Offrande Lyrique/Le pouvoir : sacral ou contractuel ?

Comment différencier la part du pouvoir issue du contrat, donc du vote démocratique par exemple, et celle issue de la tradition, du poids des superstitions, et non de la qualité des individus l’exerçant ? Peut-on vraiment dissocier les formes de pouvoir ? Quel rapport existe-t-il entre les deux sources de pouvoir, à savoir le sacré et le contrat ? Et, à terme, comment le pouvoir finit nécessairement par être remis en cause tout en étant présent partout ? Voilà les questions auxquelles notre offrande de ce jeudi tentera d’apporter des ébauches de réponses.

Si vous daignez nous lire patiemment, notre zèle s’efforcera de corriger notre insuffisance. L’étymologiquement le verbe « pouvoir », dérive du latin « être maître de » (posse). Cette indication montre que le pouvoir renvoie au contrôle de quelqu’un ou quelque chose, or, dans le monde primaire, ou animal, ce contrôle s’obtient en général par la force ou par la peur. Spinoza, dans son Traité théologico-politique (1670), est l’un des fervents critiques de la superstition, c’est-à-dire craindre et voir des signes divins partout à cause de peurs ancestrales. Si les superstitions et religions sont presque aussi vieilles que les sociétés humaines en elles-mêmes, elles tendent cependant à décliner. Le pouvoir sacral/divin, extérieur, qui leur est rattaché a en effet été peu à peu mis de côté pour créer un pouvoir humain, éloigné des dieux.

LES FONDEMENTS SACRES DU POUVOIR TRADITIONNEL

Le pouvoir « humain » est celui exercé par des individus mortels et non pas divins. Or, ces individus peuvent exercer un pouvoir divin délégué (comme les monarques de droit divin) ou, à tout le moins, un pouvoir sacral, c’est-à-dire de dimension sacrée. Le pouvoir sacral renvoie dès lors à la notion de légitimité charismatique, à savoir que le pouvoir revient, selon Max Weber, aux individus ayant des qualités relationnelles et du charisme particulièrement exacerbés (Économie et société, 1922). Cette dimension est profondément rattachée à la personne ; c’est un don social conféré par la nature et inhérent à l’individu, comme la confiance en soi, la capacité d’écoute, la force de proposition…

La notion de « chef » semble ainsi avoir traversé les âges. Le pouvoir tribal revient ainsi souvent à une personne « forte », que ce soit en termes de la loi du plus fort – un individu puissant physiquement indique son succès à se procurer des ressources – ou moralement, c’est-à-dire digne de confiance, capable de prendre le lead, de se faire écouter et respecter. Ce don peut être également rattaché au dieu, si l’on reprend la forte relation entre la religion et le pouvoir des monarques de droit divin jusqu’au XIXème siècle en Europe : on parle ainsi de « l’Alliance du trône et de l’autel » entre les familles régnantes et l’Église catholique romaine.

Ce couple divin/humain, dont la première occurrence date de l’Empire byzantin, permettait d’asseoir véritablement l’emprise du délégataire humain du pouvoir. Ainsi, selon Platon, dominer, c’est installer le maître au-dedans des sujets (La République, Livre IX, -Ier s.) ; le maître habite en notre cœur, en nous-mêmes, un effet encouragé de par la déconnexion entre les sujets et le maître, qui semble sacré (comme le montrent tous les atours luxueux rattachés aux rois français, comme Louis XIV).

Dans la figure du dictateur, on peut ainsi reconnaître certains attributs qui pourraient faire de lui une icône religieuse : le culte de la personne, la toute-puissance de ses pouvoirs et la démesure de ses manifestations, un surnom et un signe distinctifs que lui attribuent ses fidèles, des caractéristiques que l’on retrouve chez Hitler, Staline, etc. Ainsi, le pouvoir charismatique crée une aura de pouvoir sacral autour de certains individus. Des théoriciens comme Machiavel (dans Le Prince, 1532) indiquent en effet que la domination nourrit le pouvoir : l’amour du maître est à la base de sa puissance et du respect de son pouvoir par les individus.

Le prince doit se faire obéir sans faille, et, pour cela, baser son pouvoir sur la peur et la domination. Pour Machiavel, la fin justifie les moyens : tous les moyens sont bons pour doter le Prince du pouvoir d’être craint et respecté par ses sujets. Il s’agit alors d’instiller la peur pour renforcer la toute-puissance du monarque. Ce type de pouvoir, basé sur l’individu, montre cependant ses limites comme l’illustre l’avènement des sociétés républicaines et démocratiques dès la civilisation grecque, de moins en moins basées sur les qualités personnelles que le programme des politiques.

