Zone de libre échange continentale: « Techniquement, il reste beaucoup à faire…», Dr. Illy Ousseni

La Zone de libre échange continentale (ZLEC) en Afrique est entrée en vigueur le 30 mai 2019, à l’issue de sa 22è ratification faite par la Guinée. Et la question sera sur la table du sommet des Chefs d’Etat de l’Union africaine ce vendredi 5 juillet  à Niamey au Niger. Mais que renferme cette notion de ZLEC ? Comment sera-t-elle opérationnalisée ? Quel sera son impact sur le commerce intra-africain ? Quels pourraient être les obstacles à sa mise en œuvre réussie ? Pour répondre à toutes interrogations et bien d’autres, Sidwaya a rencontré un expert en la matière : Dr. Ousseni Illy, enseignant chercheur en droit à l’Université Ouaga II, spécialiste des relations commerciales internationales et par ailleurs directeur exécutif du Centre africain pour le commerce international et le développement.

Sidwaya (S.) : Le 30 mai 2019, la Zone de libre échange continentale (ZLEC) en  entrée en vigueur, après sa 22è ratification.  Que renferme cette notion?

Dr. Ousseni Illy (O.I): Une  zone de libre échange est définie techniquement comme un espace économique qui regroupe plusieurs pays et au sein duquel les barrières tarifaires (les droits douanes par exemples) et non-tarifaires (les restrictions à l’importation, à l’exportation comme les quotas,  les contingents) sur les échanges commerciaux sont supprimés entre les pays partenaires. Toutes ces barrières, y compris barrières administratives, de normes, sont supprimées de sorte à ce que le commerce entre les pays membres puisse se faire de manière libre, sans obstacles tarifaires et non-tarifaires. Une zone de libre échange continentale (ZLEC) vise justement à créer cet espace à l’échelle de tout le continent africain. Cela veut dire que lorsque  cette ZLEC sera effective, il n’y aura plus de droits de douanes sur le commerce à l’intérieur du continent sur les produits originaires africains. Lorsque le Burkina Faso par exemple voudra exporter son coton, son sésame ses amendes de karité en Afrique du Sud, il le fera sans droits de douane, à l’exception de la TVA (qui n’est pas une taxe à la porte). Inversement, l’Afrique du Sud, le Kenya Cameroun, etc.  pourront exporter leurs productions vers le Burkina Faso sans payer les droits de douane et sans être soumis à des limitations quelconques en termes de quantité. L’objectif de la  ZLEC, est de créer un vaste marché à l’échelle africaine où les produits circuleront librement d’un Etat à un autre.

S.: On dit que la phase opérationnelle de cette ZLEC commence le 7 juillet prochain, concrètement comment cela va se faire ?

O.I: Concrètement, le 7 juillet 2019 ne sera pas la phase opérationnelle mais plutôt la phase politique. L’accord de la ZLEC a été signé en 2018 par la quasi-totalité des Etats africains à l’exception du Nigéria, du Benin et de l’Erythrée mais le  Nigéria  a annoncé qu’il le signera au sommet de l’UA qui s’ouvre  le 5 mai à  Niamey au Niger. L’accord est entré en vigueur le 30 mai 2019 parce qu’il avait besoin d’être ratifié par 22 pays. Aujourd’hui, on dépasse ce nombre.  Mais il reste encore des éléments qui ne sont pas encore prêts  pour que la ZLEC soit  effective maintenant?

S : Quels sont ces éléments manquant pour rendre opérationnelle la zone de libre échange continental ?

O.I: L’un des éléments importants, c’est définir  ce qu’on appelle les règles d’origine. Car dans une zone de libre échange, la levée des droits de douane, portent sur les produits originaires des pays membres. Et il y a des règles pour définir ce que c’est qu’un produit originaire car un produit peut être fabriqué par plusieurs pays. Le Burkina Faso importe  par exemple des pièces des motos pour venir  les monter  sur son sol ; est-ce que le fait que ces motos aient été montées dans notre pays, elles  peuvent être considérées comme étant des produits made in  Burkina Faso et  qui pourront par conséquent  bénéficier de cette libre circulation ? Et c’est pour éviter que les pays importent des pièces, les rassemblent pour ensuite revendiquer qu’ils sont des produits originaires qui doivent bénéficier de la libre circulation,   que l’on définit les règles originaires.  Dans la définition des règles, on pourra dire que pour qu’un produit industriel soit considéré comme un produit originaire burkinabè, il faudra que  par exemple 60% de la valeur ajoutée ou la matière première  provienne du Burkina Faso. Ce texte définissant ce que c’est qu’un produit africain, qui est très important et sans lequel la ZLEC ne peut être effective n’est pas encore pris. En plus de ce texte, il y a d’autres textes pour harmoniser les normes, les pratiques douanières, etc.  qui ne sont également pas encore pris. Vu tout cela, je pense que Niamey va simplement  lancer politiquement la zone. Mais techniquement, il reste encore beaucoup de  choses pour que les produits puissent bénéficier de la libre circulation.

