette escalade. Vice versa, sans une justice collaborative, l’exécutif risque de voir une bonne partie de sa politique judiciaire (et surtout pénale) tombée à l’eau comme on dit. Et par ailleurs, personne ne viendra investir dans votre pays, si la justice est piétinée.
Le troisième axe de solution, je pense qu’il faut revoir la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Comme je l’ai dit, un CSM composé uniquement de magistrats est non seulement contraire aux principes démocratiques mais également, cela entraîne un isolement de la magistrature et rend le dialogue difficile avec les autres pouvoirs. Il faut s’inspirer de la France, puisque nos institutions sont calquées sur celles de là-bas. En France, quand le Président de la république et le ministre de la Justice ont été enlevés du CSM, on a pris le soin de ne pas laisser cette institution uniquement aux mains des magistrats (pour les raisons que j’ai évoquées). On y a fait entrer donc des représentants de l’exécutif, du Parlement, ainsi que des personnalités indépendantes. Je pense qu’il nous faut tendre vers cela.
Interview réalisée par
Mahamadi SEBOGO