Intelligence économique en Afrique: «Le continent souffre d’un manque d’intelligence collective», dixit Dr Mounir Rochdi

En Afrique, il est de plus en plus d’intelligence économique (IE). Mais que referme ce concept? Constitue-t-il un véritable outil de développement des entreprises et des Etats africains? Quel est son niveau de pratique en Afrique?A ces questions répond l’expert marocain de l’IE, Dr Mounir Rochdi, par ailleurs secrétaire général du Forum des Associations Africaines d’Intelligence Economique(FAAIE).

Sidwaya(S): Qu’est-ce que l’intelligence économique (IE)?

Dr Mounir Rochdi (M. R):D’une manière simple, l’intelligence économique (IE), c’est la veille plus l’influence, le lobbying et la protection. Et la veille est l’identification, la collecte, l’analyse et la diffusion de toute information qui peut permettre de développer sa compétitivité. Le plus souvent, on utilise le terme information stratégique.

S: En quoi, elle est différente de l’espionnage?

R: La différence réside au niveau de la légalité. L’espionnage est illégal. L’intelligence économique est une activité légale car elle se base sur des sources d’informations ouvertes. Alors que l’espionnage, bien qu’il exploite des informations ouvertes, utilise aussi des informations noires, illégales.

S: Est-ce un nième concept à la mode ou un véritable outil de développement pour le continent?

R: Une excellente question,car le risque de tomber dans la mode est réel. Et lorsque que l’on se lance dans l’IE parce que tout le monde le fait,ça ne marchera pas. Mettre en œuvre l’IE procède d’une stratégie, d’une démarche structurée. Aujourd’hui, pour faire du commerce international, il ne suffit plus d’avoir un produit d’un très bon prix et d’une très bonne qualité. Il faut être vraiment compétitif, c’est-à-dire connaitre son environnement global (concurrents, clients, fournisseurs, réglementations, marchés). Si je dois exporter du cuivre, je dois savoir tous les autres pays exportateurs de cuivre, vers où ils exportent, la valeur de leurs exportations; le type de cuivre qu’ils exportent, les barrières tarifaires et non tarifaires pouvant entraver notre exportation de cuivre.

L’Europe peut décider d’adopter une nouvelle réglementation sur le cuivre. En IE, il faut que l’on suive bien l’évolution avant l’adoption de la loi, sinon ce serait trop tard. On doit identifier à qui parler, le député qui a proposé cette loi et pourquoi, les députés qui  le soutiennent.Tous les pays européens seront-ils impactés? On doit analyser tout l’environnement, les forces, les faiblesses, les menaces et les opportunités pour être dans ce marché.

S: Concrètement, comment l’IE peut aider l’Afrique à se développer?

R:L’Afrique a un gros déficit d’informations, je ne parle même pas d’informations stratégiques, mais d’informations tout court!Parfois, pour trouver une simple information, on perd énormément du temps. Une entreprise qui veut exporter pourrait s’informer auprès de la chambre du commerce ou d’une agence nationale des exportations. Mais elle peut se heurter à l’indisponibilité d’informations cohérentes. On lui dira que pour exporter, elle doit avoir des documents A, B, C, D; mais le jour J, la douane lui demande où est le document E. Ce n’est pas forcement la faute à la chambre du commerce, à l’agence d’exportations, car la douane ne leur a jamais dit qu’elle a mis en place un document E, depuis 15 jours. Il estimportant de coordonner les efforts lorsqu’on met une stratégie d’IE. Tout le monde doit travailler dans le même sens qui est de positionner le pays sur le marché international, d’avoir des parts de marché et de créer des emplois.

Une stratégie d’IE doit être globale, concernée pas seulement le commerce mais aussi l’éduction, car il faut former les futurs décideurs. Je milite pour que l’on introduise, ne serait-ce que pour quelques heures, le concept d’IE et de veille stratégiqueau lycée. Après on pourra faire des formations plus poussées et surtout la pratique, qui manque beaucoup en Afrique. Au niveau des concepts, on est très fort.

L’IE peut contribuer à disponibiliser l’information et  positionner l’Afrique sur lascène internationale à travers le lobbying et l’influence positive. Et cette influence peut passer par le numérique et le web. Certains pays africains sont quasiment absents du net ou n’y sont que par de mauvaises nouvelles. Alors que dans nos pays, il n’y a pasque cela, il y a aussi de très bonnes nouvelles. On a ce problème de présence sur le web, parce qu’on ne produit pas suffisamment d’informations qui donneraient une image positive de nos pays.

