LA TRAVERSÉE : UN AUTRE REGARD SUR LA MIGRATION

Le premier long métrage d’Irène Tassembédo distingué au Fespaco dans la Sélection Perspectives en 2021 vient de remporter, ce mercredi 23 Novembre 2022 à Ouagadougou, le Prix de la Critique du Cinéma burkinabè Clément Tapsoba.

Les cinémas d’Afrique ont enregistré dans leurs médiathèques de nombreux films en lien avec l’immigration des jeunes africains en Europe. Parmi lesquels on peut visiblement remarquer dans ce tableau d’affichage consacré à cette thématique filmique La Pirogue de Moussa Touré 2012 et Altantique de Maty Diop en 2019.

Le film de la réalisatrice Irène Tassembédo semble indiquer les enjeux de cette projection narrative dès la codification du titre. Le titre du film donne un aperçu sur ce qui va se produire, il résume en grande partie les actions. La traversée comme titraille induit un mouvement donc en rapport avec un itinéraire, ce qui suppose que les acteurs vont quitter un point de départ pour une destination.

On a des personnages qui sont en quête d’un nouvel espace porteur d’espoir et de rêve : un eldorado.

D’un point de vue cinématographique, des indices narratifs sont à noter sur certains plans en ce qui concerne leur pays de départ. Les mentions écrites avec l’indicatif téléphonique du Burkina 226, les paroles des acteurs  situent leurs cadres d’actions avec précision : Ouaga, Tampoui, Ouaga, Sabou, Kilwin…

Que dire de leurs points de chute ? « La traversée » présente un dessein de voyage de jeunes burkinabè vers l’Europe. L’écriture narrative se structure autour donc de ce voyage. Les personnages du film se préparent à surmonter une série d’épreuves, à « traverser » des étapes similaires à celles qui se profilent pour la plupart des jeunes africains qui pensent aux chemins de l’Europe.

La réalisatrice Irène Tassembédo laisse entrevoir les possibles péripéties aux spectateurs que sont : la nage, le camouflage, la course-poursuite… Ces univers virtuels deviennent des motifs de l’action filmique, la mise en scène simule cela avec les différents exercices collectifs des acteurs précités.

Si en règle générale les films d’Afrique montrent les candidats à l’immigration clandestine dans des situations de dangers réels, le scénario d’Irène Tassembédo est dans la projection factuelle. Il s’agit-là d’une initiation avec des pseudos situations de ce qui pourrait arriver dans leurs expéditions.

On comprend dès lors dans ce contexte que le cahier du jeune personnage Akim qui rêve de l’Europe, n’est pas un journal de voyage dans lequel le personnage consigne les découvertes d’une « traversée » quelconque déjà effectuée mais plutôt un support matériel pour consigner le scénario des aventures d’un périple en gestation.

Une traversée des arts

Le spectateur a pu remarquer au cours de cette création audiovisuelle, une série d’exposition de faits et de pratiques artistiques. On retient à ce sujet, quelques notes de guitare sur la bande-son avec l’artiste-musicien Patrick Kabré; la chanson avec Mai Lingani, l’accapela de Feli ; le slam à l’espace « 226 » que la réalisatrice caractérise par le biais d’une réplique de « poésie d’aujourd’hui ».

Par-dessus tout, on a les arts plastiques marqués par le décor spatial du 226. Ces phénomènes artistiques dans ce film apportent probablement avec la mise en scène une plus-value artistique.

Le spectateur perçoit également le fort taux de déploiement à l’écran de la danse. Une dose de rappel dans ce film de l’ADN d’Irène Tassembédo connue internationalement d’abord comme la cheffe d’orchestre de sa compagnie de danse EDIT.

Il y a à noter que le recours à l’expression du corps dans cette œuvre filmique d’Irène Tassembédo joue un rôle dans la tension narrative. Sur ce dernier point, il faut dire que l’exploitation de la danse allie synchroniquement occupation scénique et de nombreux facteurs expressifs tels que la musique en play-back, les applaudissements, la chorégraphie quand il s’agit du ballet dans la seconde occurrence de la danse dans ce film. Bref, l’éminent rôle des gestes du corps est de désamorcer l’angoisse du récit principal avec le voyage qui se dessine.

Pour réussir ce parallèle avec ce projet de voyage qui est aussi une « traversée des arts » Irène Tassembédo convoque des vedettes de la musique et de la danse locale burkinabè à l’écran, Patrick Kabré, Zicket de Emilio le Chanceux… Ces récits secondaires artistiques se greffent au sujet principal et cadencent l’action cinématographique.

Une traversée linguistique

Ce film, bien qu’il soit tourné en français pour la voix originale, la bande-son donne à entendre des bribes de la langue mooré, du français populaire ivoirien communément appelé le « nouchi » mais aussi de l’italien. Cette dernière en tant qu’outil de communication crée une ambiance anticipée, celle de la terre nouvelle rêvée.

Le scénario codifie les personnages avec des noms italiens : Prompto, la Diva, Maestro. Un apprentissage linguistique subtil s’opère alors à travers les dialogues de « La traversée ».

Un grand nombre d’expressions sont captées par les spectateurs. Tout compte fait, on peut dépasser la langue comme élément de culture de l’autre, expression d’une altérité pour interroger le film lorsqu’il opère une autre « Traversée » : celle des valeurs sociétales entre l’Europe et l’Afrique.

Ce travail de la réalisation opère plus loin dans ce film une déconstruction de l’idée première de ce film.

La séquence finale : un recadrage

L’image d’une pirogue renversée en fin de film suscite l’émoi, un enfant qui meurt à la suite et disparait dans un barrage rappelle à bien d’égard le naufrage de milliers de jeunes africains qui s’enfoncent dans les projets de « Traversée » de la méditerranée. Cet adieu à l’obsession du voyage, ce renoncement à la terre d’espoir qu’est l’Europe à travers cette écriture filmique, ressemble à cette note musicale psalmodiée par un artiste burkinabè : «  l’Afrique, terre des prochaines migrations  ».

Victor Kabré

Collaborateur

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