Emigration : Itinéraires croisés de deux aventuriers

Karim Bara et Alidou Bancé sont tous deux originaires de la commune rurale de Béguédo, dans la région du Centre-Est. Le premier est un sexagénaire, le second est âgé de 45 ans. A l’instar de nombreux ressortissants de la commune, ils ont répondu aux sirènes de l’aventure dès leur tendre jeunesse. Tous deux ont eu des fortunes diverses sur les chemins de la quête du bien-être.

Les histoires de Karim Bara et de Alidou Bancé pourraient trouver écho dans cette pensée de Môrad Zguiouar : « Mieux vaut une aventure qui casse qu’une routine qui trépasse ». Tenaillés dès leur tendre jeunesse par le désir d’aller faire fortune ailleurs que dans leur Béguédo natal dans la région du Centre-Est, ils se jettent sur les routes de l’aventure. Après des itinéraires parsemés d’embuches, ils sont rentrés au bercail où ils essaient de faire vivre leurs activités respectives avec une pointe de satisfaction. La démarche alerte de Karim Bara trahit ses 61 ans. La carrure imposante, les cheveux sanglés dans un bonnet blanc, l’homme accroche au premier contact par son rire joyeux et sa loquacité. Tous les jours, après la prière matinale, il rejoint sa quincaillerie située non loin de la mairie de Béguédo. Marié et père de cinq enfants, Karim Bara quitte son village pour la première fois en 1979, pour la Côte d’Ivoire.

Grâce à ses économies, le sexagénaire a pu construire ce magasin dont il occupe un compartiment pour sa quincaillerie.

Il va séjourner à Abidjan, la capitale économique pendant neuf ans. Durant cette période Karim Bara a été, entre autres, jardinier dans une entreprise gouvernementale, vigile et commerçant. « J’ai été vigile chez un haut dignitaire et proche du président Félix Houphouët pendant deux ans », raconte-t-il. Après cette activité, Karim Bara se lance dans le commerce de chaussures et de pagnes entre la Côte d’Ivoire et le Ghana. Mais il écourte ses va-et-vient entre les deux pays au bout de quelques mois. Les taxes douanières étaient si élevées, se souvient-il, au point que son fonds de commerce se volatilisait. Il se résout à poursuivre la vente de vêtements à Abidjan. Pendant ce temps, Karim Bara entretient des relations solides avec des proches qui ont émigré en Italie. Dans leurs confidences régulières, ces derniers le conseillent de les rejoindre. Sans hésiter, il se fait établir son passeport et s’envole pour l’Italie en 1988. De Naples à Milan La ville de Naples située dans le Sud de l’Italie est sa première destination.

Là, il commence à travailler dans les champs de tomates et d’aubergines, avant d’être employé dans une famille italienne. Deux ans après son arrivée, en 1990, il obtient le titre de séjour. Le couple chez qui il fait des travaux de ménage le traite avec bienveillance et veille à ce qu’il trouve un métier qui pourrait mieux lui rapporter. Il lui suggère de tenter sa chance dans le Nord de l’Italie, une région industrielle. Sans l’ombre d’une hésitation, il accueille la proposition du couple qui le met en contact avec un ami qui réside à Milan. Ce dernier l’aide à obtenir un emploi, dans une usine dans la ville de Bergamo. « J’ai bien fait d’avoir suivi les conseils de la famille pour laquelle je travaillais. Je suis resté dans cette usine jusqu’à mon retour au pays.

Grâce à ce boulot stable, j’ai pu réaliser mes rêves », confie Karim Bara, dans une envolée lyrique. En 2006, lors d’un accident de moto, M. Bara se blesse gravement au genou. Il est contraint de garder le lit pendant un bon bout de temps avant de retrouver l’usine. En 2014, le mal de genou revient et lui fait beaucoup souffrir. Il subit une intervention le 31 octobre 2014. « Du coup, j’ai passé plus de temps qu’il ne fallait à la maison avant de reprendre le boulot. J’ai été remercié », se désole le sexagénaire. En 2015, il décide de rentrer définitivement au Burkina Faso sans la famille. Durant son séjour en Italie, Karim Bara investit dans l’immobilier au pays. Il acquiert un terrain dans un quartier huppé de Ouagadougou qu’il met en valeur.

