
La trypanosomiase humaine africaine, communément appelée maladie du sommeil, semble aujourd’hui sous contrôle en Côte d’Ivoire. Aucun cas n’a été détecté depuis 2020, selon le Dr Kouakou Lingué, directeur et coordonnateur du Programme national d’élimination. Dans cet entretien en marge de la Conférence mondiale des journalistes scientifiques francophones, il revient sur les efforts déployés pour venir à bout de cette maladie tropicale négligée, les défis transfrontaliers persistants, ainsi que le rôle crucial que peuvent jouer les journalistes dans la sensibilisation des populations.
Sidwaya (S.) On parle peu aujourd’hui de la trypanosomiase humaine africaine, aussi appelée maladie du sommeil. Quel est l’état actuel de la situation en Côte d’Ivoire ?
Kouakou Lingue (K L) : Depuis 2020, la Côte d’Ivoire a atteint le seuil d’élimination de la trypanosomiase en tant que problème de santé publique, conformément aux critères de l’OMS. Cela signifie que nous enregistrons moins d’un cas pour 10 000 habitants sur l’ensemble du territoire national. Mieux encore, depuis 2020, aucun nouveau cas n’a été détecté, malgré les nombreuses enquêtes et prospections menées sur le terrain. Nous nous dirigeons à présent vers l’interruption complète de la transmission d’ici 2025.
Quels sont les mécanismes de lutte qui vous ont permis d’atteindre ce résultat ?
K.L. : Plusieurs stratégies ont été mises en place le dépistage actif et passif, avec des équipes mobiles qui sillonnent le pays et des sites fixes installés dans les centres de santé l’identification des zones à risque grâce à la capture et la dissection de mouches tsé-tsé pour y détecter la présence du parasite ; la surveillance des réservoirs animaux, notamment chez les porcs, hôtes fréquents de la mouche ; la formation continue du personnel de santé, pour renforcer les capacités de détection précoce. Aujourd’hui, 47 sites de dépistage passif sont opérationnels sur le territoire.
Avez-vous impliqué les communautés dans cette lutte ?
K.L. : L’engagement communautaire est au cœur de notre stratégie. Nous travaillons avec des agents de santé communautaires, choisis par les villageois eux-mêmes, qui vivent avec eux et assurent la première alerte. Dès qu’ils observent des signes suspects chez une personne – comme de la fièvre persistante, des maux de tête, une grande fatigue ou des ganglions cervicaux – ils nous alertent pour investigation. Ces signes sont souvent confondus avec ceux du paludisme, ce qui rend le diagnostic difficile sans examen spécialisé.
Pourquoi la trypanosomiase est-elle qualifiée de « maladie tropicale négligée » ?
K.L. : Parce qu’elle touche principalement des populations marginalisées, vivant en zones rurales reculées, souvent oubliées des politiques de santé. Ces maladies sont doublement négligées : d’une part par les gouvernements, d’autre part par les systèmes de santé eux-mêmes. Ce sont des affections « au bout de la piste », selon une expression bien connue dans le domaine.
La Côte d’Ivoire semble pourtant avoir pris la mesure du problème.
K.L. : Oui. Dès 2007, un Programme national d’élimination de la trypanosomiase a été mis en place. Ce programme s’inscrit dans une politique plus large de lutte contre les maladies tropicales négligées (MTN), qui comprend également la lèpre, le ver de Guinée ou encore les maladies nécessitant une chimiothérapie préventive. Les autorités ont investi dans cette dynamique et les résultats sont là : l’OMS a validé en 2020 l’élimination de la trypanosomiase en Côte d’Ivoire. L’étape suivante, en 2025, sera de demander la certification de l’interruption de la transmission.
Mais le contexte régional reste préoccupant. La proximité avec d’autres foyers épidémiques ne constitue-t-elle pas une menace ?
K.L. : Un pays seul ne peut éradiquer une maladie transfrontalière. Des pays voisins comme le Tchad ou encore la RDC enregistrent encore des cas, notamment dans des zones de conflit où l’accès des soignants est limité. Cela complique les efforts régionaux. C’est pourquoi nous avons mis en place des projets transnationaux comme TrypaNo, qui regroupe plusieurs pays endémiques – la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Tchad, l’Ouganda – pour une coordination renforcée.
Quelles mesures prenez-vous pour prévenir tout risque de résurgence ?
K.L. : Nous organisons régulièrement des réunions de coordination régionale, des prospections transfrontalières et des échanges de données sanitaires. Ces efforts communs visent à maintenir une vigilance élevée, notamment dans les zones de forte mobilité démographique.
Quel rôle les journalistes scientifiques peuvent-ils jouer dans cet effort de lutte ?
K.L. : Ils ont un rôle crucial de médiation. En tant que spécialistes de la communication, ils peuvent nous aider à adapter nos messages au grand public, à vulgariser l’information médicale de façon accessible, notamment via les radios communautaires en zones rurales. C’est en travaillant main dans la main que nous pourrons renforcer la sensibilisation, prévenir les rechutes et susciter une prise de conscience durable.
Interview par Wamini Micheline OUEDRAOGO à Abidjan
Crédit photo : Wamini Micheline OUEDRAOGO