Stanislas Zézé est le Président-Directeur Général (PDG) de Bloomfield Investment Corporation, la première agence de notation financière d’Afrique francophone. Dans cette interview qu’il a accordée à Sidwaya, le 26 octobre 2024, à Ouagadougou, Mr Zézé ou « l’homme aux chaussettes rouges » livre, sans langue de bois, son analyse sur les enjeux et défis de la notation financière en Afrique, l’intérêt pour les Etats africains de se faire noter en monnaie locale. Très panafricain, il y décline également sa vision d’une nouvelle Afrique, débarrassée de tous les complexes, qui construit ses outils de développement qui lui sont propres et qui impose le respect au reste du monde. Pour y arriver, il appelle les Africains, surtout la jeunesse, à se doter de codes de valeurs, d’un état d’esprit de gagneur et à se faire respecter dans leurs domaines de compétences ou d’activités.
Sidwaya (S) : Qu’est-ce que la notation financière ?
Stanislas Zézé (S.Z) : La notation financière est le processus par lequel une agence va établir ce qu’on appelle la qualité de crédit d’une identité (Etat, entreprise, collectivité locale). La qualité de crédit est la capacité et la volonté de l’entité à faire face à ses obligations financières, à les respecter, à rembourser quand elle emprunte. Cela s’appelle la crédibilité. Autrement dit, l’agence établit si l’on peut vous faire confiance. Pour ce faire, elle fait une analyse très approfondie d’un certain nombre de paramètres, qualitatifs et quantitatifs.
S : Pour la notation financière d’un pays, d’une entreprise, quels sont les éléments les plus déterminants ?
S.Z : L’analyse est faite de façon contextuelle. Ce qui veut dire que lorsqu’on note un pays en Afrique de l’Ouest, on le fera en tenant compte dudit contexte sous régional. L’évaluation prendra en considération un certain nombre de paramètres comme la démographie du pays, sa capacité à gérer sa dette, son taux de croissance annuel, son service de la dette, le type de dirigeants, son système politique, sa relation avec ses voisins, la qualité de ses institutions, son tissu industriel, son modèle économique…
Pour l’entreprise, on regardera son mode de gouvernance, sa capacité à générer de la richesse, à gérer des flux de trésorerie, sa flexibilité financière, le soutien des actionnaires ou de l’État par exemple, ses investissements, le système de gestion des risques de contrepartie, la capacité à respecter la rate compliante, son organisation, sa répartition des tâches, du pouvoir ou s’il s’agit d’un pouvoir centralisé détenu par une seule personne, avec tout le risque que cela comporte. Il s’agit également de voir si la règlementation n’affecte pas sa capacité à générer du cashflow.
Pour une entreprise industrielle et pétrolière, on va regarder son impact sur l’environnement, les conséquences éventuelles d’une catastrophe environnementale, en termes de poursuites judiciaires qu’il faudrait provisionner. Bref, tout ce qui pourrait avoir un impact sur sa capacité à générer du cash et faire face à ses obligations financières. Au regard de tous ces éléments, nous sortons deux notes. Une à court terme, c’est-à-dire qui évalue la capacité de l’entité à faire face à ses obligations financières à moins d’un an. Nous regardons sa liquidité, sa trésorerie. Cette note intéresse les fournisseurs qui veulent savoir si à court terme l’Etat ou l’entreprise est solvable.
Et une note à long terme qui établit les fondamentaux de l’entité notée au-delà d’un an. Cette note va intéresser plutôt les investisseurs qui sont dans une logique de long terme. Et les notes sont de deux échelles : le court terme et long terme. Dans l’échelle de court, il y a 7 crans dont 2 dans la catégorie spéculative et 5 dans la catégorie investissement.
Lorsque vous êtes dans la catégorie investissement, vous êtes dans une situation de risque modéré à risque extrêmement faible. Tandis que dans la catégorie spéculative, vous êtes dans une situation de défaut avéré, c’est-à-dire en cessation de paiement, jusqu’à risque très élevé. Dans cette catégorie spéculative, on vous demande des garanties, ce qui n’est pas le cas si vous êtes dans la catégorie investissement.