A son retour, il vend la cour et rachète deux autres cours dans la capitale. Il utilise le reste de l’argent pour construire sa villa et un grand magasin de commerce dans son Béguédo natal. « C’est un compartiment de ce magasin que j’occupe pour la quincaillerie. Il y a un peu plus d’un an que je l’ai ouverte. Je me débrouille un peu », explique-t-il, l’air confiant. Karim Bara se dit fier de son parcours qui lui permet de vivre dignement. L’Italie, souligne-t-il, est sa seconde patrie, pour ce qu’elle lui a apporté. « Je garde de solides liens avec ce pays. Deux de mes enfants sont toujours en Italie. L’un poursuit ses études à l’université et le second travaille dans une compagnie d’électricité. Mon épouse qui y était encore vient de rentrer il y a quelques jours », détaille Karim Bara, reconnaissant. Infatigable globetrotteur De son côté, Alidou Bancé gagne aisément sa vie dans la restauration après un périple qui l’a mené dans plusieurs pays.

Son parcours est celui d’un infatigable globetrotter. La Côte d’Ivoire, le Ghana, le Sahara occidental, le Sénégal, la Mauritanie, l’Algérie et la Libye sont les pays où il a mis les pieds. Il subit la cupidité et le cynisme des passeurs. Lassé des déconvenues sur les routes de l’aventure, il est aujourd’hui conscient que « pierre qui roule n’amasse pas forcément mousse ». A l’opposé de son aîné Karim Bara, Alidou Bancé aura tout tenté pour faire fortune à l’étranger mais rien n’y fit. Assis devant sa charcuterie, le regard posé, il tête avec un certain plaisir une cigarette.

Dans son restaurant et sa charcuterie, M. Bancé emploie huit personnes.

Dans le brouillard des volutes de fumée, il appréhende avec lucidité le chemin parcouru au risque de sa vie. Né en 1977, marié et père de quatre enfants, Alidou quitte Béguédo pour Ouagadougou en 1995. Il y fait l’école coranique. Un jour de l’année 1995, en jouant au ballon avec ses camarades, il se fracture la jambe. Il est ramené au village chez un rebouteur. Guéri de la jambe, il prend la direction de Bobo-Dioulasso, la deuxième ville burkinabè. Dans la capitale économique du pays, il exerce de petits boulots avant de prendre le chemin de la Côte d’Ivoire. Comme l’aîné Karim Bara, il obtient un emploi de jardiner à Abidjan. Après six ans, il retourne à Béguédo en 2002. Durant son séjour au village, il aide son frère dans la gestion de sa boutique. Entre temps, il flaire une opportunité d’émigration en Espagne via le Ghana. C’était en 2003. « Du Ghana, nous sommes partis pour l’Algérie en passant par El Ayoun au Sahara occidental. En Algérie, nous avons passé 45 jours au bord de la mer, le temps de monter notre équipage afin d’embarquer pour l’Espagne. Un jour, un de nos compagnons de route a été repéré par un hélicoptère de surveillance des côtes alors qu’il se baladait sur la plage », relate Alidou Bancé, avec une émotion contenue. Le lendemain, ils sont encerclés par des forces de l’ordre qui les arrêtent. M. Bancé fait partie des malchanceux. Quelques temps après leur arrestation, il est rapatrié dans son pays. Sauvé par les conseils de sa mère Déboussolé et inconsolable, il se décide à regagner son village. Dans l’amertume du rêve brisé d’aller en Espagne, Alidou Bancé fait l’option de vendre l’oignon entre le Burkina et la Côte d’Ivoire. « J’ai quitté le Burkina avec une centaine de sacs d’oignons. Malheureusement, il y a eu mévente à Abidjan, une partie de mon oignon était pourri. Je suis rentré de la Côte d’Ivoire, très découragé », se remémore-t-il avec dépit. Toutefois, le goût prononcé pour l’aventure reste chevillé à son corps. La même année, il s’envole pour la Libye en passant par l’Algérie de nouveau. Cette fois-ci, il arrive à travailler comme manœuvre dans le bâtiment quelques mois en Algérie avant de se rendre à Tripoli, la capitale libyenne. Mais Alidou ne s’y sent pas. Il retourne travailler dans le bâtiment en Algérie pour faire des économies et rentrer au pays. L’argent, nécessaire pour la construction de sa maison, réuni, il le transfère à son épouse. En 2015, il se résout à rentrer à Béguédo avec la ferme intention de scruter d’autres horizons. En 2016, Alidou Bancé fait part à sa mère de son désir de voyager. Celle-ci, pour avoir assez vu son fils parcourir le monde, l’en dissuade en ces termes : « Pourquoi ne te décides-tu pas à rester chez toi pour chercher l’argent ? Tu n’es pas assez fatigué de ces va-et-vient incessants ? ».

