Dans la Grèce antique, en Europe ou en Afrique, Antigone soulève toujours autant de questions, notamment sur la distinction entre lois divines et lois humaines et sur la notion de dignité humaine. Comment penser les débats autour de la distinction droit naturel / droit positif ou droit non écrit / droit écrit en Afrique grâce au mythe d’Antigone ? L’ambition de l’offrande de ce jeudi, si vous daignez l’accepter malgré notre insuffisance que notre zèle s’efforcera de corriger, est de se pencher d’abord sur l’intérêt de la transposition d’Antigone en Afrique, puis, de s’intéresser à la question de la légitimité du droit ou de la coutume. Enfin, nous verrons qu’Antigone permet de penser au-delà de cette distinction car elle invite à s’interroger sur l’universalité d’une loi naturelle et peut être lue comme une figure de la désobéissance civile.
Afin de cadrer le sujet, il convient de définir les termes essentiels. Le mot “coutume” vient du latin “consuetudo”, qui signifie usage / habitude. C’est une habitude suivie par un groupe de personnes, un usage établi qui est devenu une règle plus ou moins informelle et qui n’est le plus souvent pas écrit. Une coutume peut concerner les mœurs, les croyances, la culture, etc. Ainsi, la formulation du sujet peut amener à s’éloigner d’Antigone car on parlerait davantage de “droit naturel” ou de “droit divin” dans ce cas plutôt que de coutume, car Antigone obéit à ce qu’elle appelle “des lois divines”, c’est à dire des règles et un droit qui découleraient de la nature même de l’homme et donc de sa dignité, de son intégrité… Il ne s’agit pas simplement d’une habitude comme le suggère le terme de “coutume”. Bien que ce ne soit donc pas sémantiquement tout à fait exact, nous allons rapprocher les notions de coutume et de droit coutumier / droit naturel, afin de pouvoir au mieux, transplanter Antigone et ses apports en Afrique.
Dans la même démarche, la notion de “loi” sera rapprochée de celle de droit positif, c’est-à-dire du droit écrit, en opposition au droit naturel. Enfin, penser Antigone en Afrique amène à s’interroger : quelle Afrique ? Est-ce vraiment possible et pertinent de réfléchir à l’Afrique entière alors que le continent recouvre des réalités et justement des coutumes différentes ? Par souci de clarté, nous considérerons que l’entité Afrique demeure pertinente pour le sujet dans la mesure où les Etats africains tels qu’ils existent aujourd’hui sont tous assez récents et que la coutume a globalement encore une place importante sur le continent.
Tout d’abord, il est important de comprendre l’intérêt de la transposition du mythe d’Antigone dans un contexte africain, grâce à un bref résumé. A la mort de Polynice et Etéocle, frères d’Antigone, à la suite d’un combat pour le trône, le roi Créon n’offre de sépulture qu’à Etéocle, condamnant à mort celui qui osera ensevelir le corps de Polynice. Antigone, fille d’Oedipe, refuse de se soumettre jusqu’à sa mort en arguant que son frère mérite une sépulture, plaçant ainsi les lois divines au-dessus de l’autorité de l’Etat, et donc de Créon. Elle est prise en flagrant délit, condamnée par son oncle Créon à être enterrée vivante, puis épargnée grâce à l’intervention d’Hémon, son fiancée et fils de Créon. Hémon découvre Antigone pendue lorsqu’il arrive pour la délivrer.
Il se poignarde de douleur devant son père. Eurydice, mère d’Hémon et femme de Créon se suicide également en apprenant la mort de son fils bien-aimé. Ainsi, dans cette tragédie, c’est d’abord la loi de l’Etat qui l’emporte sur la coutume, car Créon asseoit son pouvoir en interdisant fermement d’enterrer Polynice. Cependant, la loi n’est visiblement pas suffisamment forte face à la coutume, ici les lois divines, puisque Créon finit seul, femme et fils morts, ne souhaitant plus que la délivrance : “Débarrassez cet endroit d’un propre à rien”. Ainsi, transposer Antigone en Afrique revient à considérer que l’art, et le théâtre en particulier, peuvent être les reflets de situations réelles. Une transposition temporelle et spatiale d’Antigone est possible justement car elle affirme appliquer des lois divines “universelles”, c’est à dire qui transcenderaient le particulier pour parler à la nature humaine. Si la distinction entre droit écrit et non écrit ou lois éternelles et lois humaines est intéressante dans le cadre de notre sujet, c’est qu’elle est pertinente en Afrique où le droit coutumier, qui peut être désormais écrit mais n’a pas tout à fait la même place que le droit positif, occupe encore une place importante. Le dualisme juridique demeure une vraie question en Afrique et fait échos au mythe d’Antigone.