Au niveau de l’échelle long terme, il 20 crans, soit 10 pour la catégorie spéculative et 10 pour la catégorie investissement. Et chaque note vient avec ce qu’on appelle une perspective, c’est-à-dire la tendance de la note : est-ce qu’elle va dans la bonne direction ou pas ? Et cette perspective est évaluée chaque trimestre. Elle peut être positive, négative ou stable.
S : Quel est l’intérêt de la notation financière pour les Etats, les entreprises, les collectivités ?
S.Z : La notation financière permet déjà d’établir la crédibilité de l’Etat ou de l’entreprise. Elle permet également à ceux qui veulent investir dans un pays ou une entreprise d’avoir les informations nécessaires sur lesquelles bâtir leur confiance à l’entité. Quand vous avez une bonne note, les conditions d’emprunt sont meilleures, on ne vous demande pas de garanties. Plus votre note est bonne, moins cher vous empruntez.
Plus, votre note est mauvaise, plus cher vous empruntez. Mais vous empruntez tout de même.
Pour le régulateur du marché financier, la notation permet d’avoir un marché transparent. Dans la finance, c’est la confiance qui établit le bon fonctionnement du marché financier. Et pour le pays ou l’entreprise, la note est un tableau de bord lui permettant de connaitre ses forces et faiblesses et de s’améliorer.
S : Les agences de notations utilisent des échelles de notes techniques comme AAA, A3, B1, Ba2, Caa1, etc. Pouvez-vous éclairer la lanterne des non-initiés sur ces échelles, notamment celles utilisées par Bloomfield ?
S.Z : Pour le long terme, nous utilisons la même échelle que Fitch et Standard & Poor’s, Moody’s Investor. L’échelle à long terme est comme une note de 0 à 20. Quand vous avez AAA, vous avez 20, A+ équivaut à 15, BBB- est égal à 10 et D équivaut à 0. Aujourd’hui, pour l’échelle de notation en monnaie locale, la Côte d’ivoire et le Bénin ont une note de 15, le Burkina a 10.
S : Le secteur de la notation financière connait une évolution, avec l’avènement des notations extra-financières intégrant des normes internationales comme les ODD ou Global reporting Initiative (GRI). Pouvez-vous en dire plus sur ces évolutions qui prennent en compte les critères environnementaux ?
S.Z : La notation extra-financière n’est pas une notation financière. Elle n’évalue pas la capacité de l’entité à rembourser mais sa capacité à respecter les enjeux liés à l’environnement. Toutes ces considérations environnementales sont prises en compte dans la notation financière. Elles sont importantes pour nous quand elles ont un impact financier.
La notation extra-financière intéresse le plus souvent des investisseurs qui sont sensibles aux questions environnementales, qui voudraient par exemple s’assurer que leur argent ne servira pas à réaliser des investissements qui engendreront la déforestation, la destruction de la biodiversité, etc. Ce type de notation existe mais, elle n’est pas déterminante sur le marché financier, car elle ne détermine pas votre capacité à rembourser ou pas vos dettes.
S : Le processus de notation financière s’enclenche-t-il à la demande du client ou à l’initiative de l’agence ?
S.Z : Il y a trois types de notations. Il y a la notation sollicitée. Elle est demandée par le client qui veut établir la qualité de son crédit, soit pour rassurer certains de ses partenaires, soit qu’il se prépare à aller sur le marché financier. Dans ce cas, c’est l’entité qui décide s’il faut publier sa note. On a également la notation obligatoire qui est imposée par la règlementation. Par exemple, dans la zone UEMOA, lorsque vous voulez lever des fonds, émettre une obligation à la BRVM, vous avez l’obligation de vous faire noter.