La protection de l’information constitue également un point très important. Chaque pays africain a un savoir-faire. Certaines entreprises viennent prendre ce savoir parce qu’il n’est pas protégé. Je ne parle pas de brevets car on ne peut pas tout breveter. Nous n’avons pas de lois qui protègent un savoir-faireautochtone, d’un chef de village qui est le seul à le connaître et que tout le monde vienne apprendre. Mais qu’est-ce que le village gagne? Pas grande chose!

S: Quel est le niveau de pratique de l’IE en Afrique?

Le niveau de pratique de l’IE est très disparate, dû aux niveaux de développement économique et aux programmes mis en placeet non à une question de savoir-faire, car tous les africains ont le même cerveau. En réalité, il y a plusieurs Afriques, du point de vue des contextes socioéconomiques, de la culture. Mais heureusement, nous avons beaucoup de points communs. Cependant il y a différentes façons de faire le business en Afrique de l’ouest, de l’est, au Maghreb, en Afrique du sud, qu’il faut considérer comme enrichissantes pour apprendre des uns des autres et mieux affronter le marché mondial.

En IE, l’Afrique du Sud et le Maroc sonten avance.La Tunisie avait aussi une bonne démarche d’IE; avec le printemps arabe, elle a eu d’autres problèmes à gérer mais elle reviendra. La Côte-D’ivoire, le Sénégal, le Cameroun se positionnent également.Il y a beaucoup de pays qui sont en attente, il suffit de leur donner le déclic.

Le Burkina Faso a eu une expérience inédite en Afrique de l’ouest avec le réseau d’intelligence collective (RIC)en 2011. Malheureusement, cela n’a pas duré pour plusieurs raisons. La semaine burkinabè de l’intelligence économique va donner un élan fort à l’IE dans ce pays. La Chambre de commerce est très présente, elle veut aller très loin; elle projette demettre en place un réseau de praticiens d’IE. Il faut qu’il y ait une approche  globale d’IE dans nos pays. Et il en sera ainsi que lorsque l’IE ne sera plus une affaire de quelques experts mais pratiquée par les plus petites entreprisesaussi. L’essentiel n’est pas d’avoir 4 ou 5 master en IE à l’université. Un bon module dédié à l’intelligence économique dans des formations universitaire peut aider énormément.

J’ai émis la proposition de créer des zones d’excellence économique en Afrique. Par exemple, le meilleur pays  d’une filière donnée devient le point focal pour tout ce qui concerne ce produit. Par exemple le Kenya pour la mangue, le Burkina Faso pour le beurre de karité, etc.Chaque point focal aura la responsabilité d’intégrer les autres pays travaillant dans la même filière, mais considéré moins avancé que lui, dans sa chaine de valeur à l’export. L’idée c’est d’éviter de faire une concurrence entre nous qui nous dessert et sert plutôt l’importateur.

S: Parlez-nous de l’expérience  du Maroc, considéré comme l’un des pays africains en avance en matière d’IE.

R:L’IE est apparu au Maroc dans les années 1990 mais elle n’était que l’affaire de très grandes entreprises présentes sur le marché international qui la pratiquaient. L’IE a réellement commencé à apparaitre dans les années 2000 grâce à la société civile; surtout, lorsqu’il y a eu la création de l’Association Marocaine d’Intelligence Economique(AMIE) en 2007 par le très respecté ancien ministre, Driss Alaoui Mdaghri, qui a réuni des experts terrain, des institutionnels, le monde académique pour développer l’IE à travers des conférences, des formations, des publications. L’AMIE a même par la suite proposé une feuille de route d’IE au gouvernement. Aujourd’hui, le gouvernement tend vers une démarche structurée d’IE. Il n’y a pas de politique publique d’IE, avec un schéma écrit mais le gouvernement insuffle l’IE dans plusieurs institutions. Parfois, ne pas avoir un schéma écrit peut faire partie de la protection économique. Quand on fait de l’intelligence économique, on ne doit pas crier sur tous les toits qu’on le fait.

S: Avez-vous un appel à lancer aux Etats africains?

R:Je souhaite que les Etats africains profitent de la Zone de libre échange continentale pour enfin avancer ensemble. L’Afrique a un problème d’intelligence collective qui nous est nécessaire si nous voulons être forts. Si on prend le cas de l’Union européenne (UE), la plupart des pays pris individuellement sont développés; mais ils utilisent l’UE pour être plus forts. Il en de même pour les Etats-Unis d’Amérique, au point que l’on oublie qu’ils sont un regroupement de plusieurs Etats.

Interview réalisée par

Mahamadi SEBOGO

windmad76@gmail.com

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