Bruno Jaffré, acteur dans le dossier Sankara : « Après le procès, il faudra poursuivre les recherches sur le complot international »

A l’occasion du procès Thomas-Sankara qui reprend ce matin après deux semaines de suspension, nous avons réalisé (en ligne) cette interview avec Bruno Jaffré, citoyen français, passionné et fervent défenseur du dossier. Il livre ici ses sentiments et ses attentes sur cette affaire judiciaire.

Sidwaya (S) : Quel sentiment vous anime après l’ouverture du procès Thomas-Sankara ? Bruno Jaffré (B.J) : Une grande satisfaction. Il est grand temps que la vérité éclate et que la justice soit dite. Il reste bien sûr un sentiment de frustration que le tribunal ne soit pas en possession de tous les éléments nécessaires pour établir l’existence ou non d’un complot international. Car nous savons désormais, grâce à l’enquête, que des Français sont venus pour effacer les écoutes téléphoniques qui auraient constitué, semble-t-il, une preuve supplémentaire que Blaise Compaoré et Jean Pierre Palm organisaient un complot pour éliminer Thomas Sankara. Mais il semble bien que les autres éléments soient suffisants pour prouver la culpabilité de Blaise Compaoré, Jean Pierre Palm et Gilbert Diendéré, les principaux acteurs du complot au Burkina.

S : Avez-vous foi que ce procès va aboutir à la vérité de ce qui s’est réellement passé en octobre 1987 ?

B.J. : Foi n’est pas un terme que j’utilise. Mais en ce qui concerne le complot national, ce procès va permettre de confirmer ou non, ce qu’a découvert l’enquête et aux avocats de défendre leurs clients. Il reste la question du complot international. Il semble bien que les promesses d’Emmanuel Macron à Ouagadougou en novembre 2017 n’aient pas été tenues. A savoir la déclassification de tous les documents secrets défense concernant l’assassinat de Thomas Sankara et leur livraison à la justice burkinabè. Je suis membre du collectif secret défense en France qui regroupe les victimes et leurs soutiens à propos d’affaires concernant des assassinats ou des accidents ayant entrainé des victimes pour lesquels la découverte de la vérité bute sur le secret défense. La France ne lève quasiment jamais le secret défense. Il faut donc continuer jusqu’à ce que la promesse soit tenue. La réalité des faits concernant le complot international reste à découvrir dans son ensemble et dans sa complexité. Le dossier reste ouvert sur cette partie et nous espérons que le nouveau juge en charge de l’enquête poursuivra son travail et qu’il ne recevra pas de pression pour l’empêcher de le faire.

S : Quel commentaire faites-vous de l’absence de l’ancien président Blaise Compaoré et de Hyacinthe Kafando, deux principaux acteurs de l’événement ?

B.J. : Hyacinthe Kafando bénéficie de soutien. Il me semble qu’il n’y ait pas une volonté réelle de se mettre à sa recherche et le trouver, ce qui est certainement possible en y mettant les moyens et la volonté. Blaise Compaoré, lui, est protégé officiellement par la Côte d’Ivoire. Contrairement au bruit qui a couru et qui court encore, il existe bien une convention d’extradition entre le Burkina et la Côte d’Ivoire. Et si Blaise Compaoré n’a pas été extradé, ce n’est pas parce qu’il a la nationalité ivoirienne, mais parce qu’il est protégé par le gouvernement de Côte d’Ivoire. Maintenant on a appris que Blaise Compaoré n’avait plus tous ses moyens intellectuels. Ça peut être une explication. Je n’ai aucune confiance dans les déclarations de Me Pierre Olivier Sur, qui n’en est pas à sa première contre vérité, sur les raisons de l’absence de Blaise Compaoré. Par ailleurs, même s’il avait encore tous ses moyens, j’imagine mal Blaise Compaoré venir s’expliquer devant un Tribunal. Il y a en plus 1000 raisons pour lesquelles il devrait être jugé. Je rappelle par ailleurs que ce sont des soldats français qui ont exfiltré Blaise Compaoré du Burkina Faso. Les autorités de mon pays sont donc responsables de l’absence de Blaise Compaoré. Officiellement, c’était pour des raisons humanitaires. Mais chacun peut se rappeler qu’à part quelques pillages des magnifiques villas des dignitaires du régime d’alors, il n’y a pas eu atteinte à l’intégrité physique des personnes. L’ex-Régiment de sécurité présidentielle (RSP) est resté longtemps opérationnel au Burkina après l’insurrection. Et d’autre part, si je me rappelle bien, la gendarmerie a protégé les personnes qui auraient pu être menacées, en les amenant dans leur camp.

S : Vous êtes un fervent défenseur de Thomas Sankara et de son idéologie. Pourquoi cet engagement ?