Enfin, il y a la notation volontaire. Elle est décidée par l’agence de notation, qui, sur la base d’informations générales qu’elle a collectées, donne une opinion sur un pays, une entreprise mais qui n’engage qu’elle, car le pays n’a pas participé, n’a pas fourni des documents, des données. A Bloomfield, nous ne faisons que de la notation obligatoire et sollicitée.
S : Quel est votre regard sur le marché de la notation financière en Afrique ?
S.Z : Le marché de la notation financière en Afrique a un potentiel extraordinaire. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le soutien des institutions étatiques pour créer un environnement qui conforte l’indépendance des agences de notation financière africaines. Ces agences africaines devraient avoir un accord de siège. Car, de l’extérieure, il y a une perception négative sur nos agences et qui apparait comme une épée de Damoclès sur elles. Les gens les considèrent comme facilement influençables par les politiques, à travers l’arme des impôts ou d’autres moyens.
Si elles ont par exemple un statut diplomatique, avec accord de siège, plus personne ne pourrait penser ainsi. Un tel statut va contribuer à renforcer de façon significative les agences de notation financière africaines. C’est un secteur florissant mais assez particulier. Depuis leur création, les agences de notation sont apparues comme mystérieuses. La preuve, on compte des centaines de banques en Afrique mais il n’y a que deux agences de notation financière. Sur le plan international, il n’y a que trois agences de notation. Pourtant, il n’y a pas d’interdiction à leur création. Les agences de notation ont la capacité d’analyser des informations qualitatives et montrer leur impact financier réel. Ce qui n’est pas forcément le cas avec les analyses classiques.
S : Pendant longtemps, le marché africain a été dominé par les agences de notations étrangères. Qu’est-ce qui explique cette présence tardive de l’Afrique sur un secteur aussi stratégique que celui de la notation financière ?
S.Z : Malheureusement, il y a plusieurs secteurs stratégiques qui échappent encore à l’Afrique. Souvent, les Africains manquent de vision et d’objectivité. En 1962, la Côte d’Ivoire envoyait de l’aide alimentaire à la Corée du Sud. Aujourd’hui, à quel niveau de développement se trouve la Corée du Sud ? En Afrique, on a du mal à planifier dans le long terme, ce qui permet d’anticiper un certain nombre de choses.
Le Burkina Faso peut imaginer son système de transport dans 100 ans, en se demandant, dans 100 ans, quelle population, quel type de villes, de moyens de transport le pays devrait avoir ? Et il commence à y réfléchir dès maintenant, à voir comment investir dans la recherche-développement pour atteindre son objectif à l’échéance prévue. Malheureusement, c’est ce que les Africains ne savent pas faire. Ils savent simplement copier/coller, souvent ils collent mal.
Au début de la création de notre agence, les gens se moquaient de nous, en disant que cela ne pourrait pas marcher en Afrique, car la notation est un domaine sophistiqué, réservé aux Blancs ! Dès que des Africains raisonnent ainsi, ils se limitent.
S : Quel est l’intérêt pour les Etats et les entreprises africains de se faire noter par des agences de notation locales ?
S.Z : Il ne s’agit pas dans l’immédiat de chercher à remplacer les agences étrangères par celles africaines, les deux sont complémentaires. Mais veiller à ce que les agences de notation en monnaie locale soient la priorité des pays africains. La différence entre les deux est que les notations en devises internationales établissent la capacité de tous les pays du monde, de toutes les entreprises à faire face à leurs obligations financières en dollar.
Sauf que les pays africains ont des économies de rente, qui fait qu’ils ne sont pas structurés pour avoir des réserves de devises élevées. Car, ils ne produisent pas de produits finis qu’ils exportent pour avoir suffisamment de devises. Et quand vos devises sont faibles, quelles que soient les performances de votre économie, votre note sera toujours faible, car elle sera basée sur votre capacité à rembourser en dollars.