Par ailleurs, le choix d’Antigone, désobéir pour écouter une loi supérieure qu’elle juge plus juste ou plus vraie, peut résonner dans tous les contextes. Cependant, le contexte africain y est particulièrement propice car l’on peut considérer que le droit positif et la légitimité de l’Etat ont été en grande partie importés. Dans sa réflexion sur Antigone, Kouamé Gérard Yao, s’interroge : “L’Etat qui est une trouvaille récente peut-il supplanter l’humain qui est depuis toujours ?”. Cette question prend tout son sens en Afrique où l’Etat tel que nous le connaissons car il a été en grande partie importé d’Occident lors de la colonisation. L’Etat y est donc encore plus récent qu’en Europe et probablement moins légitime, comme le rappelle Bertrand Badié en parlant “d’Etat importé” et en dénonçant l’occidentalisation de l’ordre politique. Dans le cas d’Antigone, l’Etat est également récent et les lois le sont encore davantage puisqu’elles résultent du simple désir de Créon d’asseoir son pouvoir.
Quelle légitimité ont-elles alors ? Comment considérer qu’elles sont plus légitimes que le droit naturel ou non écrit des lois divines que revendique Antigone ? Créon se rapproche ainsi de la figure du colonisateur blanc en Afrique qui impose un modèle et des règles, sans nécessairement tenir compte de ce qui préexiste. Pour Kouamé Gérard Yao, “l’être et l’agir de Créon sont conditionnés par sa méconnaissance de la loi non écrite”. Cette idée peut être mise en parallèle avec les erreurs que les colonisateurs européens ont commises en Afrique justement du fait de leur méconnaissance des coutumes.
En s’intéressant à la distinction entre coutume et droit positif, la question de la légitimité de l’une comme de l’autre se pose. D’abord la légitimité du droit positif, qui est particulièrement discutée et discutable dans le contexte africain, puisque, comme mentionné précédemment, la loi a été en grande partie importée ou calquée sur un modèle occidental à l’occasion de la colonisation. De la même façon que de nombreux chercheurs se sont intéressés à la légitimité des Etats africains, et des frontières qui les délimitent, la loi et sa légitimité peuvent être questionnées.
A l’inverse, la légitimité de la coutume, et du droit coutumier qui peut en découler, peut également être interrogée. Selon la perspective d’Antigone, la loi divine qui peut se comparer à une coutume car elle s’inscrit dans le cadre d’une culture et d’une civilisation particulière, est forcément plus légitime que les lois des hommes, puisqu’elle est considérée comme universelle et émanant des dieux. Cependant, il est loin d’être évident que cet aspect tranché présent dans Antigone sur ce qui est universel et ce qui ne l’est pas, existe toujours. D’une part, la coutume et les lois anciennes peuvent être dénaturées de leurs significations profondes et deviennent donc contestables. Pour parler de façon plus prosaïque, c’est l’exemple que donne Franck Muttenzer sur les droits fonciers à Madagascar où une coutume pré-coloniale a été réinterprétée pour justifier une participation à la gestion de la “forêt des ancêtres”. La problématique du dualisme juridique s’est posée dès la fin de la colonisation avec la question de savoir si le droit coutumier pouvait être réhabilité tout en conservant une certaine authenticité.
L’auteur souligne ainsi que dans des cas semblables, deux visions du droit coutumier, inévitablement impacté par la transformation coloniale, se développent : l’une affirmant la continuité des coutumes, malgré la période coloniale, et l’autre insistant sur la dénaturation de la coutume sous l’influence des valeurs occidentales. Selon la deuxième vision, l’idée même de “droit coutumier” et de “coutume” est une invention coloniale venant se substituer à la coutume ancestrale, qui n’avait pas besoin d’être nommée en tant que telle avant la colonisation. D’autre part, l’idée d’universalité d’une loi naturelle, au-delà de la coutume est questionnable, comme nous le verrons dans la partie suivante.
Ainsi, il ne s’agit pas ici de légitimer davantage la coutume ou la loi car ce sont deux notions très complexes pouvant recouvrir des réalités très différentes selon les contextes. Selon Platon, la loi devrait puiser une partie de ses origines dans la coutume, ce qui n’est pas toujours le cas, particulièrement en Afrique comme nous l’avons vu du fait de la période coloniale.
