Guy Gweth, expert en intelligence économique

Depuis quelques années, le concept d’intelligence économique fait l’actualité dans le milieu des entreprises en Afrique. Pour mieux cerner les contours de cette stratégie, Sidwaya a rencontré un spécialiste de la question, mais aussi en géostratégique et développement de l’Afrique, Guy Gweth. Dans cet entretien, il apprécie la pratique de l’intelligence économique dans les pays africains.

Sidwaya (S.) : Qu’est-ce que l’intelligence économique?

Guy Gweth (G.G.): L’Intelligence économique (IE), c’est à la fois un état d’esprit, un dispositif et un ensemble de techniques et de méthodologies qui commencent par le questionnement d’un décideur. Pourquoi nous sommes dans une situation particulière qui est celle de la concurrence ? Après, on a la collecte, le traitement, l’analyse, la production du renseignement, la transformation du renseignement en outil d’aide à la décision ; et enfin la transmission sécurisée de l’information au décideur qui a posé la question initiale.

S. : Comment vous appréciez le niveau de connaissances et de pratique de l’IE en Afrique de façon générale et au Burkina Faso en particulier ?

G. G. : Je ne distingue pas de façon aussi marquée votre question sur la différence entre le Burkina Faso et le reste du continent. L’intelligence économique en Afrique est encore à ses balbutiements mais elle y fait ses premiers pas parce qu’on a posé des marqueurs forts. Un Centre africain de veille et d’intelligence économique (CAVIE) a été créé depuis trois ans et est composé en ce moment de 28 pays. Il y a un référentiel africain de veille et d’intelligence économique africaine, ce qui marque la différence avec l’IE pratiquée en Asie, en Europe, aux Etats-Unis d’Amérique. On a créé  aussi un Master en intelligence économique et marché africain avec l’école supérieure de gestion de Paris, sans oublier les formations courtes comme celle qui aura lieu à Ouagadougou du 9 au 12 octobre 2018 et qui va réunir une trentaine de participants venant de 4 pays d’Afrique de l’Ouest. On a donc déjà posé les bases, les balises. Maintenant, il reste à conquérir l’establishment, les décideurs politiques et économiques, de les sensibiliser pour qu’ils comprennent les enjeux et le caractère devenu indispensable de l’intelligence économique pour nos pays.

S. : On voit que le CAVIE travaille dans la promotion de l’IE. Concrètement, quelle est la part des Etats africains dans la diffusion de l’intelligence économique?

G. G. : Il est de la responsabilité de nos Etats de fixer les lignes de forces de ce que doit être l’intelligence économique en Afrique. Mais vous connaissez également les réalités de nos appareils étatiques qui sont caractérisés par les lenteurs et les lourdeurs administratives alors que le temps des opérateurs économiques est court. Il n’est pas question que les entreprises, la société civile attendent l’Etat sur ce terrain-là. De toute façon, l’Etat finira par comprendre et suivra le pas.

S. : Certains estiment que l’intelligence économique est une affaire de multinationales, de grandes entreprises occidentales et non celle des PME africaines. Etes-vous de cet avis?

G. G. : Je trouve que c’est une aberration de le considérer ainsi, même si on ne peut pas nier le fait que les multinationales de par l’étendue de leurs responsabilités, des marchés auxquels ils sont exposés, de par leurs moyens, ont évidemment beaucoup plus de possibilités de mettre en place des dispositifs d’intelligence économique qui sont quand même lourds à un certain niveau. Toute chose étant égale par ailleurs, les entreprises même très petites, même avec une seule personne, qui sont en situation de compétition ont intérêt à savoir ce que fait la concurrence, à surveiller ce que font les autorités en charge de la règlementation et qui va faire disparaître ou rendre difficile mon activité. Cette surveillance permanente doit être faite par l’entreprise, quelle que soit sa taille. Mais la réalité est que c’est un travail professionnel absorbant ; or, l’entreprise a vocation à rester concentrée sur son cœur de métier. Il appartient donc aux experts souvent indépendants, qui peuvent travailler aussi pour les autorités étatiques, de renforcer les capacités ou réaliser ce travail au profit des entreprises.

S. : 60 ans après les indépendances, l’Afrique peine à trouver sa voie de développement. Qu’est-ce qui plombe véritablement le décollage du continent ?