Alors que dans la notation en monnaie locale, il n’y a pas de restriction liée aux réserves en devises, à la politique de transferts de devises, au taux de change. Vous empruntez en F CFA, vous remboursez en F CFA. Evidemment, votre capacité intrinsèque est déterminée dans votre monnaie locale. C’est ce qui fait que, pour un même pays, nos notes sont plus élevées que celles des agences internationales. Cela ne veut pas dire que nous sommes larges, mais tout simplement parce qu’il y a des contraintes que ces agences étrangères prennent en compte et qui ne sont pas nécessaires pour nous.
Nous demandons toujours aux pays africains d’emprunter plus dans leurs propres monnaies, car en empruntant en monnaie étrangère, ils s’exposent. C’est ce qui les a d’ailleurs amenés aux PPTE (ndlr : Pays pauvres très endettés), car à un certain moment, ils n’avaient pas suffisamment de réserves pour rembourser en devises ; si bien qu’ils étaient entrés dans un cycle vicieux où ils empruntaient juste pour rembourser leurs dettes.
Certains diront qu’ils sont obligés d’emprunter en monnaie étrangère, car certains de leurs besoins sont en devises. Mais ces besoins n’étant d’autres que les produits finis qu’ils importent, il leur suffit de fabriquer sur place ces produits finis au lieu d’être obligés de les importer. Ainsi, les besoins des pays africains seront en monnaie locale. Pour construire des routes, des ponts, etc. il faut fabriquer des champions nationaux pour réaliser ces infrastructures au lieu de faire appel à des multinationales qu’on serait obligé de payer en devises. Quand les Français veulent construire des ponts, des routes, ils ne vont pas chercher des ingénieurs chinois ou américains.
S : L’un des atouts des agences de notation africaines est aussi leur maitrise de l’environnement local…
S.Z : Absolument. Avec elles, le risque s’évalue dans son contexte. Qui connait mieux le contexte africain que les Africains ? Nous avons fait les mêmes écoles, et les standards d’analyses sont les mêmes. Mais la capacité à maitriser l’environnement est particulière, elle est culturelle aussi. Prenons un exemple banal pour illustrer l’importance de cette dimension culturelle. Un frère Africain me dit de lui prêter 100 000 F CFA, qu’il va me rembourser mercredi prochain.
S’il dit la même chose à un Blanc, ce dernier va noter cela dans son calepin, convaincu que mercredi, il sera remboursé. Mais moi en tant qu’Africain, je sais que l’échéance de mercredi peut être jeudi, vendredi, voire lundi. J’ai intégré cette donne, car je connais la culture locale. Si mercredi, il m’appelle pour dire qu’il ne pourra pas rembourser, je n’en ferai pas un problème. Par contre, le Blanc va entrer dans une colère rouge.
S : On a l’impression que les Etats, les entreprises africaines n’ont pas cette culture de recours systématiques à la notation financière…
S.Z : Tout simplement parce que nous sommes dans une culture d’opacité. Ce n’est pas forcement mauvais, c’est notre culture. Même quand nous n’avons rien à cacher, nous cherchons toujours à le faire. La notation financière implique la transparence, alors que nous avons peur de la transparence, en nous disant si nous sommes mal notés, cela peut nous donner une mauvaise réputation. Culturellement, nous cachons tout, même quand ce n’est pas nécessaire.
Mais, avec beaucoup de pédagogie, nous parvenons à convaincre les Etats et les entreprises africains qu’en réalité, la transparence les protège plus. Ce que tu considères comme étant de mauvaises informations et que tu ne vaudrais pas que les autres sachent, si tu les révèles toi-même, elles ne sont plus croustillantes, elles n’intéressent plus personne.
S : Sous nos tropiques, on a également l’impression que la notation financière est l’affaire des Etats, des grandes entreprises. Les PME africaines ne semblant pas s’intéresser à la question …
S.Z : Nous notons des PME. Il leur faut justement être structurées, organisées, avoir des états financiers. Même si elles ne sont pas auditées, les PME peuvent organiser leurs informations financières et non financières. D’une manière globale, les PME ont conscience des enjeux liés à la notation. D’ailleurs, au niveau du marché financier régional, il y a une claire volonté de créer un environnement qui inclut les PME, car elles représentent 95% de nos tissus économiques. Aujourd’hui, à la BRVM, il y a un compartiment dédié aux PME. Certes, il est vrai qu’il faut repenser les PME, l’entrepreneuriat. Il ne s’agit pas d’entreprendre pour entreprendre mais de créer une entreprise qui grandit, nous survit.