L’AVENEMENT DU POUVOIR CONTRACTUEL

La naissance des sociétés républicaines, puis démocratiques, issues des philosophes grecs et pérennisées au XVIIIème siècle en Europe, montre un changement d’attribution du pouvoir. Le pouvoir politique se sépare peu à peu du divin. L’avènement de la république, puis de la démocratie, place le pouvoir, du moins en apparence, dans les mains du peuple, alors même que celui-ci est souvent issu des élites (comme chez les Romains et la différence entre les patriciens et plébéiens).

Le pouvoir semble partagé entre le dirigeant et les chambres. On passe à un pouvoir davantage contractualisé, c’est-à-dire issu d’un contrat, d’un accord entre plusieurs parties, pour une durée et des objectifs clairement définis. Au niveau politique, cela peut s’assimiler au vote : on élit un individu pour un poste, un mandat et des buts annoncés d’avance – du moins dans une démocratie. Le pouvoir de chacun est alors délégué à une personne au travers du choix majoritaire. Rousseau, dans Du Contrat social (1762), théorise que les sociétés ne tiennent que par un contrat social tacite passé entre toutes les parties d’une société. Hobbes, dans Le Léviathan (1651), rejoint cette analyse en soulignant que ce contrat ne fonctionne qu’en échange d’une garantie de sécurité de la part du dirigeant.

Ce contrat permet de passer de la Force (qui ne crée que la Force) au Pouvoir, qui exige autorité, obligation, commandement et obéissance. Cela passe ainsi par le Droit, qui, au niveau juridique, donne au chef élu le pouvoir de faire, et le pouvoir sur les cocontractants, qui lui délèguent alors leur pouvoir individuel ; c’est la légitimité légale (Weber). On rejoint ici l’analyse de l’État en tant que monopole de la violence légitime de Weber (Le Savant et le Politique, 1919), qui conçoit l’État comme réceptacle du pouvoir individuel de chaque membre, et détenteur du droit d’agir et de réprimer.

Ce type de pouvoir est très institutionnalisé, formalisé, réglementé. Cependant, la présence d’un pouvoir contractuel ne saurait éclipser le maintien d’autres pouvoirs, y compris le pouvoir sacral. Au sein-même de l’organisation étatique, le pouvoir contractuel peut sembler être une façade. L’analyse doit aller plus loin : en effet, un pouvoir contractuel permet d’élire des Présidents, des députés, etc., mais parmi quelle offre de candidats ? Marx pointe au XIXème siècle la surreprésentation des classes bourgeoises parmi les hommes politiques, un biais que l’on peut faire remonter aux théocraties grecques et romaines.

Pour Marx, ce biais dans la direction du pays augmente ses privilèges de classe vis-à-vis des prolétaires, de façon diffuse, à travers la loi. Ce sont en effet ces individus qui détiennent le plus de capital économique, social, symbolique et culturel. Le pouvoir ici s’oppose entre les élus, fruit d’un pouvoir contractuel, et les personnes, proches d’elles, qui les influencent (amis, collègues, lobbyistes), n’ayant pas été sanctionnées par un vote populaire, et donc qui ne font normalement pas partie du contrat. Le pouvoir contractuel est donc à la base de l’État et de la société, mais il est faux de penser que c’est le seul, y compris dans une société démocratique.

Les formes de pouvoir semblent donc extrêmement complexes à mettre dans des cases. Malgré la célèbre typologie de Max Weber, les systèmes de pouvoir actuels, que ce soit le pouvoir personnel, hiérarchique, politique… sont souvent le fruit d’une hybridation des pouvoirs. Il faut souligner cependant le passage d’une société basée sur le pouvoir sacral, la crainte, la domination, fondée autour de la religion et des figures charismatiques des premiers chefs, à un monde où le pouvoir est souvent régi par des contrats. Pourtant, la dimension sacrale n’a pas disparu, et se manifeste à travers le respect dû au titre, aux majuscules, aux cérémoniaux, aux institutions historiques…

Cette part semble sans doute essentielle au maintien d’un pouvoir fort (on ose par exemple plus manifester contre un Président élu que contre un monarque tirant sa légitimité du divin). Les théoriciens politiques, depuis les Grecs, en passant par Machiavel, Hobbes et Rousseau, se sont ainsi souvent penchés sur les formes d’exercice du pouvoir par l’État ; or, ce pouvoir ne se limite pas aux seules lois écrites, mais s’étend dans les normes implicites ou encore le biopouvoir. Le pouvoir, hybridé, est ainsi présent partout, dans chaque institution, chaque entreprise, chaque territoire, mais aussi chaque individu.

Mamadou Banakourou Traoré

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