G. G. : C’est une question vaste, mais je peux répondre en trois points. Le premier, est que l’Afrique est riche en matières premières, en gisements et cela fait l’objet de convoitise depuis des années. Ce qui a donné lieu à la colonisation avec tout le cycle qui a suivi. Les puissances se sont rendu compte qu’elles avaient un continent extrêmement riche qu’il fallait dompter, domestiquer afin d’extraire les matières premières qui s’y trouvent. 60 ans après les indépendances, ces entités continuent de garder la main sur la «poule aux œufs d’or». Le deuxième élément qui relève de l’influence, du «soft power» est que nos élites africaines ont prioritairement fait leurs études dans ces pays occidentaux. Nos élites ont donc été formées et même formatées par ces grandes puissances. Et elles ont vocation à consommer les produits, le mode de penser, de réflexion, d’agir de leurs lieux de formation. Qu’elles le veuillent ou pas, elles se retrouvent toujours à reproduire les mécanismes et même les réflexes qu’on attend d’eux car pour être reconnu, se faire accepter, il faut pouvoir rendre compte de l’ensemble des attitudes et de comportements qui font le bon élève devant le maître. Finalement, cela fait que les intellectuels africains qui ont été formés dans ces écoles occidentales sont les maillons faibles de l’influence, les plus influençables. Troisièmement, les reliques ou les traces de la période coloniale ont fait que nos populations continuent de penser qu’elles sont inférieures et que c’est ce qui vient de l’Occident qui est meilleur. L’agencement de ces différents facteurs, explique en partie pourquoi l’Afrique n’est pas sortie de ce marasme. Mais aujourd’hui, on a une prise de conscience quasi générale sur l’ensemble du continent, avec de nouvelles élites bien formées, totalement décomplexées et qui ont hâte de faire bouger les lignes. Au regard de cela, d’un point de vue personnel, je suis optimiste.

S. : Concrètement, sur quels leviers les Etats africains doivent actionner pour émerger ?

G. G. : Le premier levier est celui de la diversification de nos économies. On ne dira jamais assez sur nos économies jusque-là basées uniquement sur les matières premières même si le secteur des services commence à se développer considérablement. Il faut aussi diversifier nos partenaires internationaux. On a jusqu’ici garder des partenaires traditionnels, maintenant il y a de nouveaux entrants tels que les Indiens, les Chinois, les Turcs, etc. Cet élargissement enrichit et expose moins aux aléas d’un interlocuteur dont l’humeur peut changer comme on le voit maintenant avec par exemple les Etats-Unis. D’autre part, l’élément information est décisif. Par exemple, le Burkina Faso a renoué avec la République populaire de Chine. Qu’est-ce qui peut empêcher que le Burkina reproduise les erreurs qu’ont commises les autres Etats africains qui ont négocié avec les Chinois? Qu’est-ce qu’il peut faire pour tirer parti des points forts qu’avaient marqués d’autres négociateurs africains avec les Chinois ? Cela s’apprend et cette information est disponible et peut permettre à nos Etats de pouvoir gagner ou alors économiser de nombreuses années, même des échecs auxquels ils peuvent être exposés. Le troisième aspect et non des moindre, est l’éducation car tout se passe dans le mental. Il nous faut des manuels d’éducation qui racontent une autre histoire, l’histoire des Africains par les Africains eux-mêmes ; une histoire décomplexée, qui rend compte la réalité dans laquelle est le continent africain, un continent sain, pillé, exploité, sous-reconnu, sous-pesé de façon négative par les autres parties prenantes et dont la perception est très mauvaise. D’où la nécessité de mettre en place des dispositifs comme le Rebranding Africa Forum.

S. : Autrement dit, le développement de l’Afrique sera endogène ou il ne le sera pas, comme l’a soutenu le Pr. Joseph Ki- Zerbo…

G. G. : Je ne suis pas pour le tout endogène. J’ai du recul par rapport à cette citation que j’apprécie. Par ailleurs, elle a beaucoup de sens quand on se souvient que les échanges commerciaux entre pays africains n’excèdent pas la barre de 17%. Il est donc clair que si on y ajoute 80%, le visage même du commerce africain va changer. Mais j’estime aussi que nous vivons dans un monde globalisé, qu’on a besoin de nos voisins, de nos partenaires, qu’on a besoin de vivre en bonne intelligence et de la coopération internationale.

Et l’Afrique doit être déjà solide et devenir aussi une force de proposition, comme le disait Senghor, «une Afrique qui part au rendez-vous du donner et du recevoir».

Interview réalisée par par Mahamadi SEBOGO

msebogo@yahoo.fr

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