Symbole de l’authenticité et de l’identité culinaire du Burkina Faso, la meule traditionnelle, destinée à la transformation des céréales par les femmes, était aussi un espace de divertissement et d’expression, où elles partageaient leurs vécus, leurs émotions et leurs réalités sociales. Objet emblématique utilisé depuis des siècles, cet héritage socioculturel, aujourd’hui en déperdition avec l’avènement des moulins à cylindres, n’est pas sans conséquences sur la santé humaine et l’environnement. De l’avis des spécialistes, des solutions palliatives existent pour amoindrir ces impacts. Reportage !
A Yaoghin, dans la commune rurale de Poa, province du Boulkiemdé, localité située à une vingtaine de kilomètres de Koudougou, il est 17 h 15. Dans l’atelier du moulin du village, des grains de mil, de maïs et de sorgho, entassés dans de vieux sacs de riz ou disposés dans des plats, attendent toujours le ronronnement de l’appareil électrique pour être moulus. Balguissa Bagué, assise sur un banc, le visage voilé, laisse éclater son mécontentement. « J’ai déposé mon mil depuis le matin avant d’aller au champ, en pensant repartir avec la farine à mon retour, mais rien. Cela fait deux fois que je fais la navette. A quelle heure vais-je finir la cuisine du soir ?», se plaint-elle, visiblement frustrée.
Un garçon d’environ 13 ans, téléphone portable à la main, s’approche timidement et tente de la rassurer : « Patientez un peu, mon papa est au marché. Je vais l’appeler, il va venir ». Chez Souleymane Ouily, toujours à Poa, femmes et jeunes filles défilent sans discontinuer dans son moulin entièrement électrique. Certaines viennent moudre leurs céréales, d’autres récupérer leurs produits finis. A l’extérieur, trois machines sont installées. A l’intérieur, deux autres sont fixées. Chacune joue un rôle bien précis : l’une décortique les céréales, l’autre les transforme en farine. Une troisième écrase les épices, tandis qu’une autre encore broie les arachides en pâte. Toutes ces machines lui appartiennent.

Il les a acquises à près d’un million F CFA et les installations électriques lui ont coûté environ 200 000 F CFA. Son savoir-faire et la passion qu’il nourrit pour ce métier de meunier depuis plusieurs années attirent une clientèle fidèle. Au quartier Niangdo, dans la cour d’Adama Tiemtoré, un groupe de jeunes égrène le maïs à côté d’un moulin traditionnel, implanté à l’extrémité de la concession. Sanata Kabré et Alimata Nikiéma, malades depuis une dizaine de jours, n’ont pas encore rejoint les champs pour les récoltes tardives d’arachides. Sanata raconte que deux semaines plus tôt, elle a dû écraser du petit mil à la meule pour préparer de la bouillie pour toute la famille, le moulin moderne du quartier étant tombé en panne. « Le meunier a mis trois jours avant que le ronronnement ne reprenne », explique-t-elle.
La chanson à la meule, une « arme » pour la femme
Sa coépouse Alimata renchérit : « C’est pour faire face à ces situations, sans oublier les coupures intempestives d’électricité, que nous avons demandé à nos maris de nous construire une meule ». En cas de panne ou de coupure, le menu est improvisé. En lieu et place du tô, initialement prévu, elles préparent du « babenda » ou du « gonré », lorsque des feuilles de haricot sont disponibles. Ces mets locaux nécessitent moins de farine, souvent obtenue à partir de maïs ou de petit mil écrasé et complétée par de la poudre d’arachide, contrairement au tô qui exige une quantité plus importante.
L’activité de moulage se déroule sur une sorte de terrasse aménagée, où chaque femme installe sa meule, appelée «neeré » en langue mooré. Cet espace devient un véritable lieu de rassemblement où les femmes se retrouvent ensemble ou individuellement pour écraser les céréales. Dans les sociétés africaines en général, la parole étant sacrée et ne devant pas être prononcée n’importe où, les femmes ont développé une littérature orale qu’elles

