
Audray Akakpo est nutritionniste d’origine béninoise, résidant en France et fondatrice du média Nutri Afrik (https://nutriafrik.org/ ) dédié au décryptage des cuisines africaines. Dans cet entretien, en marge de la rencontre des chefs cuisiniers africains et la réunion politique sur les alimentaires africains, organisée par l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA)sur le thème : « Ma nourriture est africaine : Les chefs et les acteurs du changement façonnent l’avenir de l’alimentation. Unir les voix pour un système alimentaire africain juste et durable », du 23 au 25 juillet 2025, à Addis-Abeba, en Ethiopie, elle aborde les vertus de la cuisine africaine, les défis et enjeux sanitaires et de développement liés à la promotion des mets africains.
Sidwaya (S) : En tant que nutritionniste, quel est votre regard sur la cuisine africaine ?
Audray Akakpo (A.A) : C’est une question large, l’Afrique comptant 54 pays. Je vais parler d’abord d’ingrédients, car pour faire les mets, il faut les ingrédients. Nous avons encore la chance d’avoir des ingrédients qui sont très peu transformés, consommés bruts dans la plupart des cas. Et même s’il y a transformation, ils conservent souvent leurs atouts nutritionnels. Mais le problème avec nos mets est plutôt lié aux mauvaises habitudes alimentaires que nous avons apprises, et qui font que nous n’arrivons pas à profiter réellement des atouts nutritionnels de nos ingrédients. Dans les pays d’Afrique, nous avons de bons ingrédients, de bonnes techniques culinaires, mais nous avons de mauvaises habitudes alimentaires.
S : Quelles sont ces mauvaises habitudes ? Et Que faire pour les changer ?
A.A : Il y a l’exemple très concret du bissap, connu de tous. C’est une fleur d’hibiscus qui peut aider à lutter contre l’hypertension, il contient une quantité intéressante d’antioxydants, de la vitamines (C et A). Mais, si je mets l’hibiscus dans de l’eau et j’ajoute des arômes chimiques, une certaine quantité de sucre, je n’ai plus les atouts nutritionnels que l’hibiscus est censé avoir. Voilà un ingrédient qui, à la base, est censé me faire du bien, mais qui, à la fin peut me faire du mal, si je le prépare et le consomme mal.
A la question de que faire pour changer ces mauvaises habitudes, c’est ce que je fais à travers mon média Nutri Afrik (https://nutriafrik.org/ ), à savoir donner la bonne information aux populations à différentes échelles pour qu’elles puissent au moins être conscientes des atouts nutritionnels des ingrédients qu’elles mettent dans leurs mets, d’une part et d’autre part, qu’elles puissent se rendre compte que leurs habitudes alimentaires ont un impact sur la qualité. Il faut surtout communiquer sur les atouts nutritionnels de nos produits, rendre l’information accessible.
S : Certains soutiennent que les mets africains sont plus nutritifs que ceux des autres continents. Quelle est la valeur nutritive de ces mets africains ?
A.A : De quels mets parle-t-on ? Il est difficile de répondre à cette question, car, il faut un travail de fond, prendre du temps, pour calculer. En revanche, il faut se poser la question sur ce qu’on met dans « nutritif » : est-ce la quantité ? la qualité ? A travers mon regard de nutritionniste, nous n’avons pas besoin de manger beaucoup pour nous nourrir. On peut manger beaucoup et avoir faim deux heures après. Alors qu’on peut bien manger, en mangeant peu et être plus longtemps rassasié. Par exemple, une petite portion de riz, avec un peu de légumes, la viande ou du poisson, du vrai yaourt après. Et il faut donc s’habituer à prendre en petites portions de catégories alimentaires différentes, et si tout est bien cuisiné, le plat peut-être très nourrissant !
Dans les pays d’Afrique, nous avons des mets et des ingrédients nourrissants. Si nous les préparons correctement, ils sont encore plus nourrissants. Et comparer les mets africains par rapport à certains pays, notamment la France, ce n’est pas du tout les mêmes catégories alimentaires.
En France par exemple, la base de l’alimentation est faite à base de blé, (macaroni, penne, pain blanc, etc.). Mais aujourd’hui, les Français se rendent compte que le pain blanc par exemple est devenu un vecteur de la malbouffe (index glycémique élevé, peu de nutriments, etc.). Cette préparation n’est plus ce qu’elle était avant.
Certes, elle est énergétique mais elle n’apporte presque plus rien à l’organisme. Ils sont en train de se rendre compte qu’ils ont par le passé fait la promotion de certaines préparations ou aliments, mais aujourd’hui ils deviennent prudents vis-à-vis de ces mêmes aliments. Chaque pays a ses problématiques nutritionnelles. Le plus important à mon sens c’est d’abord la qualité de l’ingrédient, comment le préparer, et après viennent les habitudes alimentaires.