Aux interrogations de sa mère, Alidou Bancé prend conscience du temps perdu à courir après une fortune ailleurs et qui ne vient pas. Touché et confus à la fois, il puise 75 mille F CFA dans les 100 mille F CFA qu’il avait réservés pour son prochain voyage. « Avec cette somme, j’ai loué un kiosque au bord de la route et j’ai commencé à vendre du café. Heureusement, l’activité a pris de l’envol, j’ai agrandi mon coin, je fais de la restauration. Juste en face du restaurant, j’ai ouvert une petite charcuterie aussi », relate le globetrotter. Grâce à cette activité, il arrive à subvenir convenablement aux besoins de sa famille. En plus de son épouse qui travaille à ses côtés, Alidou Bancé emploie huit autres personnes. « Je dois une infinie reconnaissance à ma mère. Grâce à ses conseils, je me suis remis en cause et je suis redescendu de mon nuage », déclare le restaurateur. Des leçons de vie Installés dans leur Béguédo natal avec la ferme conviction de faire prospérer leurs activités, Karim Bara et Alidou Bancé appréhendent posément les péripéties de leurs périples et dégagent des leçons de vie. Si le sexagénaire a rencontré son étoile grâce à l’aventure et a pu réaliser ses rêves, pour Alidou Bancé elle n’est pas forcément le seul chemin de la réussite. En termes d’enseignements appris de ses nombreuses odyssées, M. Bancé pense qu’il faut dans tous les cas faire preuve de créativité, que l’on décide d’aller ailleurs ou de rester chez soi pour faire fortune. Quand on exerce son intelligence, argue-t-il, on peut toujours trouver de quoi donner un sens à sa vie. « J’ai parcouru les chemins de l’aventure avec la rage de réussir, mais il a suffi que je prenne en compte la remarque de ma mère pour me réinventer un destin au village. Lorsque l’on décide de réussir dans une activité, il faut mettre du cœur, de la conviction et le reste va suivre. Il faut être persévérant et resté concentré », conseille l’homme qui ne jurait que d’un ailleurs pour réussir. Son activité qui prospère lui inspire d’autres projets qu’il préfère garder secrets. Son aîné qui a réussi sa vie en Italie précise que le fait d’avoir découvert d’autres horizons a conforté sa foi en la vertu du travail. Il est catégorique que si certaines nations sont plus développées que d’autres, c’est parce qu’elles ont privilégié le travail et la rigueur. La véritable richesse, dit-il, c’est l’homme qui la produit en exerçant son intelligence. « Si nous travaillons avec sérieux comme les autres, nous pouvons développer le Burkina et l’Afrique. Je suis désolé de le dire, beaucoup croient encore au miracle pour s’en sortir. L’aventure ne m’a appris que le prix du travail. J’ai plus de 60 ans, mais je continue de lutter comme un jeune qui en a 30 », fait remarquer Karim Bara, avec force conviction.

Karim BADOLO

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