S : Parlant de l’entrepreneuriat, vous estimé que la jeunesse du continent a tout pour réussir, sauf la volonté de réussir…
Quand on veut réussir, on n’abandonne pas. J’enseigne aux jeunes africains que quand on décide d’entreprendre, l’échec n’est pas une option. Abandonner, c’est échouer. On entreprend pour réussir, si c’est pour échouer, pourquoi s’y engager. Pourquoi investir son argent dans un projet, quand on sait qu’il y a une possibilité d’échouer ? Il faut plutôt te dire qu’il y aura des challenges, des difficultés mais zéro possibilité d’échouer, car tu iras jusqu’au bout !
Il ne s’agit pas de pleurnicher, de dire qu’il est difficile de réussir dans ton environnement. Il faut plutôt se poser la bonne question : comment réussir malgré un tel environnement hostile ? Car, dans le même contexte, des champions nationaux comme les Idrissa Nassa, EBOMAF ont réussi. Il faut s’inspirer de leurs expériences. Les jeunes sont toujours dans la facilité.
S : Vous avez fondé Bloomfield Investment Corporation, la première agence de notation financière d’Afrique francophone. Qu’est-ce qui vous a motivé à investir dans ce secteur élitique, jadis dominé par des occidentaux ?
S.Z : Je suis tout simplement très panafricain. Je suis très peiné que quand je suis en Occident et je vois que les gens regardent mal les Africains, pensent mal des Africains. Quand, j’étais à la Banque mondiale, je trouvais horrible de voir des Africains se mettre avec les Occidentaux pour critiquer l’Afrique. Et mon ambition était de rentrer en Afrique pour contribuer à redorer le blason de mon continent, de faire en sorte que les gens respectent l’Afrique et les Africains. Et chaque Africain doit imposer ce respect dans son domaine de compétence. Mon objectif est d’être une référence dans mon domaine, de sorte que sur ce terrain, on respecte l’Afrique.
Bloomfield existe depuis 17 ans et nous intervenons dans 20 pays africains, 3 pays européens et un pays asiatique, dans toutes les catégories de risques, notamment les 5 catégories de risques. Nous notons les pays, les entreprises publiques et collectivités locales, les entreprises commerciales et industrielles, les institutions financières et les instruments financiers. Nous avons à peu près 130 entités dans notre portefeuille dans 12 pays africains, ce qui est assez révolutionnaire, quand on regarde l’évolution de notre agence de notation financière dont la probabilité de réussite à sa création, dans le contexte ivoirien et ouest-africain voire d’Afrique francophone, était de 0%.
Et contre vents et marées, avec détermination, nous avons décidé de passer de 0% à 100% de réussite. C’était notre ambition, mon épouse et moi, qui m’a beaucoup soutenu dans ce projet. 17 ans après, nous sommes fiers de voir la notoriété de Bloomfield à travers le l’Afrique, mais aussi le monde entier. Et aujourd’hui, notre objectif qui était de challenger les agences internationales est atteint. Ces agences internationales commencent à vouloir acheter les agences africaines. Tout cela, dans une optique de nous éteindre, mais c’est peine perdue.
Nous avons créé cette agence pour que l’Afrique ait son propre outil de notation ; ainsi, le risque est évalué dans son contexte. Car, l’approche méthodologique et les idées préconçues des agences internationales de notation pénalisent l’Afrique. Il est essentiel de créer des outils qui correspondent à l’Afrique. On ne le fait pas contre les autres mais pour nous Africains. Les autres ont créé leurs outils qui correspondent à leur environnement, leur culture, leurs intérêts. Je ne comprends pas pourquoi, nous devons toujours les copier.
