Un jour, j’ai croisé le regard imbibé de l’enfant d’une mendiante aux feux tricolores du carrefour. Au dos de sa mère, il sanglotait en me fixant à bout portant. Il tremblait de froid et d’effroi, à peine sevré, il porte déjà sa croix. La croix de l’innocence perdue et de l’avenir confisqué, la croix de toutes ces proies qui ploient sous le poids du malin destin. Il avait peut-être mal à la tête ; peut-être mal au ventre ; il avait mal quelque part, sans savoir exprimer son douloureux malaise.
Il était triste et visiblement excédé ; excédé de sa petite vie de misère. Sa mère sans être amère, lui donnait des tapes tendres aux fesses en fredonnant un air solitaire. En fait, elle n’était pas qu’une mendiante. Sa tête était couronnée d’une tignasse qui serpentait le long de ses frêles épaules. Tantôt, elle souriait, tantôt, elle riait aux éclats en lançant aux usagers de la route quelques invectives de la dérive. Elle portait une jupe en loques qui laissait transparaître ses reliefs et même « l’unité centrale » de son intimité. Son torse n’était couvert que d’un bout de banderole de tissu blanc sale.
Perché à bord de la mère sans repère, le pauvre bambin sans lendemain pleurait de manque de pain. En vérité, il criait sa faim et sa soif, mais personne ne daignait lui jeter un regard de compassion. Chacun détournait ses yeux de l’insupportable, sans être un tant soit peu charitable et serviable. Les uns baissaient les yeux quand les autres montaient les vitres de leur voiture pour être à l’abri de la peine et de la gêne.
La mendiante sans tête passait en revue les usagers, la main droite sur le cœur, l’autre tendue comme un leurre. Mais aucune pièce, aucun don, point de broutille. Je n’ai jamais donné 500 francs à un mendiant. Hier, je n’avais que 6 900 francs en poche ; j’ai donné le billet de 5 000 francs à l’infortuné duo en transhumance. Une dame sortit de son véhicule, s’empressa à ôter son seul pagne et le noua à la taille du malheureux semblable. Elle rejoignit sa voiture en jupon sous une pluie d’invectives des autres usagers.
Certains klaxonnaient en hélant, d’autres insultaient même la généreuse dame de cœur. Son seul péché était de bloquer la circulation, pendant que le feu était au vert. Son seul défaut était d’être plus sensible, plus humaine.
Nous rencontrons tous, tous les jours cet enfant au dos de sa mère. Nous croisons tous, le regard de la pauvreté et de l’abandon. Mais combien cèdent à la tentation du bien ? Combien succombent à la souffrance des autres au point de partager leur peine ?
Ce jour-là, parmi les « insulteurs de mère », il y en a qui venaient de la messe ou de la mosquée, la croix en bandoulière, le boubou immaculé ; la Bible ou le Coran sous l’aisselle. Parmi les « spectateurs » de l’horreur, tous étaient issus d’une femme, très peu ont eu la chair de poule. Il y a des hommes qui n’ont jamais frissonné de froid ou soupiré d’ennui. Leur cœur est bâti en dur, barricadé de parechocs anti- émotions. Leur vie est pleine d’hommes et de femmes acquis à leur cause. Mais leur cœur est vide d’humain.
Nous ne sommes pas obligés de donner à tout le monde, en tout temps et en tout lieu. Nous ne pouvons pas tout faire pour tout le monde en même temps. Nous devons juste être humain, et l’humain n’a pas de prix, parce qu’il coûte plus que tout.
Ce jour-là, j’ai pensé à l’inconnu géniteur de l’enfant solitaire. Qui peut-il bien être. Pourquoi a-t-il fait ça ? Faire la bête à deux dos avec une malade mentale, juste pour le fantasme ; juste pour l’argent et le pouvoir.
C’est inacceptable, mais combien ont déjà consommé l’acte du pacte, sans tact, sans le moindre trac ? Combien ont ensemencé les entrailles de l’innocente démente sans abri pour émerger des débris d’une société hérétique ? Combien ont abusé de la bohémienne affamée et sans défense, pour satisfaire à une bassesse existentielle, sans sens ? Combien êtes-vous ? La pire des folies, c’est celle des « sains d’esprit et de corps » qui n’en font qu’à leur tête. Haro ! Il y a des monstres parmi nous ; des âmes souillées au corps soyeux et soigneux ; d’honorables êtres déplorables sans respect. C’est dommage pour notre espèce. Mais ils sont parmi nous quand même !
Clément ZONGO
clmentzongo@yahoo.fr