S : On a une jeunesse africaine, notamment citadine, qui a un mauvais regard sur les mets locaux, préférant les fast-foods qui sont très bien présentés. Votre commentaire …
A.A : C’est un problème profond, d’identité, qui vient aussi de notre histoire : la colonisation, l’esclavage. Je n’aime pas trop me cacher derrière, mais c’est une réalité ! Et même dans nos cours de nutritionniste, il y a des éléments qui nous ont été donnés, mais qui ne sont pas basés sur les réalités africaines. C’est donc un problème à plusieurs échelles. Quant au regard des jeunes sur les aliments locaux, évidemment ce n’est pas une bonne chose ! Mais, ce n’est pas de leur faute, il y a aussi l’environnement proche.
Si en grandissant, ils entendent leurs parents dire ne pas consommer certaines préparations, car c’est mal vu et qu’à la télé ils ne voient que des préparations considérées comme cool ou plus civilisées (exemple du petit déjeuner avec croissant, lait), que peuvent-ils y faire ?
Il faut une prise de conscience et un énorme travail de déconstruction, en termes d’images ; et encore une fois, la communication est essentielle, à mon sens, à travers des campagnes multicanal et multi-profils. Quand on parle aux jeunes, il faut tenir compte de leurs codes ! Il faut comprendre de quoi ils ont envie, et essayer d’adapter la campagne de communication pour les attirer. Et il faut qu’il y ait aussi beaucoup de représentations de nos aliments ; c’est pour cela que les chefs sont là pour montrer qu’un aliment comme le manioc ne se mange pas uniquement en foutou, mais qu’on peut en faire du gâteau, des crêpes, etc.
S : Quel doit être le rôle des nutritionnistes, des chercheurs dans la promotion des mets africains ?
A.A : Ils ont un rôle qui est évidemment central, mais ils ne peuvent pas être seuls à le faire. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on participe à ce type d’événements pour avoir aussi des échanges avec différents acteurs, partager des informations, et voir comment, à différentes échelles, on peut, surtout en tant que nutritionniste, faire passer l’information sur ce que nous observons sur le terrain. C’est un cadre approprié pour parler de la situation des jeunes, des ingrédients, et de la nécessité de faire une promotion presque agressive de nos aliments.
Mais, les nutritionnistes ne peuvent pas y arriver tout seuls, et c’est pourquoi je sors du cadre classique du nutritionniste, à la base, censé être dans son cabinet ! Je me suis posé cette question : est-ce que rester au cabinet permet d’avoir de l’impact global ? Pour avoir cet impact, il faut aller vers les médias. Après les médias, il faut réfléchir à l’offre alimentaire, notamment ceux qui préparent, les restaurateurs, les chefs, etc. Certes, les nutritionnistes ont un rôle central à jouer, mais ils ont besoin de l’Etat, des politiques, des journalistes… Bref, de tout le monde pour faire passer l’information.
S : Et la recherche, joue-t-elle pleinement son rôle ?
A.A : Il y a quelques années, j’aurais dit non. Mais aujourd’hui, elle commence à prendre sa place, puisqu’on n’a pas mal d’éléments d’informations notamment scientifiques sur nos aliments, mais on n’est pas encore au niveau de l’international. La recherche est importante ! Malheureusement, même dans les cours de nutrition, certaines informations nutritionnelles sont parfois calquées sur des recommandations internationales qui sont à leur tour calquées sur leurs propres réalités. Il n’y a pas cette prise en compte de l’élément culturel africain qui est essentiel. Ça commence, mais, il y a encore beaucoup à faire. Si je dis à un Burkinabè ou à un Béninois de prendre 10 grammes de confiture sur son pain le matin, il va le faire peut-être parce qu’il l’a vu à la télé ou que c’est stylé, mais cela n’est pas dans sa culture initiale.

La recherche est aussi importante à mon sens à plusieurs niveaux. Elle permet déjà d’avoir des données scientifiques sur lesquelles les nutritionnistes peuvent se baser pour faire la promotion des aliments. Elle permet aussi de scruter le paysage des maladies chroniques qui se développent et de voir comment l’alimentation peut aider à éradiquer ces pathologies. Et il faut que nos politiques africaines investissent dans la recherche, car ils ne le font pas assez. Et c’est pour cela que les autres pays sont en avance. Ils n’investissent pas assez dans la recherche, parce qu’ils n’ont pas cette vision à long terme ! Si dans un futur proche, l’ensemble de la population devient malade, il n’y aura plus rien. Il faut donc mettre la santé et l’être humain au centre de tout.
