Le vivre-ensemble commence dans le même plat !

Quand j’étais petit, mon père nous disait que la nourriture était sacrée et que manger en parlotant était une transgression. Il menaçait de sévir quand nous nous adonnions à la causette sur le plat de tô. Il vouait presqu’un culte au repas et à l’heure de manger. Pour lui, celui qui mange en parlant s’encombre de bourratif, tandis que celui qui mange en silence nourrit plus son âme que son corps. Il disait même que le repas était un «chef» qui méritait respect et honneur. Aujourd’hui, c’est autour du repas que l’on discute. On se remplit la bouche, on parle en mâchant à gueule ouverte, en s’éclaboussant de miettes infectes. On mange comme dans une mangeoire, entouré de «groins» et de «naseaux». Ça piaille à gauche et à droite ; on se bourre, on se pourrit plus que l’on ne se nourrit ; on se gave comme dans une cave. Et on finit lourd mais plein d’un grand vide insondable. Quand vous mangez, peu importe ce que vous avalez. Pensez au bien que vous ingurgitez plus qu’aux bonnes choses que vous dévorez. Voilà pourquoi, certains mangent et grossissent sans grandir. L’embonpoint n’est pas un signe extérieur d’aisance ; il n’en n’est moins le signe de l’excès en trop. C’est plutôt l’indice de la faim, la carence d’esprit. Quand j’étais petit, je tenais toujours le plat commun à même le sol pendant que les aînés mangeaient. Et je devais faire attention aux collisions des mains dans le pot aux délices. Cela ne voulait pas dire que le plat se renverserait entre les ballets incessants de poignées. Cela ne voulait pas non plus signifier que le plus petit que j’étais subissait le diktat des grands. C’était un signe de respect, d’humilité et de reconnaissance. Parce que pour mieux grandir, il faut savoir être petit et surtout avoir de la retenue devant le menu. Vers la fin du repas, les grands se retiraient à tour de rôle et par ordre décroissant de classe d’âge. Je me retrouvais à la fin, seul devant une belle tarte à terminer. Je devais surtout terminer et boire la sauce avant de racler les parois du plat avec l’index recourbé et la langue aux aguets. Même quand j’étais rassasié, je devais finir le plat avant d’aller remercier maman pour la pitance. On ne jetait jamais les restes d’un plat à la poubelle, parce qu’il n’y avait pas de reste. Bien sûr, les chiens avaient leur part de fond de marmite et se disputaient la prolongation pour les miettes perdues. Aujourd’hui, je mange à table en discutant avec mon fils et ma femme ; en regardant un match époustouflant à la télévision ; en envoyant des SMS ou en appelant l’insolent ami qui ricane dans le haut-parleur. Chacun a son plat et son verre d’eau devant soi et en fait ce qu’il veut. Et puis, je mange avec une cuillère et une fourchette qui me donne un air plus civilisé et dépourvu de moi-même. A table, je mange en gesticulant et mon fils a même le temps de mimer entre deux bouchées ses pirouettes à l’école. Ma femme elle, mange en tâtant son maquillage, en me faisant les yeux doux et en triturant ses mèches pour mieux m’attacher à sa branche. Elle mange en fredonnant le tube de l’année qui passe. Elle fait tinter du bout de sa fourchette son assiette, pour mieux «kiffer» le son. La table à manger est un peu plus bruyante qu’une table d’accouchement. C’est le lieu par excellence de la pondaison des idées. Nos tables à manger sont devenues des scènes d’opéra où d’impénitents déracinés mangent en faisant des trémolos vocaux et des vocalises de soprano. L’aire du repas est une vaste cour de récréation où l’on mange comme on se démange. La bouche pleine, on se taquine sur fond d’histoires coquines. On finit par quitter la table le ventre creux, vide après avoir mangé sans s’alimenter ; après avoir bourré l’estomac de plats sans âme. Hier, je me suis essayé à manger dans le même plat que mon fils et ma femme. J’ai compris qu’à table, je mourais de faim. La chaleur de nos mains solidaires dans le plat ; les crocs-en- jambes de nos doigts complices qui se disputent le bon morceau ; le goût spécial de chaque poignée me fait dire que c‘est dans le même plat qu’on se découvre davantage. C’est dans le même plat qu’on apprend vraiment à vivre ensemble. Si vous essayez une fois, vous ne pourrez plus jamais manger seul comme un orphelin. Depuis, ma table à manger est devenue un meuble encombrant. L’ambiance a même monté
d’un cran. Et pendant que nous
y sommes, j’ai encore envie de
manger !

Clément ZONGO
clmentzongo@yahoo.fr

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