NoagaYaméogo : « si l’outil de moulage devient lisse, c’est un fer très dur qui est utilisé, avec
une technique de réparation pour qu’il redevienne rugueux ».
expriment dans le cadre de leurs activités quotidiennes. Autour de la meule, elles chantent les louanges de leurs maris, se consultent, échangent des conseils et partagent leurs expériences de vie conjugale.
Par le passé, lorsqu’un message devait être transmis au chef du village, c’est à travers les chants exécutés à la meule qu’il était communiqué. La chanson exécutée au lieu de moulage remplit une double fonction : le divertissement et la dénonciation. Dans cette dernière, le mari, la coépouse ou la belle-mère peut être visé sans détour. Cette réalité est résumée par ce proverbe moaga qui stipule que : « Continuer d’écraser, c’est continuer de chanter ». Autrement dit, l’écrasement est indissociable du chant. Même seule à la meule, la femme chante souvent sans s’en rendre compte. « C’est à travers la chanson que la femme exprime ses émotions, ses frustrations et ses réalités sociales.
Elle extériorise son silence intérieur, la bouche étant parfois son unique arme. La chanson devient un art et un véritable compagnon de travail », soutient Sanata Kabré. Le Directeur provincial (DP) chargé de la Culture du Boulkiemdé, Bely Bayala, souligne que la meule, au-delà de sa fonction première de mouture, joue un rôle fondamental de cohésion sociale. Véritable outil de communication, elle constitue selon lui, un espace où circulent informations, rumeurs et messages communautaires, qu’ils soient positifs ou négatifs.
Répondre rapidement aux cas d’urgence
La meule en granite se compose de deux éléments distincts : la meule-mère de forme rectangulaire, posée sur une élévation en terre battue et la meule-fille, que la femme fait glisser à la surface de la meule-mère dans un mouvement de va-et-vient, tout en exerçant une pression sur les grains pour les écraser. Aujourd’hui, bien que les moulins à gasoil ou électriques soient présents dans presque tous les villages, le moulin traditionnel demeure, de l’avis de nombreuses femmes, la meilleure alternative en cas d’urgence. Pour Béatrice Baki, nièce du village de Niangdo, la meule reste irremplaçable.

Elle explique que l’accueil d’un étranger impose la préparation du traditionnel zom-koom, boisson obtenue à partir de mil écrasé à la meule, pétri avec du beurre de karité et relevé d’un peu de piment. « Du point de vue écologique, la meule est la meilleure option. La farine ne dégage ni odeur de gasoil ni arrière-goût suspect », affirme-t-elle. Lors des cérémonies coutumières, telles que le Poug-poussoum (PPS), qui signifie salutations de la femme en mooré ou les mariages traditionnels, les céréales sont systématiquement moulues à la meule. Quelle que soit la quantité, toutes les femmes se mobilisent. Elles reconnaissent unanimement par ailleurs, que le tô issu de la meule est plus savoureux que celui du moulin moderne.
« Avec la meule, le tô est plus collant, plus naturel. On mange mieux et on se rassasie plus vite », confie Béatrice Baki, sourire aux lèvres. Chez le Teng-soaba de Koudougou, Sibkalga Yaméogo, centenaire installé au secteur 1, quartier Dapoya, une seule meule trône au milieu de la cour, sur une terrasse. Sa première épouse, Buudnoma Yaméogo, âgée de plus de 80 ans, limite désormais ses activités en raison du poids de l’âge. C’est sa coépouse, Noaga Yaméogo, qui a pris la relève. Elle recourt à la meule lorsque la quantité de mil à moudre est modeste.
Donner un nouveau mécanisme à la meule
Chaque année, des rituels et fêtes coutumières sont organisés chez le vieux Sibkalga. A ces occasions, il exige qu’une partie du mil soit moulue à la meule, l’autre pouvant passer au moulin cylindrique. Avant l’apparition des moulins à cylindres, il y a environ 40 ans, les femmes dépourvues de meule se déplaçaient de concession en concession pour moudre leurs céréales. Aujourd’hui, au quartier Dapoya, moins de deux cours disposent encore d’une meule. Autrefois accessible à 300 F CFA, la meule coûte désormais beaucoup plus cher. Alassane Zongo, originaire du village de Ramongo, dans le Boulkiemdé, exerce le métier de tailleur de meules.