S : Cela nous ramène à la question de la place des systèmes alimentaires locaux dans les politiques de développement en Afrique…
A.A : Les politiques eux-mêmes, à travers ce qu’ils mangent, doivent faire la promotion des mets locaux. Un collègue me disait qu’au Sénégal, un jour, le Premier ministre Sonko a mangé des beignets de petit mil au petit déjeuner. L’information a été partagée à travers les réseaux et tout le monde a voulu le prendre en exemple et consommer des beignets de petit mil, au point qu’il n’y avait plus de stock de beignets. Cet exemple montre que les politiques doivent eux-mêmes faire la promotion des mets locaux, en être les premiers ambassadeurs. Car, si en tant que président ou député, toute ton alimentation est basée sur des produits importés, ce serait paradoxal de vouloir voter des lois pour faire la promotion des mets locaux.
Au niveau des politiques publiques de développement proprement dites, il faut mettre l’accent sur les mets africains, mais aussi sur la transformation des ingrédients, mais pas une transformation ultra industrielle ; il y a une nuance. Du côté des pays d’Europe, la société civile s’est rendu compte que les industriels ont boosté l’industrialisation après la seconde guerre mondiale. Conséquence : ils se retrouvent aujourd’hui avec des aliments ultra transformés qui ont un impact réel sur leur santé.
Certes, il faut industrialiser, mais attention à ne pas rentrer dans l’ultra industrialisation. Sur le plan juridique, il faut encadrer déjà la création d’une marque alimentaire, les informations à mettre sur l’étiquetage, les mentions, la publicité, etc. Cela est très important. Nous avons beaucoup de petites et moyennes entreprises qui ont des projets intéressants, mais qui ne sont pas formées, ne comprennent pas par exemple l’importance de mettre une étiquette nutritionnelle avec les vraies informations. Il faut le dire aussi, il y a beaucoup d’entreprises alimentaires qui mentent sur les étiquettes. Mais, comme il n’y a pas de lois pour les cadrer, c’est le désordre total.
Et cela est dangereux. Si en tant qu’entreprise tu écris sur ton étiquette nutritionnelle qu’il y a un ingrédient et que demain on rappelle ton produit à cause de ce dernier, tu dois pouvoir prouver certaines informations mises sur l’étiquette, car c’est la santé des populations qui est en jeu !
Il faut donc des lois pour encadrer la création et la transformation des produits. Il faut encadrer également l’importation de certains produits, souvent de très mauvaise qualité, qui font une concurrence déloyale aux produits locaux.
Ce qui fait que dans l’environnement alimentaire, un Béninois, un Burkinabè ou un Ivoirien lambda par exemple va se retrouver avec des aliments moins chers, souvent riches en calories, en sucre, en additifs, etc. qu’il va acheter, sans la conscience alimentaire de lire l’étiquette ; pendant ce temps, les aliments qui sont censés le nourrir peuvent être un peu plus chers. Enfin, il faut encadrer l’entrée des aliments importés, y mettre des taxes et contrôler leur qualité. Et ceux qui sont censés le faire, doivent le faire avec rigueur, car on ne doit pas jouer avec la santé des consommateurs. Si nous ne respectons pas nous-mêmes notre santé, personne ne nous respectera.
S : Cette question de la qualité des aliments m’amène à la problématique des OGM qui est complexe, technique, politique, voire géopolitique. Quel est l’impact de ces OGM sur l’alimentation humaine ?
A.A : Je ne suis pas une spécialiste des OGM, mais on sait que certaines filières, comme le blé, ont subi une intensification agricole qui, au fil des décennies ont modifié la composition de la céréale. Cela, associé à une consommation croissante et quasi exclusive dans certaines cultures, a pu contribuer à l’augmentation des intolérances digestives. Il ne s’agit pas uniquement des OGM, mais plutôt d’une uniformisation et d’une transformation des systèmes céréaliers qui appauvrissent parfois la diversité alimentaire.
Toute culture génétiquement modifiée ou issue de croisements est faite à la base pour augmenter les rendements, pas pour faire du bien au corps humain. Il est donc recommandé d’aller vers des aliments biologiques. Le bio peut aider à réduire l’exposition aux pesticides et peut s’inscrire dans une logique de respect de l’environnement. Mais, au-delà du label, il faudrait prioriser les produits bruts, peu transformés, issus de circuits courts quand cela est possible.
S : En tant que nutritionniste, quels conseils donneriez-vous aux Africains pour qu’ils aient de bonnes habitudes alimentaires ?
A.A : Le premier conseil, c’est de regarder les aliments bruts qu’il y a autour de soi, la nature nous a tout donné. Avec l’urbanisation, on n’a plus le temps de cuisiner, pourtant il le faut, car la cuisine ne nourrit pas que le corps, c’est aussi spirituel, surtout dans le contexte africain. Lorsqu’on cuisine, on nourrit à la fois notre corps et notre âme. La première chose c’est regarder autour de soi, dans notre environnement proche, quels sont les aliments bruts que je peux déjà préparer et faire l’effort de cuisiner.