B.J. : J’ai rencontré le Président Thomas Sankara environ 15 jours avant le 4 août 1983. J’étais envoyé par un journal du parti communiste, étant moi-même proche des idées marxistes. J’avais vécu deux ans en Côte d’Ivoire de 1980 à 1982. Etudiant en mathématiques, j’avais l’opportunité d’être volontaire du service national comme enseignant dans un pays francophone d’Afrique subsaharienne, plutôt que de perdre mon temps dans une caserne. Notre rencontre a duré environ trois heures. J’ai été très impressionné par les qualités de ce jeune officier, tout autant que par sa formation politique, son intelligence, sa sensibilité et sa créativité. Il avait ce qu’on appelle en politique une vraie vision, un vrai projet pour son pays et pour son peuple. Mais contrairement à ce qu’on écrit ici ou là, je ne suis pas devenu son ami, n’ayant jamais pu le rencontrer par la suite.

S : Au-delà de Thomas Sankara, vous vous intéressez au Burkina Faso et à l’Afrique de manière générale. Qu’est-ce qui explique ce lien avec le continent ?

B.J. : J’avais déjà vécu cinq ans en Algérie, après son indépendance à partir de 1962, mes parents étant venus comme d’autres progressistes à la demande du nouveau gouvernement algérien qui avait besoin d’enseignants. J’étais enfant, mais j’en ai gardé de bons souvenirs. Les deux ans passés en Côte d’Ivoire m’ont été d’une grande richesse. J’avais d’excellents rapports avec les enseignants africains de mon collège, mais aussi avec les élèves. Les liens se sont tissés sur le long terme avec le Burkina. J’y viens près d’une fois par an depuis 1988 et j’y ai de très nombreux amis.

S : Ce procès est l’aboutissement de longues années de lutte que vous avez menée. Que ferez-vous après l’évacuation du dossier ?

B.J. : Grande question. Sachez que je n’ai pratiquement jamais arrêté de poursuivre mes recherches sur la vie et l’œuvre de Thomas Sankara. Le site thomassankara.net en témoigne. Mais depuis quelques temps nous sommes nombreux, y compris au Burkina, à y collaborer. Nous découvrons encore régulièrement de nouveaux discours ou de nouvelles interviews. Je profite de l’occasion que vous me donnez de m’exprimer aux Burkinabè pour lancer un appel. Nous avons un criant besoin d’un expert en wordpress, mais qui doit accepter comme tous les membres de l’équipe d’être bénévole. Pour nous contacter, on peut par exemple écrire à la page Facebook officielle du site thomassankara.net Pour ce qui est du combat pour la justice, c’est un travail collectif qui s’appuie sur un réseau international Justice pour Sankara justice pour l’Afrique que l’on a mis en place depuis 2008 ou 2009 et qui compte des amis dans plusieurs pays. Après le procès, comme je vous l’ai dit, il va falloir poursuivre le travail de recherche sur le complot international. A travers notre réseau, nous continuerons à informer de l’évolution de l’affaire, comme nous le faisons depuis longtemps, informant les journalistes et la population des nouveautés, distillant des informations peu connues, suggérant des pistes pour avancer. Je remercie les médias burkinabè, et il y en a plusieurs au Burkina, qui publient régulièrement nos communiqués. C’est très utile. Mais pour en revenir à votre question. J’ai aujourd’hui 66 ans, et je suis toujours aussi passionné. A l’heure où je vous parle, j’ai plusieurs projets en cours ou en gestation : édition d’ouvrages, collaboration à des films, etc. Permettez-moi de rester discret pour l’instant. Beaucoup d’étudiants me sollicitent, auxquels je réponds toujours. Il reste beaucoup à faire. Je me sens parfois un peu fatigué et j’aspire alors au repos. Mais je suis vite rattrapé par la passion. Par ailleurs, la période que nous vivons est propice à l’émergence de nouvelles informations, de nouveaux documents, de nouveaux témoins et je m’empresse alors de me remettre au travail pour intégrer tout cela dans mes recherches.

S : Pensez-vous que les autres dossiers emblématiques pendants en justice comme celui de François Compaoré dans l’affaire Norbert-Zongo, pourront connaitre la même issue favorable ?

B.J. : Nous l’espérons. Sur ces deux dossiers, Me Pierre Olivier Sur n’a pour seule stratégie que de salir la justice burkinabè, exprimant très régulièrement le mépris qu’il a pour votre pays et son peuple. Blaise et François Compaoré, en choisissant un tel avocat, n’ont fait que confirmer le mépris qu’ils ont tous les deux pour leur propre pays et leur propre peuple. M. Pierre Olivier Sur a déclaré par exemple que si François Compaoré était extradé « il serait découpé en rondelles ». Quelle honte ! Nous avons tous vu les images de Gilbert Diendéré se présenter tout sourire et en pleine forme. S : Quel regard portez-vous sur la justice burkinabè ?

B.J. : Ecoutez, on me demande à moi Français ce que je pense de la justice burkinabè. Ça me gêne, car est-ce à moi de la critiquer ?

Vous avez beaucoup de partis politiques, d’associations de la société civile… pour en parler. Dois-je pour autant me dérober à votre question ?