Il affirme pouvoir sculpter jusqu’à trois meules par jour et les vendre à 6 000 F CFA l’unité. « La production a fortement baissé, car peu de familles continuent d’utiliser la meule. Pourtant, obtenir un produit de qualité exige de la force, une bonne alimentation et un savoir-faire spécifique », justifie-t-il. Selon Bely Bayala, les sites d’extraction des meules sont aujourd’hui reconvertis, notamment au profit des carrières de Bâtiment et travaux publics (BTP), jugées plus rentables. « La donne est devenue plus fructueuse du côté des carrières que de celui des meules », constate-t-il.
Malgré la pénibilité du moulage, les utilisatrices reconnaissent les nombreux avantages de la meule : absence de dépenses financières, réduction des déplacements et gain de temps pour d’autres activités. Elles souhaitent que cet outil ancestral soit préservé pour les générations futures. Dans la société moaga traditionnelle, la maîtrise de la meule faisait partie des épreuves imposées à la jeune fille nouvellement mariée. Savoir moudre constituait un honneur pour la mère et une fierté pour la fille.
« Aujourd’hui, cet outil emblématique est relégué au second plan, au profit du moderne », regrette Buudnoma Yaméogo. Pour des raisons culturelles, sociologiques et écologiques, le Directeur régional de l’Eau et de l’assainissement de l’environnement (DREAE) de Nando, Mamoudou Kandé, par ailleurs inspecteur de l’Environnement, souligne que les meules communautaires et collectives peuvent être maintenues. Pour qu’elle soit moins pénible, il note que la meule traditionnelle peut être modernisée. « Elle peut être fabriquée sous forme de roue comme dans des zones rurales de certains pays arabes, pour réduire la pénibilité lors du moulage », fait-t-il savoir. Des impacts sanitaires humains et environnementaux

Le DP chargé de la Culture, Bely Bayala, confie que le Burkina Faso est aujourd’hui dans une dynamique où tout doit être endogène et il faudra travailler à donner un nouveau mécanisme à la meule. « Même s’il n’y avait pas le moulin moderne, avec l’évolution, nos grands-parents allaient trouver un moyen pour mécaniser la meule et l’adapter à notre époque », se convainc-t-il. Il indique qu’au niveau du ministère en charge de la culture, il y a une direction chargée du patrimoine culturel pour préserver ces valeurs matérielles et immatérielles de la meule.
Si le moulin moderne réduit la pénibilité, il fait néanmoins gagner du temps et permet aux femmes d’entreprendre des Activités génératrices de revenus (AGR). Il n’est pas sans conséquences sanitaires et environnementales. Le moulin moderne conçu à base de ferrailles, sans occulter les odeurs des fuites d’huile ou des hydrocarbures se répercutent parfois sur le produit fini. « Avec les évolutions technologiques, il serait difficile que la génération actuelle et future revienne à la meule, sinon que cette farine naturelle, fraichement moulue à la meule est meilleure et elle nous épargne de toutes sortes de maladies », lâche le chef de ménage, Adama Tiemtoré.
Le meunier Ousséni Ouédraogo du village de Ramongo, faute d’électricité, utilise du gasoil. Il dit dépenser 110 000 F CFA pour l’achat de cet hydrocarbure qu’il juge moins coûteux que l’électricité. Le nutritionniste en charge de fortification et de la sécurité sanitaire des aliments, Abdoulaye Gueye, rappelle que les céréales complètes sont riches en vitamines B, vitamine E, en fibres et en sels minéraux. « Après le décorticage ou le raffinage, la majorité de ces micronutriments est perdue. Il faut alors enrichir artificiellement la farine pour compenser le manque à gagner », explique-t-il.
Il existe plusieurs types de moulins à céréales, allant des petits moulins manuels aux moulins industriels à grande échelle. Au Burkina Faso, ceux répandus sont les moulins électriques et à gasoil. Toutefois, le concept de base demeure le même, qui est de broyer