Le second conseil, c’est d’éveiller leur conscience sur les produits qu’ils achètent en supermarché. Il faut que les gens lisent les étiquettes ! Si le premier ingrédient sur l’étiquette n’est pas celui dans le produit, n’achetez pas, car c’est une publicité mensongère ! Et s’il y a trop d’ingrédients à l’intérieur que vous ne pouvez pas mettre dans votre cuisine, comme par exemple, l’amidon transformé, les épaississants, etc., c’est que ce sont des produits ultra transformés, donc à éviter fortement !
En résumé, il faut aller vers des aliments bruts, cuisiner beaucoup et réduire drastiquement la consommation d’aliments ultra transformés qui polluent souvent dans nos environnements proches, dans les supermarchés, etc. Aussi, faire beaucoup de sport, car l’un ne va pas sans l’autre. Nous devenons de plus en plus sédentaires ! Il faut bouger, ne pas voir la marche comme l’activité du pauvre ! Même quand on est assis dans les bureaux, 30 minutes après, il faut se lever, s’étirer, faire des petits mouvements, c’est important ! Et le dernier conseil, c’est d’être fier de nos aliments, car nous avons tout !
S : En termes de quantité d’aliments à consommer, quels conseils à ce niveau ?
A.A : Les conseils qui sont donnés par les nutritionnistes sont généraux, car nous n’avons pas tous les mêmes besoins nutritionnels. Vous, M. le journaliste, vous êtes un homme qui fait peut-être 2 mètres, moi 1m60 et je suis une femme. Nous n’avons donc pas les mêmes besoins et il faut adapter les conseils nutritionnels. Mais de façon générale, ce qui est recommandé, pour les catégories alimentaires, c’est au moins un à deux féculents dans la journée : ça peut être du manioc, du mil, du fonio, préparer de façon différente. Par exemple le matin, je peux me faire de la bouillie de fonio, avec du lait et je mets un peu d’arachide ; et vous mangez peut-être une pomme après, à côté vous buvez de l’eau, c’est déjà équilibré !

A midi, vous faites une poêlée de légumes bruts (légumes feuilles, tomates, oignons, carottes, un peu de poivre, d’ail, etc.), avec un féculent (manioc bouilli ou du riz) et du haricot par exemple. Et si un jour, vous ne voulez pas consommer de la viande, mais vous voulez obtenir un plat qui peut vous proposer la même qualité nutritionnelle qu’une viande, mettez-y du haricot (cornille, blanc, pois bambara, etc.), avec un féculent et aussi des légumes. Certains peuvent penser que ne pas consommer de la viande est synonyme de pauvreté, alors que pas du tout ! Il faut plutôt apprendre à réduire sa consommation de la viande.
S : Et qu’est-ce qu’on mange le soir ?
A.A : Le soir, vous pouvez aussi manger un peu de tout mais de préférence tôt dans la soirée. Par exemple, du riz, une sauce arachide ou tomate par exemple et des légumes à côté (épinards, feuille de corète potagère, etc.) avec du poisson. Vous voyez qu’il est important de cuisiner. Mon conseil est de prendre son alimentation comme un jeu. Par exemple, sur une journée, vous pouvez cuisiner à partir de différents féculents ou d’un seul féculent et le combiner avec des aliments variés. Plus le plat est coloré et plus il est susceptible d’être équilibré.
S : Durant trois jours, l’AFSA a réuni plusieurs acteurs africains sur la question des systèmes alimentaires africains. Comment appréciez-vous une telle initiative ?
A.A : C’est une rencontre à saluer ! Elle est nécessaire, car on ne peut être isolé pour faire son travail et avoir de l’impact ! Nous avons à la fois besoin des nutritionnistes, des politiques, des producteurs, des chefs cuisiniers, des médias, etc. On a par exemple besoin de comprendre pourquoi le producteur n’arrive pas à produire assez pour répondre à la demande. Cette rencontre constitue donc un écosystème d’échanges qui est nécessaire, qu’il faut encourager. J’espère qu’il y aura d’autres éditions auxquelles on pourra participer et continuer d’apporter nos voix.
S : Selon vous, quelle suite faut-il donner à cette rencontre ?
A.A : Pour la suite, j’espère que des projets concrets auxquels nous pourrons participer naîtront de cette rencontre. Il faudrait aussi que la rencontre devienne itinérante. Ici, à Addis Abeba, nous sommes dans un pays anglophone, j’espère que prochainement, l’AFSA proposera cet évènement en milieu francophone (Bénin, Sénégal, Togo, etc.).
Interview réalisée par
Mahamadi SEBOGO
Windmad76@gmail.com
(Addis-Abeba, Ethiopie)