C’est comme si on attendait de moi de dire ce que d’autres n’osent pas dire. Je l’ai dit il y a quelque temps dans un autre média. De ce que je sais, de la façon dont l’instruction a été menée sur l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, je n’ai pas de critiques à faire sur cette affaire. Je pense que la qualité de la justice tient beaucoup à ceux qui en ont la charge. Les lois burkinabè semblent parmi les meilleures au monde. Et pourtant, pourquoi n’a-t-on jamais jugé Jean Pierre Palm pour les tortures qu’il a fait subir à des prisonniers alors que des témoignages publics les ont révélées ? Les faits de torture sont imprescriptibles ! Pourquoi aucun procès ne s’est ouvert sur les dignitaires du régime de Blaise Compaoré dont il est de notoriété publique que certains se sont enrichis sans compter et très vite ? Les Burkinabè le savent, donnez-leur la parole pour le dire ! Presque chaque année, M. Luc Marius Ibriga est venu dire que tous les dossiers étaient prêts pour ouvrir les enquêtes et poursuivre ceux qui ont détourné de l’argent. Force est de reconnaitre cependant qu’enquêter sur les transactions financières n’est pas chose aisée. Peut-être devriez-vous aller questionner les hommes de loi en charge de la justice ? Moi mon rôle serait plutôt, en tant que citoyen, de critiquer celle de mon pays. Ce que je fais en partie à travers le collectif secret défense. Comme vous le savez, j’ai été plusieurs fois auditionné par le juge François Yaméogo. A l’heure du numérique, sa connexion internet était vraiment très insuffisante. Je crois qu’il a été remplacé. Si celle de son remplaçant n’a pas été améliorée, il faut vraiment le faire. Je ne chronométrais pas, mais l’ouverture d’une page me semblait prendre un temps incroyablement long. Un juge doit être muni d’une bonne connexion. N’est-ce pas un minimum ? S : Les juges ont décidé que le procès ne sera pas filmé, alors que cela aurait été indiqué pour la mémoire collective. Qu’en pensez-vous ?

B.J. : C’est une très mauvaise nouvelle. C’est la raison pour laquelle avec le docteur Seydou Ra-Sablga Ouédraogo, un chercheur américain et une chercheuse à Oxford, nous avons lancé cette pétition (voir à https://www.thomassankara.net/cbxpetition/appel-international-proces-de-lassassinat-de-thomas-sankara-de-compagnons-soit-filme/) pour que le procès soit filmé. Ce n’est pas seulement une affaire interne au Burkina, mais aussi une question internationale. Le Burkina doit pouvoir archiver ce procès pour sa propre histoire et pour les historiens et politologues du monde entier qui s’intéresseront longtemps à cette histoire emblématique de notre période. Lorsque nous travaillions sur cette pétition, le docteur Ra-Sablga Ouédraogo me confiait sa colère en exprimant ceci : « Nous nous échinons à tenter d’obtenir des archives d’autres pays, et nous-mêmes Burkinabè, nous refusons d’archiver ce procès ? » Et puisque vous m’en donnez l’occasion, permettez-moi de m’adresser solennellement aux jugex et aux avocats de la défense, car ce sont eux qui ont le pouvoir d’accepter ou de refuser que le procès soit filmé. J’aurai envie de leur dire très solennellement, en tant que passionné de l’histoire de votre pays et de la Révolution en particulier : « M. le juge, mesdames (s’il y en a), messieurs les avocat(e)s de la défense, voulez-vous rester dans l’histoire comme ceux qui ont refusé que l’on dispose à l’avenir des archives de ce procès historique ou voulez-vous être les héro(ine)s qui ont permis que le procès de Thomas Sankara et de ses compagnons soit archivé a jamais pour les générations futures ? » S : Quel type de relation avez-vous avec les avocats de la famille Sankara ?

B.J. : J’ai eu et j’ai des relations avec certains d’entre eux d’abord avec ceux qui étaient à Montpellier, notamment Me Dieudonné N’Kounkou. Puis sous Blaise Compaoré, et pendant la Transition, nous avons organisé avec Me Sankara et certains députés, des actions en direction du Parlement français pour l’ouverture d’une enquête indépendante. J’ai toujours quelques relations avec certains d’entre eux, mais aussi avec ceux d’autres victimes. Mais nous ne sommes pas sur le même créneau. Les avocats doivent rester dans le domaine judiciaire. Rares sont ceux qui sortent de ce cadre. Nous aimerions qu’ils s’expriment un peu plus. Nous avons l’impression d’avoir plus de liberté de parole. A travers notre réseau « Justice pour Sankara justice pour l’Afrique », nous menons une véritable campagne comme je l’ai dit plus haut. Notre réseau a été mis en place en 2008 parce que nous avons pensé que la réaction après le retournement de l’ONU devait être plus vigoureuse. Notre première pétition diffusée en cinq langues avait alors rassemblé près de 16 000 signatures…

Interview réalisée par la Rédaction

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