S : 17 années après, peut-on dire que le bilan est concluant ?
S.Z : Absolument ! Aujourd’hui, on m’invite partout à des conférences internationales en Angleterre, en France, aux Etats-Unis… Comme vous le savez, ces gens ne t’invitent pas quand ils pensent que tu ne vaux rien. Ils ont tenté d’acheter notre agence, mais nous avons refusé ; mais ils continuent de nous gratter. Et d’ailleurs quand je vais dans les conférences internationales, je me mets en tenue africaine pour marquer les esprits. Nous avons la même intelligence qu’eux. Nous sommes complexés…
Il nous faut sortir de tout cela, déconstruire cette mentalité coloniale pour reconstruire une mentalité culturelle africaine. C’est pourquoi j’apprécie le Burkina Faso quand j’y vois les gens en tenue traditionnelle Faso Dan Fani. Non seulement cela crée un marché mais aussi une identité ! Petit à petit, les Blancs mêmes vont adopter le Faso Dan Fani, et même aller ouvrir en Occident des boutiques de vente de ces tenues. Il ne faudrait pas que nous ayons honte de qui nous sommes. Nous devons plutôt assumer notre identité africaine. Et c’est ainsi que nous allons imposer aux autres ce que nous sommes. Quand je créais Bloomfield, les agences étrangères se moquaient de moi, que je suis un plaisantin, que c’est une agence à l’africaine. Aujourd’hui, c’est elles qui veulent acheter un plaisantin, une agence à l’africaine.
S : Est-ce qu’il arrive que les entités que vous notez remettent en cause, totalement ou partiellement, vos notations ?
S.Z : Pas du tout. Mais naturellement, les gens ne sont pas contents quand ils ont de mauvaises notes. Ils font pareil avec les agences internationales mais cela ne change rien. J’ai une culture d’entreprise qui est que si dans un pays donné, on ferme mon agence parce qu’elle a donné une mauvaise note, je vais m’installer ailleurs. Je ne suis pas dans le compromis. C’est cette rigueur qui va faire qu’on va respecter l’Afrique et les Africains dans ce qu’ils font.
Aujourd’hui, il ne vient pas à l’idée qu’un ministre de l’économie vienne négocier avec moi la note que je vais donner à son pays. Tout simplement, parce que les gens savent la rigueur, le sérieux avec lesquels je travaille ! Les gens savent que je ne suis pas quelqu’un de corruptible. Tout le monde connait mon rapport à l’argent, que je considère comme un moyen. Je ne suis prêt à tout pour l’argent. Si je voulais être riche, je n’allais pas créer une agence de notation mais être un industriel comme tout le monde. La notation est un métier qui commande d’avoir une certaine éthique.
S : Selon vous, en termes de compétences, de qualification, peut-on dire que les agences africaines de notation n’ont rien à envier aux agences internationales comme Moody’s, Fitch Ratings, Standard & Poor’s ?
S.Z : Absolument rien. Quand je dis rien, c’est vraiment rien ! D’ailleurs quand Bloomfield évalue les pays africains, nous envoyons des séniors. Tandis que les agences internationales envoient des juniors. Elles ne respectent pas l’Afrique. C’est parce qu’aujourd’hui dans nos pays, avec les guerres, la mauvaise gouvernance, nos systèmes se sont dégradés ; sinon, avant, quand nos bacheliers partaient en France, ils y cartonnaient, s’amusaient avec les Français.
J’ai toujours dit qu’on ne persécute pas quelqu’un qui ne vaut rien. Regardez partout dans le monde, les Noirs sont les plus persécutés. Chaque fois qu’on donne l’opportunité à un Noir, il excelle. Qui a inventé le feu tricolore ? L’électricité ? Le GPS ? Internet ? Le Téléphone ! Ce sont tous des Noirs ! Ils ont juste racheté leurs licences. Les gens craignent les Noirs mais ils ont compris une chose : les Noirs sont émotifs. Il suffit de les mettre les uns contre les autres. Et c’est qu’ils ont réussi à faire. Notre peau noire en elle seule est un atout, elle nous protège contre pas mal de choses.