S : Lorsque cette ZLEC serait effective, quel pourrait être son impact sur le commerce intra-africain ?

O.I : Théoriquement, les effets d’une zone de libre circulation, c’est comme on vient de le dire, les barrières sont levées, à priori le commerce devient plus libre et va augmenter. Cela  va avoir un effet d’entraiment sur la production, sur la création d’emplois. Mais tout cela, c’est de la théorie. On a essayé de faire des simulations, il semblerait que lorsque la zone sera effective, elle pourra entrainer une augmentation du commerce intra-africain de l’ordre de 60% . L’idée c’est de faire en sorte  que les pays africains échangent plus entre eux. Puisqu’à l’heure actuelle on constate que le commerce entre les pays africains est très faible, entre 10-12%.

L’objectif est que, selon les calculs de l’Union africaine en 2022 et au-delà, si la zone est effective, au moins 50% du commerce total de l’Afrique  soit à l’intérieur du continent, c’est-à-dire sur des produits  africains. Mais  on attend de voir si ce serait le cas.

S : Quels seront les effets pour les pays qui n’ont pas ratifiés la ZLEC?

O.I : Pour les pays qui n’ont pas signé aujourd’hui, l’accord ne leur sera pas appliqué. Ces pays garderont leurs politiques commerciales antérieures et l’accord ne leur ne sera pas opposable. Ils ne seront pas obligés d’ouvrir leur marché aux produits africains. Chacun a ses raisons.

S : Justement, quelles sont ces raisons qui ont  poussé ces pays à ne pas signer ou ratifier l’accord ?

O.I: L’argument du Nigeria par exemple qui refusait de signer l’accord est qu’une zone de libre-échange n’a pas que des effets bénéfiques. Dans une zone de libre-échange, vous supprimez vos droits de douane et les autres restrictions, c’est-à-dire que vous ouvrez votre marché à la concurrence. Ce qui signifie que vous exposez également vos producteurs nationaux. Si vos producteurs ne sont pas bien préparés et que les autres qui viennent d’ailleurs sont plus efficients et ont des coûts de production moindres, ils peuvent éliminer les vôtres. Donc il y a un danger qui est là. Au-delà du fait même que l’Etat va perdre des recettes douanières en levant les droits de douanes, il y a le risque que les producteurs locaux peuvent subir des dommages pouvant conduire même à leur disparition.

Le Nigeria avait dit qu’il n’y avait pas suffisamment de garantie dans l’accord qui lui permettait au cas où ses producteurs seraient menacés de pouvoir prendre des mesures pour les protéger. C’est en réalité les industriels nigérians qui ont posé ce problème à leur gouvernement pour dire l’accord risque d’entrainer la fermeture d’industries au Nigeria, compte tenu du fait que la concurrence avec les autres pays va être rude. Vous savez que quand on parle de zone de libre échange continentale, c’est y compris les pays maghrébins (le Maroc, l’Algérie, l’Egypte) et l’Afrique du sud  qui sont tous des pays industriellement très avancés. C’est vrai que par rapport à ces pays, le Nigéria est une grande économie mais ce pays avait des craintes au niveau de l’industrie nationale, parce que son secteur privé était réservé, surtout les industriels. Mais est-ce que le secteur privé et le gouvernement nigérians ont trouvé un terrain d’entente, on attend de voir si le Nigéria va finalement signer l’accord.

La principale crainte au niveau des pays, c’est aussi la perte des recettes  (taxes douanières) mais surtout la perte  des marchés au niveau des producteurs nationaux.

S : Comment peut-on expliquer  que des géants comme le Nigéria  aient  hésité avant de rejoindre la ZLEC alors que ceux comme le Burkina Faso y ont adhéré sans hésitation ?

O.I : Des pays comme le Burkina Faso n’ont pas fait  d’études particulières pour évaluer les effets de la ZLEC sur leurs économies. Je crois que le Nigéria a pris  le temps de faire une étude d’où  ses hésitations. L’Union africaine et la commission économique des Nations unies  ont fait des études qui ont  montré que ce sera positif pour tous les pays mais en réalité, certains pays vont perdre.  Pour un pays comme le Burkina Faso, même sans étude, on ne peut pas s’attendre à un impact  significatif sur les importations. Parce que si vous regardez le Burkina Faso,  nous sommes déjà en zone de libre échange avec nos principaux partenaires commerciaux. Il s’agit de la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Togo, et tous ces pays sont déjà membres  soit de la CEDEAO,  soit de l’UEMOA.  La zone de libre échange économique  va supprimer les droits de douanes  avec les autres pays. Mais quel est le degré de commerce entre le Burkina et  l’Afrique du Sud  ou le Cameroun  ou encore le Kenya par exemple ? Peut être que la ZLEC va favoriser  le commerce avec ces pays. Je vois surtout un impact dans la relation avec le Maroc. Ce pays a une industrie  et une agriculture développées. Vous savez le Maroc exporte des tomates et des oignons au Mali et au Sénégal, peut-être  que si les droits de douanes sont levés grâce à la ZLEC on retrouvera des tomates marocaines sur le marché burkinabè et là on aura un impact sur les producteurs  locaux de tomates. Mais on n’en sait rien vu qu’il n’y a pas eu d’études sur la question.  Vous savez ces accords sont plus politiques qu’économiques.