les valeurs ancestrales.
les grains des céréales en des farines raffinées, dépourvues du son et du germe. Cela entraîne, de l’avis du nutritionniste, une réduction non négligeable des fibres alimentaires, de vitamines du groupe B, de vitamine E, de sels minéraux (fer, magnésium, zinc) et d’antioxydants avec pour conséquences, un risque accru de carences en micronutriments, de troubles digestifs et de maladies chroniques, comme le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires.
Les moulins varient en termes de coût, de la capacité de production, du fonctionnement, de l’entretien, de la robustesse, de la rentabilité, de la disponibilité, du développement socio-économique et du potentiel de réduction de CO2. Le DREAE, Mamoudou Kandé, indique que certaines options ancestrales étaient orientées pour conserver la nature.
Il souligne que les moulins à gasoil sont plus polluants que l’essence parce qu’ils produisent, selon lui, de la fumée avec beaucoup plus de CO2 nocif pour la santé. Il ajoute que ce même CO2 augmente les Gaz à effet de serre (GES) du pays des Hommes intègres.
« Si on laisse déverser un centilitre de gasoil sur le sol, il le pollue et cela peut atteindre la nappe phréatique. En plus, la pluie l’emportera dans les rivières, occasionnant des

conséquences sur la santé humaine, animale et environnementale », déplore-t-il. Il justifie que les technologies anciennes, dans leur cycle de vie ont très peu d’impacts négatifs
sur l’environnement et les ressources naturelles, contrairement aux moulins modernes qui consomment de l’énergie, avec des huiles de vidange et de petits déversements qui contribuent à dégrader l’environnement. Il précise qu’en dehors du granite, la meule conçue avec du bois ou de la terre cuite, joue également sur l’environnement.
Il détaille que les types de déchets produits par les moulins modernes sont solides, liquides et gazeux et le gros des déchets sont les ferrailles. L’environnementaliste affirme qu’avant d’être recyclés, ils sont déposés dans des endroits encombrants, provoquant des nids d’insectes et des moustiques. « Il n y’a pas de gestion spécifique pour ces déchets.
Au niveau des petits moulins, il y a certains types de déchets à négliger, par contre, pour les grands moulins, on se pose la question de savoir comment est fait le nettoyage des céréales et où vont les eaux usées ? », se questionne M. Kandé. Pour lui, en matière de déchets, le meilleur déchet est celui qui n’a pas été produit et seul le système traditionnel est très minimisé.
« Dans le domaine écologique, nous sommes prudents parce que le zéro impact négatif est extrêmement rare tout comme le 100% impact positif est rare », confie l’inspecteur de l’environnement. Comme alternatives pour réduire les impacts environnementaux, M. Kandé propose des moulins électriques à base de plaques solaires. « Bien que ces plaques aussi aient été fabriquées à quelque part dans le monde, elles vont minimiser les impacts sur l’environnement parce qu’en ce moment, l’électricité du moulin viendra directement de la plaque ou de la centrale solaire ou bien de l’éolien », justifie-t-il.

Pour les risques de maladies avec les moulins modernes, le nutritionniste conseille d’une part, l’utilisation des bacs de rétention pour les réservoirs d’huile et de carburant afin de contenir les fuites. D’autre part, il recommande de privilégier les surfaces lisses, imperméables et faciles à nettoyer, pour éviter l’accumulation de poussières, d’huile et d’installer des systèmes d’aspiration à la source pour les poussières de farine et de son.
« Il faut que nous ayons une bonne pratique d’hygiène et de maintenance en formant et en sensibilisant des opérateurs. Il faut que nous établissions aussi des normes claires pour l’implantation et l’exploitation des moulins, comme la distance entre zone mécanique et zone alimentaire », suggère-t-il. Il précise que les risques sanitaires des moulins modernes ne sont pas une fatalité. L’idéal pour lui est de promouvoir des moulins “propres”, où la qualité nutritionnelle des céréales est préservée.
Afsétou SAWADOGO