Au-delà des considérations de dualité juridique, Antigone permet de réfléchir à l’universalité de ce qu’elle désigne comme la “loi divine”. C’est elle-même qui l’affirme : “Créon : Et ainsi, tu as osé passer outre à mes lois ? – Antigone : Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées ni la justice qui habite avec les dieux d’en bas ; ni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes. Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que, toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux. Elles n’existent d’aujourd’hui, ni d’hier mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues. Je ne devais pas par crainte des volontés d’un homme risquer que les dieux me châtient”. Pour penser l’universalité que clame Antigone, il est nécessaire de déplacer la notion de “loi divine” vers celle de “loi immuable” qui place au centre la dignité humaine comme le dit Antigone plus tard. En effet, il ne s’agit pas ici de religion, ni même de coutume, mais davantage d’une supposée loi supérieure qui concernerait tout le monde, de tout temps et placerait l’humain au centre. Si tant est qu’elle existe, une telle loi ne définirait pas une seule et unique coutume (on s’occupe des morts de telle ou telle façon) mais davantage un socle commun qui respecterait l’humain et sa dignité.
Platon et Aristote utilisent la distinction initiée par les sophistes entre les lois puisant leurs origines dans une convention, autrement dit, dans une décision positive, et celles valables “par nature”. Les premières ne seraient pas valides par essence, ni éternelles et ne concernent donc pas tout le monde puisqu’elles s’exercent sur un espace restreint, par exemple un État. Les secondes, en revanche, obligent tout le monde, tout le temps et partout. Cette distinction permet à Antigone ou au Calliclès du Gorgias de Platon de contester la légitimité des lois humaines. Cependant, le cas du Gorgias de Platon montre bien que l’universalité est questionnable puisque les sophistes y protestent contre l’égalité juridique des citoyens en prônant la loi la plus universelle à leurs yeux : le plus fort l’emporte, et doit l’emporter sur le plus faible. Ainsi, sans tomber dans une relativité complète de droit et des cultures, il semble néanmoins difficile d’établir cette règle universelle.
Droit naturel et droit positif ne sont cependant pas forcément en rivalité. Platon et Aristote n’opposent pas droit naturel et droit positif puisqu’ils considèrent que les lois de la cité sont généralement bonnes et tendent à se rapprocher le plus possible des lois naturelles. Le droit naturel est un droit idéal pour Platon, une norme permettant de fonder les lois positives.
L’exemple d’Antigone prouve cependant le contraire. De la même façon, les exemples sont légions dans la réalité : il est aisé de constater que toutes les lois positives ne sont pas “naturelles” et ne tendent pas vers l’égalité : il suffit de penser aux lois de ségrégation raciale sous l’Apartheid en Afrique du Sud.
Enfin, Antigone en Afrique permet de s’interroger sur la coutume et loi mais plus globalement c’est de la désobéissance civile dont la pièce parle. En effet, comme nous l’avons lu, la légitimité, tant de la coutume que de la loi, peut être questionnée. Les coutumes, ou les “lois divines” comme elles sont présentées dans Antigone, ne sont pas immuables et varient selon les lieux, les contextes et les époques. En revanche c’est l’idée de “dignité humaine” qui a vocation universelle dans Antigone : en désobéissant à Créon, plus que d’opposer la coutume à la loi écrite, elle accomplit un acte de désobéissance civile. Son acte la transforme en véritable héroïne de la justice. Ainsi, le pouvoir ne suffit pas à Créon, c’est l’autorité et la légitimité qui lui manque, ce qui pourrait mener vers une toute autre réflexion autour de la question du pouvoir et de sa légitimité.
Pour conclure, la transposition d’Antigone en Afrique permet de penser utilement la distinction entre la coutume et la loi, dualisme juridique qui pose toujours des questions en Afrique. Elle permet également de réfléchir à la légitimité respective de la coutume et de la loi. Enfin, le mythe d’Antigone interroge chacun d’entre nous sur l’universalité potentielle d’une loi naturelle qui, en mettant la dignité humaine au centre, peut légitimer la désobéissance civile.
En Afrique, la distinction entre coutume et loi, et les interrogations qui en découlent, ne se résoudra sans doute qu’avec une légitimité accrue des Etats africains et de leurs dirigeants, permettant ainsi l’émergence d’un véritable droit positif africain, prenant en partie ses origines dans les coutumes.
Mamadou Banakourou TRAORE