S : Si on vous demande de parler de votre plus heureuse ou pire expérience en matière notation financière….
S.Z : Pire, il n’y en a pas, car je relative tout. Ce qui me posait problème au début est que les Africains n’avaient pas confiance aux Africains. Mes frères Africains me dénigraient plus que les Occidentaux. Cela n’avait changé en rien ma conviction à mon projet, seulement j’avais mal de voir des Africains qui se mettaient avec des Blancs pour dénigrer leurs propres frères africains. C’était la période la plus douloureuse de ma vie. Sinon, je suis très heureux d’avoir créé cet outil et d’avoir amené les africains à la raison. Car, aujourd’hui beaucoup de banques ont quitté Moody’s, Fitch pour se faire noter par Bloomfield. C’est une fierté de savoir que j’ai transformé des Africains qui étaient sceptiques vis-à-vis des Africains.
Aujourd’hui, je vais partout pour parler aux jeunes africains, car je veux offrir aux jeunes frères et sœurs ce dont je n’ai pas bénéficié, pour leur dire que ce qui est important aujourd’hui et qui va permettre à notre continent de décoller, c’est l’Etat d’esprit. Pour réussir une entreprise, ce qui compte c’est votre état d’esprit et votre code de valeurs. On peut vous donner 10 milliards F CFA pour monter une entreprise et vous allez échouer. Tandis qu’avec 100 millions F CFA, une autre va réussir le même projet. Pour ainsi dire que le plus important n’est pas l’argent mais l’état d’esprit, la volonté de réussir.
S : Des voix, et pas des moindres, comme le président de la BAD, le président de l’UA, appellent à la création d’une agence panafricaine de notation. Votre avis …
S.Z : Je suis surpris, car finalement, ils ne savent pas ce qu’ils disent. Ils ne savent pas qu’il y a déjà des agences africaines qui existent sur le continent. Ils ne savent pas non plus qu’il ne sied pas d’avoir une agence publique, car cela ne va pas prospérer. Imaginez le DG d’une agence de notation de l’UA qui dégrade la note d’un pays africain. Ce qu’il faut faire comprendre à nos dirigeants africains, c’est la nécessité de créer un cadre pour renforcer les agences de notation qui existent sur le continent pour les amener au niveau des agences internationales.
Par exemple, l’Union africaine peut contraindre ses 54 pays membres à se faire noter par ces agences africaines. Cela fait déjà un marché de 54 clients, coté Etats. En plus, elle peut demander à ce que chaque pays s’engage à faire noter ses 10 plus grosses entreprises publiques par les agences africaines, ce qui fait un marché supplémentaire de 540 entreprises à noter. Et in fine, on peut nous donner ce statut spécial. Est-ce qu’avec tout cela, on aura encore besoin de créer une agence panafricaine ?
Mais le problème des Africains est qu’ils sont toujours dans l’émotion : on est fâché contre Moody’s et on crie, il faut créer une agence panafricaine. Lors d’une conférence, le Président Macky Sall a dit la même chose. Je lui ai demandé s’il savait qu’il y a une agence de notation africaine qui existe depuis 15 ans, à l’époque. Il était étonné de l’apprendre.
Ce qui me tient à cœur, c’est demander aux pays africains de se réveiller, d’avoir leur propre outil qui est la notation financière et qu’ils s’engagent à créer un statut spécial pour ces agences africaines pour les rendre complètement indépendantes, de sorte que leur crédibilité ne souffre d’aucune ambiguïté. Si elles ont par exemple un accord de siège, personne ne peut douter de leur indépendance. Malheureusement, la mentalité ici est de dire que si on leur accorde tout ce pouvoir, ils deviendront très puissants, incontrôlables ! Mais les Moody’s sont incontrôlables, est-ce que cela dérange quelqu’un ?
Interview réalisée par
Mahamadi SEBOGO
Windmad76@gmail.com