S : Est-ce que la mise en œuvre  de la ZLEC ne risque pas d’être confrontée à des difficultés étant  donné qu’il n’y a pas eu d’études au niveau de certains pays ?

O.I : Il peut y avoir des difficultés et l’accord prévoit des soupapes de sécurité, comme tous les accords de commerce. Cela veut dire que lorsqu’un pays est confronté à une augmentation massive des importations, des techniques  sont prévues pour lui permettre de les stabiliser. De plus, l’accord ne va pas ouvrir le marché pour tous les produits, il y a une marge de manœuvre qui est laissée aux pays, car à terme, les droits de douanes seront levés sur 95% des produits. Chaque pays pourra choisir les produits qu’il juge sensibles et les protéger. Du reste l’accord prévoit dans un 1er temps la suppression des droits de douanes sur 90% des produits pendant une dizaine d’années. Tous ces garde-fous font que si le Burkina  décide  qu’un produit est sensible et qu’en l’ouvrant à la concurrence ce secteur risque de souffrir, il peut décider de le mettre dans les 10% et à termes dans 5%   qui ne seront jamais soumis à l’ouverture afin  de permettre aux secteurs sensibles d’exister.  Si l’accord est mis en œuvre de façon transparente, il y aura des opportunités à saisir pour les opérateurs économiques  burkinabè.

S : Quels peuvent être les autres obstacles à la réussite de la zone  de libre échange économique ?

O.I : Les pays africains sont champions en signature d’accord. D’ailleurs la ZLEC n’est pas le premier accord d’intégration continentale, il ya eu ce qu’on appelé le traité d’Abuja qui avait prévu la création de la communauté africaine avec un programme de libéralisation assez schématisé et bien parfait . Il avait été signé par tous les Etats africains en 1991.  Le principal obstacle que je vois c’est d’abord la mise en œuvre, le respect des délais prévus. Aucune étude n’a été faite au niveau des pays, si dans la mise en œuvre, les pays se rendent compte que l’impact est très significatif sur  leurs recettes,  ils peuvent décider d’arrêter la mise en œuvre. Déjà que dans les communautés régionales, il y a des pays  qui continuent d’appliquer les droits de douanes sur certains produits à l’intérieur  de la CEDEAO ou de l’UEMOA.  Il y a des mécanismes de sanctions mais personne ne les actionne.

L’un des défis majeurs et celui de la production, car comme on le dit ce se sont pas les accords qui créent le commerce. L’une des raisons de la faiblesse du commerce intra-africain  c’est parce qu’il n’y a pas de production. Quand vous regardez, en dehors des produits agricoles et des matières premières, il n’y a pas de pays africains  qui  mettent suffisamment de produits  manufacturés de qualité sur le marché  de sorte à éviter que les autres ne s’approvisionnent en Chine.

Le troisième défi est le transport, alors que tout le sait qu’en Afrique, les routes, les moyens de transport et même le  coût de transport  sont  des facteurs handicapants.  Tant que le problème des infrastructures de transport et du parc ne se sont pas réglés, cet accord restera théorique.

S : Que doit on attendre de la réunion des chefs d’Etats de l’Union africaine à Niamey ?

O.I: Les chefs d’Etat vont donner le coup de pouce politique pour le départ de la zone de libre échange économique. Mais le problème est qu’après ils retournent dans leurs bureau et laissent les choses entre les mains des techniciens. S’il n’y a pas de suivi politique auprès des administrations par les chefs d’Etats, le lancement seul ne suffira pas.

S : Est-ce à dire que l’union économique et monétaire d’ici  2028 n’est pas réaliste ?

O.I : Tout est possible. Je ne suis pas pessimiste mais juste un peu réservé. Si vous prenez le projet de 1991, selon le calendrier  adopté, on devait être dans la zone de libre échange depuis 2017. Pourtant c’est en 2019 qu’on lance une zone  de libre échange et qui va prendre 10 ans minimum pour se mettre en  place, cela me laisse sceptique. La monnaie de la CEDEAO devait être en vigueur depuis 2005 et 15 ans après nous sommes entrain de discuter de son nom.  En réalité, la plupart des projets africains sont politiques, mais personne n’y  croit et c’est là le problème. C’est pour cela que l’intégration sous régionale ne décolle pas.

Interview réalisée par Mahamadi SEBOGO

windmad76@gmail.com

 

 

 

 

 

 

 

 

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